Chaos-Opéra : un hommage vibrant en musique et en mots à Édouard Glissant

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Chaos-Opéra : un hommage vibrant en musique et en mots à Édouard Glissant

Le 25 septembre dernier, la salle du New Morning a été le théâtre d'une soirée exceptionnelle dédiée à la mémoire d'Édouard Glissant, l'un des plus grands penseurs et écrivains de la créolisation. Sous le titre Chaos Opéra, ce concert hommage, organisé par Sylvie Glissant et Greg Germain, a rassemblé une multitude d’artistes, venus célébrer l'œuvre et l'esprit du poète à travers une mosaïque de musiques, de chants, de poèmes et de performances théâtrales. A la découverte du Chaos-Opéra et de la philosophie du Tout-Monde d'Edouard Glissant. 

 

Le Chaos Opéra se révèle être un véritable voyage dans l'univers d'Édouard Glissant, un écrivain qui a toujours célébré la diversité, le métissage et la richesse des cultures du monde. Tout au long de la soirée, les artistes se sont relayés sur scène pour offrir un spectacle éclectique, mêlant jazz, poésie, théâtre et chant.

Des artistes de talent pour une soirée unique

S'il existe une musique en résonance directe avec l'œuvre d'Édouard Glissant, c'est bien le jazz. Et parmi les musiciens présents, le pianiste Alain Jean-Marie a enchanté le public notamment avec son interprétation remarquable du morceaux emblématiques : Strange Fruit, chanté par Beñat Achiary, le grand artiste basque. Interprété initialement par Billie Holiday, Strange Fruit est une dénonciation poignante du racisme et des lynchages dans le Sud des États-Unis, symbolisant ces fruits étranges, les corps pendus aux arbres. Le batteur Didier Lasserre et le bassiste Charles Ahmed Barry ont ajouté une belle énergie rythmique, tandis que le saxophoniste Thierry Roustan a brillé sur scène avec ses solos captivants.

Le concert a également mis à l'honneur des voix puissantes et profondes, comme celle de Beñat Achiary, dont le chant poignant a résonné avec une intensité rare dans les interprétations de l’hymne des Blacks Panthers : «  The meeting » ou l’accompagnement vocal de Django, interprété par Alain Jean-Marie au piano,  ou encore celle de la grande compositrice de jazz et poète martiniquaise et franco-ivoirienne : Sélène Saint-Aimé, qui, avec sa contrebasse, a littéralement subjugué l’auditoire par sa voix et son instrument, dans une harmonie parfaite. Le poète et musicien Jean-Luc Raharimanana a lui aussi envoûté l’audience avec des textes puissants et le son de son instrument :  le marovany, utilisé pour la transe dans nord et l’ouest de Madagascar. La poétesse Marianne Catzaras a laissé une empreinte profonde avec ses mots empreints de délicatesse, de son dernier recueil poétique « Sauver son rêve ». Les comédiens Greg Germain et Sophie Bourel ont, quant à eux, apporté une touche théâtrale, interprétant des textes d’Édouard Glissant et d'autres auteurs avec passion et conviction.

La poétesse Simone Lagrand a présenté au public un spectacle qui allie audace poétique et innovation théâtrale, slamant la langue créole dans un langage à la fois accessible et percutant. Le poète Kanak Denis Pourawa a également partagé des créations inspirées par la pluralité des voix et des identités, une thématique qui résonne profondément avec la pensée poétique de Glissant. L'interprétation mémorable de Mariann Mathéus, de la prose poétique de Simone Schwarz-Bart , à Nostrum, le recueil de l’immense poète martiniquais Monchoachi  accompagnée par Ahmed Barry à la basse, a offert une expérience extraordinaire, mêlant une profondeur poétique à une émotion palpable. Leur complicité a su créer une atmosphère envoûtante, où la poésie scellait de subtiles alliances avec la musique et les voix.

Ce soir-là au New Morning, la voix des Batoutoo, comme les appelait Édouard Glissant (ce peuple invisible qui veille sur le monde à travers les siècles et les histoires), a envoûté l'assistance. Parmi eux, Edwy Plenel a fasciné le public avec sa lecture du poème Pense aux autres de Mahmoud Darwich, poète arabe magnifiquement traduit par Elias Sanbar. Sa voix a résonné avec intensité dans un monde en crise, de souffrance des peuples en guerre, et en errance, et où la quête de sens et d'identité est plus cruciale que jamais. Edwy Plenel a réussi à faire vibrer les mots de Darwich, les transformant en un puissant appel à la solidarité et à la conscience collective face aux bouleversements qui traversent notre époque. Dans ce contexte, chaque vers devient une invitation à réfléchir sur notre humanité partagée et sur l’urgence de penser aux autres.

La deuxième partie du spectacle a célébré la puissance des mots et des langues. Hugo Rousselin nous a transportés à travers les poèmes inspirés par l'imaginaire des fleuves dévastés de Guyane tandis que Geneviève Gallego nous emmenait dans les paysages de la langue occitane, cette autre langue « mêlée », véritable langue créole. Laura Clauzel a chanté la poésie de Lionel Trouillot, et Joëlle Naïm nous a conté ces terres fracturées, impossibles à habiter.

Le comédien Olivier Lacoma a fait revivre les évocations de James Baldwin sur le Jazz, des réflexions, descriptions et images qui résonnent encore avec force aujourd'hui. Car pour Baldwin, le jazz, était bien plus qu’un genre musical. C’était un symbole profond de la culture afro-américaine, de la résistance, de la liberté et de l'expression de l'identité. Baldwin a souvent utilisé le jazz pour évoquer les luttes, les espoirs, les joies, et les souffrances des Afro-Américains, faisant de cette musique une métaphore puissante de la condition humaine et des dynamiques raciales aux États-Unis.

Cette soirée inoubliable n’aurait pas été possible sans Catherine Farhi, elle-même désignée comme Batoutoo, qui a accueilli le spectacle. À la tête du New Morning, lieu mythique du jazz à Paris, elle poursuit la tradition familiale en prolongeant l’héritage de sa mère, Madame Farhi. Sur scène, Catherine a rendu un hommage émouvant à cette dernière, qui, avec son mari, a su bâtir pendant plus de 50 ans ce lieu de la Relation tant apprécié par Édouard Glissant, où il aimait retrouver ses amis du Tout-Monde.

L’origine du Chaos-Opéra : une volonté de casser les frontières

La philosophie du Tout-Monde d'Édouard Glissant s'ancre profondément dans l'idée de la relation et de la créolisation, des concepts qui se manifestent pleinement à travers le Chaos-Opéra, une œuvre artistique que Glissant a conceptualisée pour incarner cette philosophie.

Pour Greg Germain, le Chaos Opéra est une sorte de « tremblement », qui valorise l'apport de voix diverses dans une création collective. Greg Germain souligne l'importance de rassembler des artistes variés pour enrichir cette approche. Il décrit le processus de création des spectacles comme chaotique mais nécessaire, impliquant une coordination complexe entre les nombreux intervenants.

Le Chaos-Opéra remonte à la création de l'Institut Martiniquais d'Études l’IME, fondé par Édouard Glissant en Martinique en1967, comme nous l’explique Sylvie Glissant : « L’IME était un espace pédagogique novateur, et révolutionnaire. Dans cette école, Edouard a invité des artistes, des philosophes et des intellectuels de tous horizons à participer aux ateliers de réflexion et de création qu’il avait créé avec ses amis professeurs, intellectuels, artistes martiniquais et caribéens. L'objectif était de bouleverser les méthodes d'enseignement classiques et de proposer une approche plus adaptée à l'univers caribéen et à sa pluralité, à ses langues d’expression créoles, ce qui était en soit un bouleversement à cette époque. »

« Parmi les premiers événements marquants de cette école, il y a eu ce que l'on pourrait appeler le premier Chaos-Opéra. Cette expérience a pris la forme d’une rencontre artistique où se mêlaient la parole, la poésie, la musique et les arts plastiques. Des artistes de renom, tels que le peintre cubain Agustín Cárdenas, y a pris part. Il a d’ailleurs sculpté des œuvres en bois brûlé à l’IME. Ces rassemblements étaient une invitation à déconstruire les limites de chaque discipline, à les laisser se rencontrer et se fondre pour créer un espace où tout communique, à l'image de la vision du Tout-Monde imaginé par Edouard. »

La rencontre avec Cárdenas symbolise l'ouverture de Glissant à l'art et à la pensée caribéenne dans son ensemble, consolidant ainsi sa vision d'une identité antillaise en mouvement. Ensemble, ils incarnaient cette volonté de dépasser les frontières géographiques et culturelles pour créer une œuvre où la poésie et la sculpture dialoguaient, reflétant l'idée de créolisation chère à Glissant.

Le manifeste du Chaos-Opéra : une parole nomade et universelle

L’un des moments les plus marquants du concert au New Morning fut la lecture par Greg Germain d’un texte écrit par Édouard Glissant à l’occasion du premier Chaos-Opéra. Ce texte, considéré comme un manifeste, insistait sur l’importance de la parole libre et vivante, qui n’est pas enfermée dans un carcan mais qui s’ouvre à la relation, à la rencontre de l’autre. Glissant y décrivait le Chaos-Opéra comme un espace de lutte et de résistance, une façon de faire entendre les voix marginalisées et opprimées, de créer un espace de solidarité et d'expression commune. Il affirmait que « Toute ruée de la conscience est une parole, et toute parole de la souffrance est un acte universel ». Le Chaos-Opéra devient ainsi un acte de défi face à l’oppression, une affirmation de l’existence par la création artistique. Dans ce processus, les voix s’entrecroisent, les rythmes se répondent, les histoires se rencontrent et s’influencent mutuellement, créant ainsi une mosaïque d'identités en mouvement.

Sylvie Glissant nous précise l’origine du manifeste du Chaos-Opéra : « Je tiens à remercier Fred Custaard de nous avoir fait découvrir le tout premier enregistrement sur disque vinyle du concert du 3 février 1969 intitulé « Jazz à l’I.M.E. », auquel ont participé des artistes tels qu’Alain Jean-Marie, Bib Monville, Burnet De Amil, Winston Berkeley, Fred Cece, Paul Rosine et Victor Terme. Ce concert adoptait déjà un format mêlant musique et lecture de textes de Sonny Rupaire et d’Angela Davis. Sur la couverture de ce disque, figure un texte d’Édouard Glissant, dédicacé Hommage aux Noirs américains en lutte, qui pourrait bien être considéré comme le premier manifeste du Chaos-Opéra. Ce texte puissant disait :« Créer : affirmer ou fouiller le rapport réel, sans hiatus ni leurre, entre des hommes et la situation qui leur est faite, entre un peuple et son pays. Même, et surtout, quand le rapport est difficile, incertain, souffert. Créer : non pour figurer la voix d'un peuple, mais pour tenter de concourir, dans et avec le peuple qui est le sien, au travail du monde. Créer : nécessité, haut défi, humble secours, alors même que le combat pour la parole est entravé, obscurci, nié. Créer : pour crier la lutte, non pour y substituer quelque faux-semblant. Les œuvres que voici, de musiciens martiniquais et antillais, rendent hommage aux Noirs d'Amérique du Nord. Le jazz y rencontre les rythmes antillais ; toute ruée de la conscience est une parole en acte, - et toute parole de la souffrance est un acte universel. »

Ecrit par Édouard Glissant le 3 février 1969, ce texte figurait sur le livret de ce disque vinyle enregistré lors du concert de jazz qu’il avait organisé dans son école, à l’IME, l’Institut martiniquais d’Études.

L’IME : l’architecture de la relation

Implantée sur la route de Didier, l’IME était construit de manière à laisser les espaces ouverts, traversants, sans portes ni fenêtres fermées. Ce choix architectural reflétait l'idée d'un monde sans barrières, où les pensées et les imaginaires circulaient librement. L'espace devenait ainsi un écho de la philosophie du Tout-Monde, un lieu de communication et de résonance comme nous le raconte Sylvie Glissant : « Ce qu'il faut souligner, c'est que son école n'a pas été créée n'importe où. Elle a été implantée dans un lieu qui, à l'époque, était essentiellement habité par une population de colons blancs, de « békés », un endroit où les jeunes Martiniquais n'étaient pas autorisés à se rendre. Edouard me racontait que, lorsqu'il était enfant, il n'avait pas le droit d'emprunter cette route de Didier, aujourd'hui devenue la route de l'Union. C'est donc là, dans un lieu chargé de symbolisme, qu'il a fondé son école, au sein d'une ancienne habitation traditionnelle. Il a également ajouté des bâtiments sans portes ni fenêtres, créant ainsi des espaces traversants où l'air circulait librement, comme les paroles et les regards, symbolisant son idée de la RELATION et de l'interconnexion. L’architecture elle-même reflète cette volonté de communiquer, d’établir des liens sans barrières, permettant à la pensée et aux idées de toutes parts, de s’accompagner, de circuler ensemble librement, sans frontières ni enclos. »

Ce désir d'ouverture se retrouve dans la manière dont les artistes et participants interagissaient. Il ne s’agissait pas seulement de présenter une œuvre ou de réciter un texte, mais de vivre ensemble une expérience où chaque parole, chaque note, chaque geste s’entremêlait pour créer un acte commun. La parole n'était plus figée dans un texte écrit, mais libérée dans sa forme orale, pleine de détours, d'imprévus et d’émotions, rejoignant ainsi la tradition des conteurs et des poètes de l’oralité créole.

Un héritage vivant : le Chaos-Opéra aujourd’hui

Le Chaos-Opéra n’est pas figé dans le temps ; il évolue constamment. Sylvie Glissant évoque les différentes formes que cette œuvre a pu prendre, notamment lors d’événements comme celui organisé par Greg Germain à La Réunion en 2022. Là, les paroles poétiques de l’Océan Indien ont rencontré celles de la Caraïbe, élargissant encore l’espace de la relation.

La transmission aux nouvelles générations est essentielle pour perpétuer cet esprit de relation. Le Fonds d’Art Édouard Glissant, créé par Sylvie Glissant et leur fils Mathieu, accompagné de Ronan Grossiat, s’inscrit dans cette continuité. Ce fonds vise à soutenir les jeunes artistes, écrivains et musiciens dans la poursuite de cette exploration du Tout-Monde. « Le Fonds d'art Édouard Glissant est un espace qui répond à un rêve qu’Édouard nourrissait depuis longtemps : celui de fonder un musée martiniquais des arts des Amériques, un Musée archipel,  un lieu où les imaginaires dialoguent, où les artistes, venant de divers horizons, pouvaient selon lui se retrouver, créer de nouveaux espaces habitables par tous : des Maisons  du Tout-Monde » En février dernier, l’artiste Julien Creuzet qui représentait la France à la Biennale de Venise, a inauguré le Fonds d'art Édouard Glissant, a été le 1er résident officiel de la Maison Edouard Glissant, au Diamant en Martinique et qui a vocation à devenir en 2024-2025 une résidence de création et d’écriture.

Le Chaos-Opéra, un espace de créolisation et de partage

Le Chaos-Opéra est bien plus qu'une simple œuvre artistique. Il est un espace où la philosophie du Tout-Monde prend vie, un lieu de créolisation où les identités se rencontrent, se confrontent et se métissent. Dans ce chaos organisé, les frontières s’effacent, les paroles se libèrent, et un nouvel univers des possibles ouvre, fidèle à la vision d'Édouard Glissant d’un monde en Relation, toujours en mouvement, toujours en création. Le Chaos-Opéra est un appel à la liberté, à l'expression et à la reconnaissance de la richesse infinie de la diversité humaine.

Découvrez l’Institut du Tout-Monde : https://www.tout-monde.com/

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