SÉRIE. Jour 8 : Les femmes, résistantes à l’esclavage

Statue de la mulâtresse Solitude, icône de la résistance des femmes à l'esclavage, aux Abymes (Guadeloupe)

SÉRIE. Jour 8 : Les femmes, résistantes à l’esclavage

Toussaint Louverture, Louis Delgrès, Victor Schoelcher, Cyrille Bissette, Makandal : dans le panthéon du combat contre l’esclavage, ce sont les hommes qui sont le plus souvent cités. Comme si les sociétés esclavagistes ne comptaient pas de femmes. Comme si les femmes n’avaient pas compté dans la résistance à l’esclavage. En mettant à l’honneur la figure de la « mulâtresse Solitude », disparue il y a 220 ans cette année, et ressuscitée par la littérature il y a 50 ans grâce au roman du même titre d’André Schwarz-Bart, le Temps des Mémoires 2022 nous rappelle le rôle essentiel que les femmes ont joué dans le long chemin vers l’émancipation.

Solitude : figure historique, personnage littéraire, icône mémorielle

Il a bien existé une femme nommée Solitude, en 1802, dans la Guadeloupe en insurrection contre les troupes de Bonaparte venues rétablir l’esclavage. Son nom nous est parvenu grâce à Auguste Lacour, un magistrat local né dans une riche famille de colons blancs installés là depuis le 17ème siècle, à qui l’on doit une volumineuse Histoire de la Guadeloupe, publiée sous le 2nd Empire. Dans son 3ème volume, paru en 1858, il relate la lutte des insurgés menés par les officiers métis ou noirs Delgrès, Ignace et Palerme, et y relève la place des femmes. C’est à la page 311 de son livre qu’apparaît « la mulâtresse Solitude », que Lacour présente le « mauvais génie » des rebelles. Arrêtée alors qu’elle était enceinte, Lacour écrit qu’elle fut « condamnée à mort ; mais on dut surseoir à l’exécution de la sentence. Elle fut suppliciée le 29 novembre, après sa délivrance. »

Nous ne savons rien d’autre de cette femme, qui dut attendre pendant plusieurs mois dans une geôle la fin de sa grossesse, pour être mise à mort immédiatement après son accouchement. Un siècle après la parution du livre de Lacour, cette histoire de quelques lignes frappa l’écrivain Jacques Schwarz-Bart. Ce résistant, survivant de la Shoah, avait reçu le Prix Goncourt en 1959 pour sa fresque sur la persécution des Juifs Le dernier des Justes. Marié à la guadeloupéenne Simone Schwarz-Bart, elle aussi écrivaine, il conçut le projet de raconter par la littérature l’esclavage dans les Antilles, en partant du personnage de Solitude, imaginant ce qu’avait été sa vie avant les événements de 1802, et racontant le destin de ses descendants.

Le roman La mulâtresse Solitude parut sous le nom de Jacques Schwarz-Bart en 1972. Sous la plume de l’écrivain, Solitude naît en 1772, fille métisse de Bayangumay, une femme africaine victime de la traite et violée par le capitaine blanc du navire négrier où elle avait été jetée. Le roman raconte ensuite sa vie, dans une plantation esclavagiste puis dans le tumulte de la Révolution française en Guadeloupe. Ralliée à une communauté de « Nègres marrons » après l’abolition, elle participe avec eux au soulèvement en 1802, jusqu’à son exécution entre les murs du Fort de Ponte-à-Pitre (aujourd’hui le Fort Delgrès). 

En 1972, André Schwarz-Bart fut critiqué pour avoir raconté l’histoire d’une femme noire victime de l’esclavage. Des critiques qui le blessèrent profondément, au point qu’il ne signera plus aucun roman de son nom jusqu’à sa disparition en 2006. Depuis, sa femme Simone Schwarz-Bart a repris son projet littéraire, auquel elle a déjà donné deux nouveaux volumes en 2015 et 2017. 

Avec le temps, la figure de Solitude s’est néanmoins imposée dans les esprits : cette figure de mère, inflexible dans son refus de la servitude, martyre de la répression sanglante de Bonaparte en 1802, est devenue l’incarnation des « Fanm doubout » (« femmes debout », en créole) des Antilles. Aux Abymes en Guadeloupe, elle est honorée en 1999 par une statue qui la représente debout, fière, son ventre de femme enceinte en avant. Ce mois-ci, elle sera l’objet d’un timbre émis par la Poste, et la Ville de Paris inaugurera à l’occasion de la journée nationale du 10 mai une statue en son honneur dans le jardin du 17ème arrondissement qui porte son nom depuis 2019.

Femmes en résistance de part et d’autre des océans

Solitude n’est pas la seule figure féminine de la résistance à l’esclavage, et sa résurrection en icône mémorielle grâce à la littérature s’est faite parallèlement à un mouvement plus général de redécouverte du rôle des femmes dans les sociétés esclavagistes comme dans le mouvement abolitionniste dans l'Hexagone. 

Dans la société coloniale, les femmes étaient victimes de la même brutalité que les hommes à travers le travail forcé et la destruction des familles – les couples pouvaient être séparés, comme les parents de leurs enfants –, auxquels s’ajoutaient les très fréquentes violences sexuelles dont elles étaient particulièrement victimes. Mais dans ce monde d’injustice organisée, les femmes furent aux côtés des hommes pour résister, et parfois même à leur tête. Il existe ainsi de nombreux exemples de communautés de marrons dirigées par des femmes, comme Nanny, cheffe maronne de Jamaïque, au début du 18ème siècle, ou par des couples où la femme était aussi importante que l’homme, comme Claire et Copéna, qui dirigèrent la communauté de marrons de la Montagne-Plomb, en Guyane française dans les années 1740, ou Héva et Anchaing, figures légendaires du marronnage à La Réunion.

Lorsqu’éclatèrent les soulèvements d’esclaves sous la Révolution, les femmes furent aussi parmi les insurgés, menant des hommes en armes comme Victoria Montou, la tante de Jean-Jacques Dessalines qui la fit duchesse après s’être fait couronner empereur en 1804, ou portant l’uniforme et exigeant d’être fusillée comme un soldat, telle Sanité Belair, camarade de combat de Toussaint Louverture, qui s’opposa aux troupes françaises venues le renverser en 1802. Auguste Lacour, dans son Histoire de la Guadeloupe, évoque aussi Marthe-Rose Toto, la compagne de Louis Delgrès, qui fut condamnée à mort à l’automne 1802. 

Lire aussi : Inauguration le 10 mai à Paris de la statue Solitude, figure emblématique de la lutte anti-esclavagiste en Guadeloupe

Dans l'Hexagone, on trouve aussi des femmes pour s’opposer au système esclavagiste, inspirée par les idées des Lumières autant que par leur expérience de la minorité, comme Olympe de Gouges, l’auteure en 1791 de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, et qui se fit remarquer dès avant la Révolution par une pièce de théâtre contre l’esclavage, ou Germaine de Staël, fille du ministre Necker, principale opposante à Napoléon et qui fit de son château en Suisse un lieu majeur du mouvement abolitionniste au début du 19ème siècle.

Cette redécouverte s’étend jusqu’à la période du post-esclavage. En France, ce n’est que récemment que le rôle des femmes dans la construction du mouvement de la Négritude est enfin reconnu : inconnues, sauf de quelques spécialistes, les sœurs Paulette et Jane Nardal font aujourd’hui l’objet de nombreux articles qui montrent comment leur salon littéraire connecta les milieux intellectuels noirs du Paris de l’entre-deux-guerres entre eux et avec les figures de la Harlem Renaissance américaine. Et Suzanne Roussi, qui vécut longtemps dans l’ombre de son mari Aimé Césaire, a fait récemment l’objet d’une biographie signée par l’universitaire Anny-Dominique Curtius, qui lève l’invisibilisation de ce qu’elle qualifie de « mémoire empêchée ».

Mettre fin à cette mémoire empêchée qui tait le rôle de la moitié de l’humanité. Telle est aujourd’hui l’ambition de nombreux travaux historiques, mais aussi littéraires, militants ou citoyens, qui aident à concevoir un récit national plus ouvert, plus juste et plus moderne. Le 30 novembre 2021, Joséphine Baker a été la première femme noire à entrer au Panthéon. Qui sera la première Française résistante à l’esclavage à la rejoindre ? Peut-être son nom est-il dans cet article…

Les biographies de la plupart des figures évoquées dans cet article figurent sur le site de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage : https://memoire-esclavage.org/biographies. 

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