« La Guyane reste en pleine transition démographique, mais n’est pas à l’abri d’un effet BUMIDOM dû à son retard de développement ». Dans cette expertise, Lauric Sophie, doctorant en économie et élu de Sinnamary analyse la démographie guyanaise « bien réelle et rapide » mais confronté à un risque hémorragique des jeunes. Le processus est encore réversible assure toutefois le doctorant.
En terre française d’Amazonie, il est devenu commode d’émettre de sérieux doutes sur le recensement de la population. Il a été admis, depuis longtemps, comme un fait, que l’INSEE occultait dans ses chiffres une part importante de la population guyanaise. Le discours est, à ce sujet, bien rodé : l’immigration illégale ne serait pas prise en compte, la question de l’habitat informel difficilement accessible aux sondeurs, le nombre d’écoles à construire, la saturation de certains équipements publics, les déchets à traiter ou encore les compteurs d’eau ouverts.
Tous ces éléments seraient le signe d’une population qui dépasserait largement ce qu’annonce l’institut de statistiques. Sur ce sujet, tout le monde y va de son commentaire, certains évoquent une population guyanaise de 350 000, 400 000, voire 500 000 personnes. Bien que ce discours paraisse intuitif, pour un territoire comme la Guyane coincé entre le Suriname et le géant brésilien, qui a historiquement accueilli une très forte immigration, tant légale qu’illégale, la réalité reste beaucoup plus nuancée.
La problématique du recensement : problème de perception ?
Les conceptions et arguments contre le chiffrage de la population en Guyane s’apparentent à une illusion bien fondée. C’est-à-dire une simplification dont la crédibilité est basée sur des processus sociaux institutionnalisés, soit une forme de croyance qui s’autoalimente. À cela s’ajoute l’athazagoraphobie ou la peur d’être oublié ou ignoré. Ainsi les faits ont tous les atours du vrai, de l’évidence, de l’intuitif, mais ne passent pas les validations statistiques.
La critique acerbe des études démographiques se fait sur une incompréhension de certains fondamentaux de l’étude statistique. D’une part la différence entre un stock et un flux et d’autre part la compréhension des soldes.
Un stock est la somme des éléments dans un domaine, tandis qu’un flux, c’est l’ensemble des mouvements dans ce même domaine, ce qui s’ajoute ou s’enlève du stock. Le solde quant à lui vient donner la nature positive ou négative du flux. Prenons l’exemple d’un magasin qui aurait en rayon 1000 stylos et qui vendrait dans la journée 500 stylos et en achèterait 1000 autres. Le stock en début de journée est de 1000 et est de 1500 en fin de journée. Le flux est de 500 sorties pour 1000 entrées donc le solde d’entrées et sorties est positif de 500 stylos. Il en va de même pour la population et à des niveaux de grande précision cela explique les difficultés de perception d’une réalité statistique.
L’un des principaux problèmes de perception se trouve dans l’importance donnée aux entrées (immigration + natalité)et beaucoup moins aux sorties (émigration + décès). Ce problème de perception est au cœur des critiques émises par la société civile guyanaise. Il faut encore rappeler que la population guyanaise croît grâce aux naissances et non à l’immigration. En effet, le solde migratoire guyanais est déficitaire depuis plus de 10 ans maintenant. Les départs y sont plus nombreux que les arrivées. En outre, ce sont les jeunes (post-bac) qui partent beaucoup plus que les autres catégories, notamment pour la poursuite des études universitaires.
Ceci étant dit, la démographie guyanaise reste pour l’instant très dynamique avec une augmentation de 2,1 % par an sur les 6 dernières années. Cela représente 32 000 personnes en plus au total, soit le nombre d’habitants d’une ville comme Matoury, troisième ville de Guyane après Cayenne et Saint-Laurent du Maroni. Le vertige de cette donnée en matière de rapidité de la croissance démographique semble être occulté par les critiques sur les méthodes statistiques de l’INSEE. Il n’y a dès lors pas une perception juste et réelle de ce chiffre.
De surcroît, l’INSEE le rappelle à l’envi, les personnes en situation irrégulière sont prises en compte dans le recensement. Par conséquent, si les chiffres étaient réellement sous-estimés, il serait nécessaire de dire où se trouvent les personnes non comptabilisées ? En effet, la Guyane n’a pas les centres-villes aussi densifiés que dans l’hexagone, l’habitat y est plus étalé, moins concentré dans des immeubles à grande capacité… Et les embouteillages de l’île de Cayenne relèvent plus de l’expression d’un réseau routier et d’un aménagement désordonné du territoire que le signe d’une population cachée.
La forte croissance démographique guyanaise : l’arbre qui cache la forêt ?
En réalité, et de manière provocante, la Guyane vit un processus similaire à celui vécu par les Antilles. Le processus de transition démographique normal se réalise sur une durée généralement longue, un siècle et demi en Europe. Aux Antilles, cette transition s’est concrétisée en 60 ans seulement. La population antillaise est passée d’une des plus jeunes de France, dans les années 60, à l’une des plus vieilles, ces dernières années.
C’est le signe d’une transition démographique extrêmement rapide avec des effets de seuils brutaux (La politique migratoire du BUMIDOM tient une responsabilité importante dans ce processus). France Stratégie a appelé cela, la « violence de la transition démographique ». Au début des années 2000, la Martinique et la Guadeloupe pouvaient encore gagner respectivement 30 000 et 10 000 habitants, avant de les perdre sur la décennie suivante.
Par ailleurs, l’INSEE dans ses projections de 2007 estimait que la population des Antilles à l’horizon 2040 serait de 404 000 pour la Guadeloupe et 423 000 pour la Martinique… Finalement, leur population s’est mise à décroître et se rapproche à moyen terme de la barre des 300 000, voire moins. Ce qui doit nous rappeler que l’INSEE excelle dans le calcul de la population, mais que les exercices de projection sont beaucoup plus périlleux, car sujets à de grandes incertitudes. C’est l’histoire même des projections démographiques, retracée ci-dessous en un graphique par Hervé Le Bras.
La Guyane quant à elle part de loin. Elle comptait un peu moins de 30 000 habitants en 1946 (Guyane + Inini) et près de 300 000, 77 ans plus tard. En 2011, l’INSEE projetait une population guyanaise à 540 000 personnes à horizon 2040, « si les tendances démographiques récentes se maintiennent ». Ce dernier bout de phrase est important, car il marque la différence entre projection et prospective. En effet, l’INSEE procède par scénarii de projections des grandes tendances du passé. La prospective de son côté cherche à identifier les signaux faibles qui changeront les tendances.
Pour la Guyane, bien que la transition ait été plus longue, la tendance de fond est qu’elle suit inexorablement la tendance antillaise. Le risque, sur le plan prospectif, serait que le taux de natalité guyanais s’effondre de manière brutale dans quelques années. Avec à un solde migratoire négatif, la Guyane toucherait alors un plafond de verre autour de 400 000 habitants comme les Antilles. Et pour cause, les jeunes guyanais, ceux qui alimentent le flux des départs depuis plus de 10 ans, fonderont leur famille en dehors de la Guyane.
Dès lors, l’auto-alimentation de notre taux de natalité s’essoufflera au fil du temps. Il faut s’imaginer, pour illustrer, un manguier dont la croissance dépend des fruits qui tombent à ses pieds pour lui servir d’engrais. Or, une partie de ces fruits est envoyée trop loin pour accompagner ladite croissance du manguier. Dès lors, combien même ce manguier produirait beaucoup de fruits, sa pérennité ne serait pas assurée à long terme. On touche du doigt, ici, le lien entre le solde naturel et le solde migratoire.
La Guyane reste en pleine transition démographique, mais n’est pas à l’abri d’un effet BUMIDOM dû à son retard de développement. Cela la mettrait sur une trajectoire similaire à celle des Antilles. Sur ce territoire, une double réalité se fait jour. D’une part, une croissance, bien réelle, et rapide de la population et, d’autre part, une fuite quasi hémorragique des jeunes. La Guyane, avec des décennies de retard, vit la violence de la transition démographiquevécue aux Antilles.
Néanmoins, en Guyane, le processus est en cours et encore réversible. À ce titre, les institutions telles que LADOM et l’INSEE doivent travailler de concert avec la CTG pour caractériser les flux de départ et organiser les retours, le cas échéant. Ceci dans un objectif clair : ramener les compétences et penser le développement harmonieux de la Guyane.
Lauric Sophie est doctorant en économie à l’Université Toulouse 1 Capitole en convention CIFRE avec la CTG. Il est également élu municipal de la commune de Sinnamary en Guyane.
Ses travaux de recherche portent sur les questions relatives au développement de la Guyane et par extension à la question ultramarine. Il en ressort que les problématiques démographiques sont très peu explorées. Or, ce champ des sciences sociales est essentiel dans la compréhension des dynamiques de développement. En effet, si la démographie est souvent regardée sous l’angle quantitatif, elle mérite aussi une attention qualitative. Dans ce sens, l’émigration ultramarine vers l’hexagone, ou la fuite des cerveaux, pèse sur le développement à long terme des Outre-mer. Nous tenterons de montrer, à travers le cas de la Guyane, en quoi le boom démographique est parfois l’arbre qui cache la forêt.