Le non-lieu prononcé jeudi par deux juges dans le scandale du chlordécone a suscité chez les Antillais un vent de colère qui va accroître leur défiance vis-à-vis de l'Etat, observe pour l'AFP le politologue de l'université des Antilles Justin Daniel.
Qu'est-ce qui explique la colère suscitée par la décision, pourtant attendue, de la justice de classer ce qu'elle a pourtant qualifié de "scandale sanitaire" ?
Justin Daniel, politologue : Le sentiment pour une bonne partie de la population que d'avoir été empoisonnée par l'utilisation de cette molécule (un pesticide autorisé dans les bananeraies jusqu'en 1993, ndlr) doit donner lieu à une décision de justice. Et aujourd'hui on n'en prend pas du tout le chemin.
D'où cette réaction, sur une toile de fond déjà très tendue aux Antilles françaises. On se rappelle la crise socio-sanitaire (réticences de la population face à la vaccination anti-Covid, ndlr) telle qu'elle s'est manifestée à la fin de l'année 2021. On se rappelle également qu'il y a beaucoup de déconvenues concernant la gestion des échouements de sargasses.
Et puis il y a pour une bonne partie également de la population le sentiment que plus de soixante-quinze ans après la départementalisation, la question coloniale n'est pas complètement soldée.
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En quoi cette affaire contribue à la défiance grandissante de la population antillaise envers l'Etat ?
Justin Daniel: Il y a une double défiance. Tout d'abord à l'égard de l'Etat qui est de plus en plus perçu comme un corps étranger, frappé en quelque sorte d'altérité.
Et puis il y a une autre défiance à l'égard même des valeurs de la République, en particulier l'égalité (...) Pendant longtemps aux Antilles françaises, l'Etat a été perçu comme l'instance par excellence qui générait des politiques en faveurs de l'égalité républicaine, à laquelle aspire cette population depuis au moins l'abolition de l'esclavage.
Or, on en est aujourd'hui à discuter de l'égalité réelle, même si des progrès substantiels ont été réalisés à partir de 1946. Donc il y a cette toile de fond historique qui fait que l'Etat n'a pas du tout la même perception aux Antilles.
Là-dessus se greffent des considérations identitaires qui expliquent cette altérité. Et puis la croyance dans cette République bienveillante, porteuse de liberté et d'égalité, s'est également affaiblie puisque cette question centrale de l'égalité n'est pas totalement réglée aujourd'hui.
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Pourtant, l'Etat souligne avoir mis les moyens dans la lutte contre le chlordécone. Pourquoi cela reste-t-il insuffisant aux yeux de la population ?
Justin Daniel : Parce qu'il ne s'agit pas simplement d'une question de moyens. Dans cette affaire, il y a une dimension symbolique très forte. Il ne faut pas oublier que, particulièrement à la Martinique, l'empoisonnement au chlordécone et le scandale qui a suivi mettent en scène des acteurs socio-historiques. Et d'une façon ou d'une autre, l'imaginaire collectif hérité de cette histoire difficile, de ce passé qui ne passe pas, explique pourquoi la politique de l'Etat n'est pas suffisante (...)
Cette dimension symbolique explique pourquoi certains exigent, au-delà des politiques publiques mises en oeuvre (...), une forme de réparation y compris sur le plan symbolique et que justice soit rendue.
La population identifie très clairement des responsables à différents niveaux: ceux qui ont importé cette molécule, ceux qui ont assuré son utilisation en dépit des interdictions et puis il y a le rôle joué par les décideurs à différentes échelles.
Depuis cette crise, des associations et des collectifs citoyens se sont dotés de leur propre expertise et n'abordent pas simplement la question sous l'angle judiciaire (...) ils considèrent que, quoi qu'il advienne, il s'agit avant tout d'une décision politique. L'interrogation ne porte pas uniquement sur la faillite ou pas de la procédure qui a été suivie sur le plan judiciaire, elle porte sur la capacité de l'Etat à apporter une réponse politique à la situation. C'est ça qui est aussi en cause."
Avec AFP