L’océan subit actuellement le 4e épisode mondial de blanchissement massif des coraux, qui s’annonce comme le plus important jamais enregistré. En cette journée mondiale de l’océan, on donne la parole à Muriel Pontarollo, représentante du Comité local Ifrecor (Initiative française pour les récifs coralliens) en Polynésie. La coordinatrice revient sur cet épisode inquiétant et alerte sur l’état de l’océan et sur les menaces qui pèsent sur lui.
Par Marion Durand.
L’Ifrecor Polynésie (Initiative française pour les récifs coralliens), fédère aujourd’hui une soixantaine d’acteurs locaux de tous horizons (État, Pays, Communes, public, privé, recherche et enseignement supérieur, associations et ONG). Muriel Pontarollo est la coordinatrice et la représentante de l’Ifrecor Polynésie au sein du Comité national de l’Ifrecor.
Marion Durand : Le 8 juin, on célèbre la journée mondiale de l'océan. Dans quel état sont-ils aujourd’hui ?
Muriel Pontarollo : L’océan est aujourd’hui en surchauffe. Il accumule ces dernières années de bien tristes records. La NOAA - National Oceanic & Atmospheric Administration enregistre mois après mois des températures record de l’océan. Selon elle, l’année 2024 présente 61% de risque de surpasser 2023 en devenant l’année la plus chaude jamais enregistrée. Les coraux en sont les premiers témoins, les premiers indicateurs « visibles », mais c’est toute la biodiversité marine qui est menacée par ces vagues de chaleur successives qui frappent l’océan.
Pourquoi dit-on que l’océan est un des poumons de la planète ?
L’océan est notre deuxième poumon, notre “poumon bleu” aux côtés du “poumon vert” que constitue l’ensemble des forêts de la Planète. Le phytoplancton et les organismes végétaux présents dans les océans produisent en continue de l’oxygène, capturent 30% du dioxyde de carbone (CO2) émis par les activités humaines et plus de 90% de l’excès de chaleur accumulé dans le système climatique. Autant dire que sans eux, sans l’océan, nous ne pourrions plus ni respirer ni vivre sur la planète.
Quelles sont les menaces qui pèsent sur l’océan ?
La plus lourde menace pour l’océan est, on l’a vu précédemment, le dérèglement climatique ainsi que l’acidification des océans qu’il induit. Mais l’océan est également victime de nombreuses autres pressions dites anthropiques, humaines donc, en tête desquelles on retrouve : la pêche intensive, la surexploitation des ressources marines, l’urbanisation des côtes et littoraux, la sédimentation et la pollution, ou plutôt toutes les pollutions. La pollution plastique est la plus médiatisée, et à juste titre lorsque l’on sait que plus de 8 millions de tonnes de déchets plastiques sont déversés chaque année dans les océans.
Il ne faut pas oublier non plus toutes les pollutions chimiques qui proviennent des activités agricoles et industrielles, comme des usages domestiques. Pesticides, herbicides, engrais, détergents, produits chimiques industriels, eaux usées… C’est encore plus vrai pour nos territoires insulaires, directement connectés à leur océan.
On fait face à un nouvel épisode de blanchissement massif des coraux, le deuxième en 10 ans. Quelles sont les raisons d’un tel phénomène ?
Le blanchissement corallien est la traduction d’un stress important que subissent les coraux sous l’effet de pressions multiples. Mais un phénomène mondial de cette ampleur porte clairement la signature du dérèglement climatique. Plus de 60% de la surface des récifs coralliens du monde ont été touchés par ce stress thermique durant les 12 derniers mois, un record sur un an. Et le phénomène continue de s’aggraver.
Pourquoi et comment les coraux deviennent-ils blancs ?
Les coraux sont des êtres vivants, de petits animaux (polypes) qui vivent en symbiose avec des microalgues (les zooxanthelles), et édifient de véritables formations sous-marines, les récifs coralliens. Ces microalgues photosynthétiques fournissent aux coraux de 75% à 90% de l'énergie dont ils ont besoin pour croître et se développer. Ce sont elles aussi qui leur donnent leurs magnifiques couleurs. Mais lorsque les coraux sont stressés par la chaleur, ils expulsent ces zooxanthelles qui les perturbent, perdant ainsi leur principale source de nourriture ainsi que leur couleur. Ils deviennent blancs comme la couleur de leur squelette de carbonate de calcium.
Sans leurs zooxanthelles, les coraux peuvent survivre pendant quelques semaines, mais ils deviennent plus sensibles aux maladies et perdent leur capacité de croissance et de reproduction. Si les conditions de température reviennent rapidement à la normale, les zooxanthelles peuvent à nouveau coloniser les polypes et les coraux « récupèrent » et se rétablissent. Mais si le stress perdure, la vulnérabilité des coraux aux stress environnementaux et aux maladies augmente, conduisant à une mortalité massive.
Pourquoi c’est inquiétant ?
Le blanchissement des coraux est clairement un signal d'alarme de la dégradation des conditions environnementales de l’océan. Il est un indicateur clé de la santé des écosystèmes marins.
Ces épisodes de blanchissement deviennent de plus en plus fréquents et rapprochés, ce qui soulève la question de la survie à moyen-long terme des récifs coralliens. Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a déjà averti dans son 6e Rapport d’évaluation (2023) que 70 à 90% des récifs coralliens risquent de disparaître si le réchauffement de la planète atteint 1,5°C. Et ils craignent qu’un réchauffement de 2°C ne conduise à des pertes de plus de 99% ! Les récifs coralliens couvrent moins de 0,2% de l’océan, mais ils sont la “pouponnière”, l’abri et la “maison” de près d’un tiers de toutes les espèces marines dans le monde. Ce sont les socles essentiels de la vie marine, des poissons et autres animaux marins, dans les régions tropicales.
Connait-on l’ampleur de cet épisode en Polynésie ?
La Polynésie n’est hélas pas épargnée par ce nouvel épisode de blanchissement, comme tous les territoires d’Outre-mer. Dans ce contexte, l’Ifrecor vient d’apporter son soutien financier au projet “Bleaching 2024”, porté par Laetitia Hedouin, directrice de recherche du CNRS au Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement (Criobe) basé à Moorea, réputé pour ses travaux sur les écosystèmes coralliens depuis plus de 50 ans. L’objectif est de caractériser l’ampleur du blanchissement en cours dans différentes îles de la Polynésie française, ainsi que d’identifier le niveau de mortalité qu’il entraîne dans les mois qui suivent. Cette action, actuellement conduite dans les archipels polynésiens de la Société et des Tuamotu, doit permettre de collecter des données précises au travers de protocoles de surveillance standardisés pour évaluer la prévalence du blanchissement et les genres coralliens les plus touchés en Polynésie française. Une cartographie quantifiant la mortalité corallienne sera proposée fin 2024.
Dans les Outre-mer, des récifs coralliens en danger menacent aussi l’économie des territoires. Pourquoi ?
Entre 2011 et 2015, l’Ifrecor a évalué la valeur économique des services rendus par les récifs coralliens et écosystèmes associés de neuf collectivités territoriales des outre-mer (Guadeloupe, Martinique, Mayotte, Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, La Réunion, Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Wallis et Futuna).
Ces écosystèmes génèrent une valeur économique estimée à 1,3 milliard d’euros, dont plus de 500 millions d’euros sont directement comptabilisés dans les statistiques économiques. Les principaux services identifiés sont la protection côtière (près de 600 M€/an), le tourisme bleu (315 M€/an), la pêche récifale (commerciale et d’autoconsommation pour 215 M€/an) et la séquestration du carbone par les mangroves et herbiers (175 M€/an).
Pourquoi la bonne santé des récifs coralliens est essentielle pour l’avenir de la Polynésie française ?
Les écosystèmes coralliens ont un rôle central dans la survie, la sécurité et le bien-être de la population polynésienne. Ils fournissent une source de nourriture et des ressources vitales aux communautés locales, protègent les côtes des événements climatiques extrêmes, absorbent 90% de l’énergie des vagues en agissant comme des brise-lames naturels, et sont intimement liés à la culture et l'identité des Polynésiens.
Le développement socio-économique du territoire, basé principalement sur le tourisme, la pêche et la perliculture, est également étroitement lié à la santé globale de ses récifs coralliens. En Polynésie française, l’étude réalisée sur la valeur économique de ces écosystèmes indique qu’ils contribuent chaque année à hauteur de 462 millions d’euros (55 milliards de FCFP) à l’économie locale. Plus de 21 000 emplois dépendent de leur bonne santé.
Quelles sont les missions de l’Ifrecor Polynésie pour les protéger ?
La stratégie et le plan d’actions quinquennal 2024-2028 de l’Ifrecor Polynésie, co-construits par l’ensemble des acteurs mobilisés, constitue la feuille de route de la Polynésie française pour mettre en œuvre les actions concrètes indispensables à la résilience des récifs coralliens polynésiens.
Elle se structure autour de 7 grands axes stratégiques, regroupant 24 activités prioritaires déclinées en 53 actions à mettre en œuvre sur les 5 prochaines années pour agir en faveur de la protection, la restauration et la gestion durables des récifs coralliens et écosystèmes associés de Polynésie française. Parmi elles, il est prévu d’accroître les connaissances sur les écosystèmes coralliens, les partager avec les associations environnementales et culturelles qui s’engagent sur le terrain, sensibiliser les nouvelles générations, les communautés, les opérateurs du tourisme, former et informer les parties prenantes aux bonnes pratiques, identifier les principales pressions anthropiques pour les réduire, évaluer l’efficacité des techniques de restauration écologique, mettre en place des outils d’aide à la décision pour les décideurs publics et privés…
L'Ifrecor Polynésie aura un rôle important à jouer durant l'année des océans et la préparation de la Conférence des Nations Unis sur l’Océan de Nice en juin 2025. C’est un objectif partagé entre l’État et le Pays.