Pour clore en beauté notre exploration des musées en Outre-mer, Outremers360 vous emmène en Guyane, à Mana, pousser les portes du CARMA. Géré par l’association Chercheurs d’art, le CARMA, centre d’art et de recherche de Mana, met en lumière l’esthétique unique et les talents remarquables des artistes Noirs Marrons de Mana, Awala-Yalimapo et Saint-Laurent-du-Maroni.
Patrick Lacaisse, fondateur des initiatives Chercheurs d'art et CARMA, et plasticien de renom, reconnu pour son engagement artistique et son influence dans le monde de l'art contemporain, a accepté de nous guider sur les traces des artistes de l’Ouest guyanais.
Le CARMA, catalyseur de la promotion et de la valorisation des arts des Marrons
Inauguré en 2014, le CARMA, récemment labellisé centre d'art contemporain d'intérêt national, est un véritable pilier culturel de l’Ouest guyanais. Le centre s'attache particulièrement à la préservation et à la mise en lumière des traditions artistiques des communautés locales, notamment celles des Noirs Marrons et des réfugiés surinamais. Il offre un espace de création et d'exposition pour les artistes, tout en favorisant les échanges culturels et les collaborations entre les créateurs locaux et internationaux.
Patrick Lacaisse, son fondateur, a su y créer des espaces dédiés à la recherche, à l'innovation et à la diffusion artistique, renforçant ainsi le rayonnement de l'art guyanais sur la scène contemporaine : « Originaire de l'hexagone, je suis arrivé à Mana, en Guyane, en 1987. Je me suis profondément intéressé aux cultures de l'ouest guyanais, ce qui a enrichi ma production artistique. »
Son parcours est marqué par une profonde exploration des formes et des matériaux, avec une approche qui fusionne la rigueur technique et la créativité. Passionné par l'idée de l'art comme vecteur de lien social et de développement personnel, il fonde en 1994 l’association Chercheurs d'art qui encourage les artistes à expérimenter et à collaborer, favorisant ainsi l'émergence de nouvelles pratiques artistiques : « Nous sommes persuadés de l’importance de mêler et entremêler les arts dits « traditionnels » et l’art contemporain, afin d’ouvrir des voies de création qui dépassent les classifications classiques – arts premiers, ethniques, décoratifs, contemporain...»
Par ces initiatives, Patrick Lacaisse contribue non seulement à l'évolution des pratiques artistiques contemporaines, mais aussi à la valorisation de l'art comme outil de transformation sociale.
Une plateforme d’expression et de collaborations artistiques
Depuis sa création, Chercheurs d'art s'impose comme un acteur majeur et un observateur privilégié des dynamiques culturelles et sociales en Guyane. L'association évalue les cultures locales avec un regard critique, au-delà de l'exotisme initial, et reconnaît la complexité et les défis de ces cultures.
L'association accompagne les artistes et les chercheurs qui, malgré leur engagement profond, peuvent être vulnérables face aux réalités guyanaises. La grande majorité des artistes est issue de la société rurale. Ils sont artistes et artisans dit de « bord de route » et créateurs issus des communautés villageoises. « Nous sommes immergés dans la vitalité rurale locale, ce qui nous distingue des galeristes en milieu urbain. Notre approche nous permet de collaborer étroitement avec les artistes contemporains de Guyane, enrichissant ainsi la scène artistique locale et mettant en lumière leur talent unique », nous explique Patrick Lacaisse.
Outre les expositions, le CARMA organise régulièrement des ateliers, des conférences et des séminaires, visant à sensibiliser le public aux richesses culturelles de la Guyane où se confrontent la culture de l’oralité et une société de l’écrit. L'institution joue également un rôle actif dans la recherche universitaire, en soutenant des projets de thèse et des études sur l'art et l'esthétique de la région.
Artistes en résidence : une expérience immersive unique
Dans la continuité de 30 ans de développement culturel du territoire, le CARMA favorise les rencontres entre artistes et publics à travers un programme de résidence d’artistes. Les résidences, sélectionnées via un comité et des appels d'offres, accueillent 3 à 4 artistes par an pour une durée de 3 semaines à 3 mois : « On demande aux résidents une immersion complète et ce n’est pas simple ! Il faut bien se préparer ». Les travaux des artistes incluent des projets de recherche, de création, et de cocréations, en collaboration avec des créateurs locaux. Depuis sa création, le CARMA a accueilli près de 30 artistes en résidence en provenance d’Europe, du Liban, des Antilles... Le monde entier est accueilli à Mana. Tous vivent des expériences différentes. Certains créateurs vernaculaires ont rejoint par ce biais le marché de l’art contemporain.
Le projet du CARMA, mené par l'association Chercheurs d'art, s'oppose à l'idée que l'art contemporain doit émerger de la disparition des créations vernaculaires et de la construction de discours mémoriels mystifiés ou folklorisés. En accueillant des artistes en résidence, l’objectif du CARMA est double : répondre aux demandes des artisans-créateurs locaux et orienter les créations vers des formes contemporaines pour enrichir les expositions. A ce jour, le CARMA abrite une collection de 2 000 pièces dont 80% proviennent de collections privées et 20% d’acquisitions.
Chaque cycle de résidence est l’occasion d’initier des rencontres artistiques et culturelles autour de thématiques propres à l’Ouest guyanais. C’est ainsi que le Carma a organisé en 2019, l’exposition Entre 2 Mondes, portée par les travaux de Gérard Collomb, anthropologue et Martijn Van Den Bel, archéologue et qui explore les interactions entre les Amérindiens et les Européens avant la période coloniale. L’exposition présentait des œuvres collaboratives réalisées par des artistes qui ont travaillé en tandem avec des créateurs locaux de La Route de l'Art. Le projet a abouti à des créations partagées, intégrant diverses disciplines artistiques telles que la couture, la forge, la peinture et la sculpture sur bois.
Avec l’aimable autorisation de Patrick Lacaisse, vous pouvez retrouver ci-dessous le livret de visite qui accompagnait l'exposition et offrait aux visiteurs les clefs de compréhension des œuvres et des thèmes abordés.
En février 2022, le CARMA a inauguré l’exposition Autels Garnis, sous la direction de Marie-Blanche Pote, conservatrice des monuments en région Auvergne-Rhône-Alpes (Lyon). Le projet invitait 15 artistes à créer en collaboration avec les créateurs de La Route de l’Art, une œuvre sur le thème de l’autel. Lors de la manifestation d’ouverture, Love Autel, les couples étaient invités à performer avec des sculpteurs qui avaient préparé des peignes d’amour, petits objets délicatement ornés sur lesquels les couples gravaient des messages amoureux. Le cycle de résidences, qui s'est achevé en novembre 2023, a permis de produire 27 œuvres. L’exposition Autel Garnis fermera ses portes en août 2024.
La Route de l’Art, road trip au cœur de la création guyanaise
Depuis 2008, Chercheurs d’art collabore avec la Communauté de communes de l’Ouest guyanais, CCOG et l’Office nationale des Forêts, ONF, pour créer La Route de l’Art, un parcours valorisant la création locale en Guyane, d’Awala-Yalimapo à Saint-Laurent du Maroni. Ce parcours relie des ateliers de créateurs dans trois communes, à travers 150 points mettant en relation l’art guyanais et international, passé et présent, couvrant diverses disciplines artistiques.
Incluant le CARMA comme une étape clé, La Route de l’Art est devenue essentielle pour découvrir la richesse créative de l’Ouest Guyanais. Ce parcours n'est pas seulement une visite, mais un outil structurant pour l’écosystème touristique. Le CARMA agit comme catalyseur, clarifiant le circuit, complétant les activités du centre d’art, et optimisant les interactions entre artistes, designers, architectes et créateurs.
La catalogue La Route de l’Art publié en 2010, en partenariat avec le Comité du Tourisme Guyanais recense les artistes « de bord de route » dans les trois communes de l'Ouest de la Guyane. Ce catalogue met en lumière le travail de 60 artistes et présente entre 400 et 500 œuvres d'art : « À travers le guide de La Route de l’art, illustré par les photos de David Damoison, nous avons identifié 60 sites de production et de démonstration d’artisanat d’art. Ces artisans, que nous réhabilitons en valorisant leur créativité et leurs origines, perpétuent une tradition qui remonte aux cabinets de curiosités du XVIIe siècle, lorsque les Amérindiens produisaient des services à café pour les colons. Il y a 40 ans, seulement trois ou quatre femmes créaient ces objets. Aujourd'hui, de nombreux ateliers se développent et l'intérêt pour ces traditions renaît. Le textile, en particulier, connaît un regain d'intérêt avec des techniques de broderie qui mettent en avant le retour aux arts traditionnels et aux savoir-faire ancestraux » nous explique Patrick Lacaisse.
Marrons, un art de la fugue
En 1998, Chercheurs d'art organise l'exposition Marrons, un art de la fugue au château d'If à Marseille, en partenariat avec le Comité national pour l'histoire et la mémoire de l'esclavage et avec le soutien de la Caisse nationale des monuments et des sites. L'exposition met alors en lumière l'art des Noirs Marrons de Guyane et du Suriname, présentant des œuvres peintes et sculptées de Feno Montoe, ainsi que des objets tels que des peignes, cuillères, plats, pagaies et tissus brodés.
A travers des œuvres artistiques, des gravures anciennes, des témoignages, des chants, des musiques traditionnelles, les visiteurs étaient amenés à découvrir l'histoire des Noirs Marrons durant les périodes de déportation, de colonisation, de fuite, de guerres et de traités. Les graffitis des prisonniers incarcérés à If en 1848 et les textes d'Alexandre Dumas ont permis d’enrichir cette rétrospective historique et culturelle : « L’exposition présentait plus de 150 objets d'art et textiles, ainsi que deux canons réalisés par des sculpteurs. Une pirogue de 7 mètres de long a été creusée et mise à l'eau en juin 1998, à l’occasion de la sortie du film « Une pirogue au château d’If. Une autre pirogue est exposée au Mucem » nous relate Patrick Lacaisse.
En 1919, Walter Gropius, rédigeait le manifeste du Bauhaus et appelait artistes et artisans à s’unir et à collaborer : « Il n’existe aucune différence, quant à l’essence, entre l’artiste et l’artisan. L’artiste n’est qu’un artisan inspiré. C’est la grâce du ciel qui fait, dans de rares instants de lumière et par sa volonté, que l’œuvre produite de ses mains devient art, tandis que la base du savoir-faire est indispensable à tout artiste. C’est la source de l’inspiration créatrice. »
Cette même sollicitude affirmée envers les artistes de « bord de route » se retrouve chez Patrick Lacaisse dont l’engagement pour une reconsidération des savoir-faire artistiques interrogent les concepts esthétiques qui président aux pratiques des uns et des autres et nous incitent à dépasser notre vision purement objective et à porter un autre regard sur l’art des Marrons.
Les Marrons, un peuple d’artistes complets
Si Malraux considérait Haïti comme « un peule de peintres », Richard et Sally Price les Marrons sont des artistes complets pour leur capacité à développer et à maintenir une variété d'expressions artistiques sophistiquées, tout en adaptant ces expressions aux défis et aux possibilités de leur environnement socioculturel.
Dans leur ouvrage, L'Art des Marrons, publié en 1999, Richard et Sally Price présentent une avancée significative dans l'anthropologie en dévoilant les dimensions souvent négligées et les innovations constantes des arts visuels des communautés marron en Guyane. Après quarante années de recherche approfondie, les époux Price démontent les interprétations simplistes et essentialistes des œuvres, mettant en lumière la créativité dynamique et l'adaptabilité culturelle des artistes. Ils montrent comment les arts marrons intègrent des influences multiples tout en affirmant une identité individuelle et collective, traversant les générations et les régions. Chaque forme d'art marron a une signification profonde dans la société. Par exemple, la couture est considérée comme une expression de la féminité et de la compétence technique, tandis que la sculpture sur bois peut véhiculer des messages symboliques complexes sur l'histoire et l'identité.
Ce livre d’histoire et d’anthropologie, célèbre ainsi une richesse artistique souvent méconnue, avec une documentation abondante et des analyses qui recontextualisent ces expressions dans l'histoire afro-américaine et contemporaine.
Plus d’infos sur :
Le CARMA et Chercheurs d’art : https://chercheursdart-carma.fr/
La Route de l’Art, Artistes de l’Ouest Guyanais, Edition ONF, 2014 : https://www.onf.fr/onf/+/273::la-route-de-lart.html