Alors que les négociations entre les partenaires politiques calédoniens et l’État ont repris, et à la veille d’un nouveau déplacement du ministre des Outre-mer Manuel Valls en Nouvelle-Calédonie, le professeur de Droit public et Constitutionnaliste Ferdinand Mélin-Soucramanien, co-auteur du rapport de 2014 sur l’avenir institutionnel de l’archipel, analyse avec la rédaction d’Outremers360 le document relevant la base des discussions des dernières semaines. Après plusieurs années de blocage, et un an après les émeutes de mai 2024, l’expert entrevoit un possible aboutissement d’un long processus de décolonisation, dans lequel la Nouvelle-Calédonie a poussé la France à assouplir et renouveler ses grands principes.
Outremers360 : Vous êtes, avec Jean Courtial, auteur d’un rapport sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, publié en 2014. Quelles sont vos impressions, votre sentiment sur le document qui relève les discussions qui ont récemment eu lieu entre le ministre Manuel Valls et les partenaires politiques calédonien ?
Ferdinand Mélin-Soucramanien : C'est la première fois, depuis cette époque, un peu lointaine maintenant, qu'on voit apparaître vraiment le début d'une véritable négociation pouvant aboutir à un accord politique global. Jusqu'à présent, il n'y avait pas eu à proprement parler de négociations. Il y avait eu des échanges, des discussions. Certaines étaient allées assez loin. Par exemple en 2021, lorsque Sébastien Lecornu, alors ministre des Outre-mer, avait pris en charge le dossier, et organisé des discussions au sein de ce qu'on a appelé le « groupe Lepredour ». On pouvait même penser qu'on était alors tout proche d'un dénouement, mais à proprement parler, on n'était jamais rentrés dans une véritable négociation sur le fond.
Là, ce qui est vraiment nouveau, c'est qu'il y a une négociation sur le fond et plusieurs éléments à retenir. D'abord, tout le monde est autour de la table, personne n'a renversé la table et personne n'a quitté la table, soit le jour même, soit les jours suivants, comme cela s'est parfois passé. On peut noter aussi que la démarche est transparente, c'est-à-dire qu'il y a un document qui a été diffusé, qui est clair et net, mais en même temps très substantiel. Pour construire un projet durable, il importe que les fondations soient suffisamment solides. Selon moi, c’est le cas.
En même temps, il n'y a pas de communication outre-mesure, pas de déclaration du ministre des outre-mer, Manuel Valls, sur le sujet, si ce n’est pour souligner que le dossier avance. Les échanges restent discrets, ce qui est plutôt très bon signe. Ça s'apparente à ce qu'on peut voir en diplomatie : quand une négociation avance, elle demeure discrète. Il apparaît, pour la première fois depuis les années 2010, que les négociations ont commencé et qu’elles pourraient enfin aboutir.
Le document en question évoque l’idée ou la possibilité d’un nouveau référendum, mais qui ne soit pas « couperet », binaire, mais de projet. C’était une de vos recommandations en 2014, il y a 11 ans…
On a l'expérience des référendums d'autodétermination dans le monde. On sait que s'il s'agit de référendums « couperets » et qui interviennent sur une population divisée, cela rajoute de la division à la division. Un référendum devrait conduire à de l’inclusion, à la définition d'un projet indiquant une direction. Les trois référendums de 2018, 2020 et surtout 2021 ont rajouté de la division et conduit à de l'exclusion.
D’autant qu’en Nouvelle-Calédonie, il y a une problématique qui est particulière, c'est que non seulement on identifie un corps électoral restreint, mais aussi que les statistiques ethniques y sont autorisées. Par conséquent, on sait assez précisément qui vote quoi en fonction de sa localisation sur le territoire, mais aussi en fonction de son origine ethnique. En Nouvelle-Calédonie, la division n'est donc pas seulement une division électorale ou géographique, mais aussi une division ethnique. Et ça, évidemment, ce n'est pas bon surtout si l’on demeure attaché à l’universalisme qui caractérise la République française.
Comment peut-on imaginer construire un projet global de société s’inscrivant dans la durée en différenciant les êtres humains qui vivent dans ce pays en se fondant sur un critère ethnique ?
Dans ce document, l’État, en l’occurrence Manuel Valls, a réaffirmé le maintien de la Nouvelle-Calédonie au sein de la République mais aussi le droit inaliénable à l’auto-détermination, garanti par la Constitution et la Charte des droits des peuples autochtones. Finalement est-ce qu’on n’en revient pas à l’Accord de Nouméa ?
L'État, la République française ne peut pas faire autre chose que de réaffirmer la nécessité du maintien d'un lien avec la France. Sinon, ce n'est plus l'État, ce n'est plus la République française.
Il y a eu trois référendums avec un corps électoral sur lequel il y avait un accord entre les trois partenaires -l’État, les indépendantistes et les non indépendantistes. Tout ça s'est fait sous la surveillance de l'ONU qui avait délégué des observateurs, dans des conditions juridiques parfaitement régulières, du point de vue du droit interne et international. Bien évidemment, sur le plan politique, compte tenu de l’appel des indépendantistes à la non-participation au troisième référendum organisé en décembre 2021, c’est une autre affaire.
Ces trois référendums, qu'on le veuille ou non, ont conclu à la volonté majoritaire d'un maintien d'un lien avec la République française. Donc, l'État est bien obligé de le prendre en compte. Il y est obligé parce que c'est l'État. Il y est obligé aussi parce que l'exigence principale de l'ONU, finalement, c'est que le processus de décolonisation se fasse de manière démocratique. Donc, ce point-là n'était pas véritablement négociable. Après, tout dépend bien entendu de la nature du lien avec la République française.
Est-ce qu’on peut imaginer que l’autodétermination, l’émancipation, la souveraineté ou l’indépendance ne remette pas en cause le lien avec la République française ?
C'est tout l'enjeu de ce qui est en train de se passer en Nouvelle-Calédonie et, accessoirement, de ce qui se passe aussi dans d'autres territoires sous souveraineté française : la Polynésie française, mais aussi dans une moindre mesure, les départements, régions, collectivités à statut unique de l'article 73, qui portent également une demande d'émancipation.
Cependant, en Nouvelle-Calédonie, on est très clairement, certains refusent encore de l’admettre, le mot lui-même faisant peur, mais on est très clairement dans un processus de décolonisation qui est placé sous le regard de la communauté internationale. Il ne faut jamais perdre de vue ce point-là. La Nouvelle-Calédonie fait partie, comme la Polynésie d'ailleurs, des territoires considérés comme non autonomes au sens de la Charte des Nations Unies et de la jurisprudence de la Cour internationale de justice. Il n'y en a pas beaucoup dans le monde, seulement 17.
C'est souvent un point qui est laissé en arrière-plan, mais pour la République française, pour son poids dans la communauté internationale, la crédibilité de sa voix, c'est une question qui est quand même très importante.
Donc le lien avec la République française est acquis. Tout l'enjeu, c'est de savoir concilier le lien avec la République française et l'exercice du droit à l'autodétermination. Puisque l'exercice du droit à l'autodétermination, là aussi, c'est une exigence des Nations Unies et c'est aussi une exigence constitutionnelle française, puisque depuis 1946, on considère que le droit à l'autodétermination est perpétuellement ouvert pour les populations d'outre-mer. C'est inscrit dans la Constitution de 1946, ça a été repris tel quel dans la Constitution de 1958. Là aussi, c'est la position particulière de la France, son positionnement sur la scène internationale, qui est en jeu.
Un peu plus loin dans le document, toujours dans le paragraphe autour de l’autodétermination et du lien avec la France, on parle de l'adoption d'une loi fondamentale calédonienne inscrite au titre XIII de la Constitution française. Ce titre XIII en question, c'est l'accord de Matignon et l'accord de Nouméa.
Ce titre XIII de la Constitution, actuellement, c'est un titre qui s'intitule « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie ». L’intitulé de ce titre en dit long : il est transitoire puisque l'accord de Nouméa a une durée de vie finie. L'accord de Nouméa lui-même dit qu'il est conclu pour une période de « vingt années ». Il a été conclu en 1998, donc depuis 2018, depuis sept ans maintenant, on est dans une zone grise où l'accord de Nouméa est censé avoir cessé de produire ses effets.
Sauf que ce n'est pas si simple, parce que la France a aussi adopté des lois organiques en application de l'accord de Nouméa qui, elles, continuent d'exister. Toujours est-il que ce titre XIII, a vocation à être modifié. Ce qu'il faut bien voir, c'est que ce titre, comme il renvoie à l'accord de Nouméa, a une valeur constitutionnelle. La Constitution de 1958, en son sein, contient déjà ce qui est une « petite Constitution », à savoir l'accord de Nouméa, puisqu’il a une valeur constitutionnelle.
Et là, ce dont il s'agit, ce serait de clairement d’enchâsser dans la Constitution de 1958 une nouvelle « petite Constitution » pour la Nouvelle-Calédonie. Ça paraît un peu baroque, vu de Paris, mais en réalité, c'est un mode de fonctionnement qu'on connaît bien et qui existe dans les États fédéraux. Par exemple, aux États-Unis, il y a une Constitution fédérale, la Constitution de 1787, et il y a dans chacun des cinquante États fédérés une Constitution propre à cet État fédéré. Finalement, le système qui est imaginé là est classique en droit constitutionnel comparé. Il existe déjà en réalité depuis 1998 pour la Nouvelle-Calédonie, même si ça n'est pas très apparent, puisque c'est en quelque sorte une constitutionnalité par renvoi, par ricochet. Finalement, il s’agirait ici simplement d’assumer encore plus clairement ce choix.
Pour être précis, lorsqu'on dit : il y aura, dans ce titre XIII une loi fondamentale calédonienne, il faut bien voir que pour les juristes en droit, le premier acte de souveraineté, l'acte le plus important en termes de souveraineté, c'est l'établissement d'une constitution propre au territoire considéré. Donc, dire qu'il va y avoir une loi fondamentale, c'est finalement reconnaître la souveraineté, qui est le terme juridique exact, du territoire en question. L'acte primordial de souveraineté, c'est ça, c'est se doter d'une Constitution propre et ensuite, le reste suit.
Sur les quatre hypothèses d'autodétermination évoquées, la deuxième est celle, dit-on, qui a nourri le plus les échanges. On y parle notamment de partage des compétences régaliennes pendant une période de stabilisation. Là aussi, on a la sensation de rester assez fidèle à l’accord de Nouméa ?
Oui, l'accord de Nouméa prévoyait un transfert progressif de compétences au profit de la Nouvelle-Calédonie. Ce transfert a eu lieu pendant une période d'une vingtaine d'années. Il ne faut pas oublier, parce que très souvent on souligne une forme d’échec de l'accord de Nouméa, notamment quant au processus de sortie. Mais, il faut aussi parler des succès de l'accord de Nouméa. Et par exemple, ce transfert progressif de compétences a plutôt bien fonctionné. Toute une série de compétences non-régaliennes ont été transférées à la Nouvelle-Calédonie. La Nouvelle-Calédonie a été capable de les assumer. Je pense par exemple à l'enseignement, la fonction publique, etc. Toute une série de domaines qui sont aujourd'hui régis par des lois de pays et qui fonctionnent plutôt bien.
Donc, l'accord de Nouméa, il faut bien voir que son grand succès, c'est aussi ça ! C'est la démonstration par l’exemple que ce territoire avait la capacité d'assumer lui-même, de manière complètement autonome, un certain nombre de compétences.
Par ailleurs, l'accord de Nouméa a réservé la question des compétences régaliennes. Il l'a réservé en la renvoyant à un scrutin d'autodétermination, voire deux, voire trois, comme on le sait. Mais déjà, certaines compétences régaliennes, sans avoir été transférées, ont été partagées entre la Nouvelle-Calédonie et la République française.
C'est le cas, par exemple, en matière internationale où la Nouvelle-Calédonie a beaucoup de compétences, notamment sur les relations internationales au sein la région Pacifique. Elle exerce en propre plusieurs compétences directement dans la sphère de celles qui lui ont été progressivement transférées. Elle est associée à l’exercice de celles qui ne lui ont pas été transférées. Elle a la capacité d'envoyer des « ambassadeurs » dans les pays de la région Pacifique, et. Elle a donc d’ores et déjà des pouvoirs déjà très étendus dans ces matières.
Il a été dressé il y a quelques années un bilan de l’exécution de l’accord de Nouméa. Il a révélé que, dans ce domaine des relations internationales, la Nouvelle-Calédonie n'exerçait pas intégralement ses compétences, c'est-à-dire qu'elle n'allait pas au bout du partage des compétences. C'est extrêmement intéressant parce que ça montre qu'il existe des compétences qu'elle peut parfaitement assumer sans grandes difficultés et d'autres compétences, notamment lorsqu'on touche au domaine régalien, par exemple, celui des relations internationales, qu’il est plus difficile d’assumer pleinement.
Quant aux autres domaines de compétences régaliennes qui sont envisagés -par exemple l’ordre public, la sécurité, la défense, la justice, la protection des droits fondamentaux-, il serait sans doute difficile pour un pays de 270 000 habitants d'exercer pleinement ses compétences régaliennes et de manière satisfaisante.
Ainsi, pour se limiter à ces deux seules illustrations, avoir une défense sérieuse de la Nouvelle-Calédonie dans le contexte géopolitique qui est le nôtre où s’épaissit chaque jour davantage un « brouillard de guerre », risque d'être difficile pour ne pas dire plus. De même, avoir en Nouvelle-Calédonie une justice réellement indépendante et impartiale, ayant les critères de qualité d'une bonne justice, là aussi, ça reste extrêmement problématique parce que c'est un petit territoire, où les gens se connaissent depuis l’enfance, ce qui ne facilite guère la distanciation nécessaire lorsqu’il s’agit de juger.
Le document évoque aussi la citoyenneté calédonienne, un sujet ancien qui anime toujours des débats vifs. La Constitution française, le principe d’égalité est fondamental. Comment fait-on pour créer cette citoyenneté sans rompre avec ce principe ?
Effectivement, la République française considère que le suffrage doit être égal et universel. C'est à la base de notre pacte démocratique. Sans cela, on ne serait pas une démocratie. Dès lors, comment concilier des restrictions du suffrage en Nouvelle-Calédonie avec l'égalité et l'universalité du suffrage ? Sachant que l'accord de Nouméa et un certain nombre d'accords précédents ont fixé des hypothèses de restrictions de la citoyenneté pour une raison bien particulière : la perspective d’une décolonisation du territoire.
Pour le comprendre, il faut regarder dans le rétroviseur : la Nouvelle-Calédonie a un point commun avec ce qu'était l'Algérie auparavant dans son rapport avec la France. La Nouvelle-Calédonie, comme l’Algérie, a été une colonie de peuplement. C'est-à-dire qu'il y a eu une volonté politique de la République française, -depuis l'origine jusqu'à une période très récente-, de peupler ce territoire de personnes venant de l'Hexagone.
Jusque dans les années 1970, par exemple, c'est hier ! Pierre Mesmer soutenait qu’il fallait envoyer massivement des personnes venant de « Métropole », comme on disait alors, en Nouvelle-Calédonie. C'était un discours et une volonté politique de la République française complètement assumé : envoyer massivement des personnes originaires d'Hexagone sur ce territoire. Non seulement parce qu’il y avait la volonté d'avoir, pour la France, son Australie à elle, en quelque sorte. Et très nettement, il y avait aussi une volonté de submersion du peuple premier. Ça, C'est très clair. C’est une mémoire encore très présente dans l’esprit des indépendantistes et des Kanak, et une crainte encore prégnante qui serait celle de connaître le sort des Aborigènes d'Australie, réduits à la portion congrue sur leur propre terre, parqués pour la plupart d’entre eux dans des réserves. On peut comprendre que les Kanak ne veuillent pas non plus connaître le sort des Indiens d'Amérique ou des Amérindiens qui vivaient sur les territoires actuels de la Martinique ou de la Guadeloupe, et qui ont purement et simplement disparu. Paul Valéry écrivait que les civilisations sont mortelles. Effectivement, la colonisation a produit cet effet de réduire pratiquement à néant certaines communautés, voire des faire disparaître complètement.
Et finalement, cette politique de colonialisme par substitution, a, si je puis dire, « bien fonctionné ». Aujourd’hui, la proportion de Kanak dans la population totale du territoire augmente de nouveau, mais au début du XXème siècle elle avait fortement chuté. Si on accepte de se mettre à leur place, on peut comprendre, que pour enrayer ce processus, les indépendantistes posent comme condition une restriction de la citoyenneté.
Dès lors, ce qu'on voit se dessiner entre les lignes du texte produit par le Gouvernement, c'est l'idée de restreindre la citoyenneté sans pour autant fermer la société politique calédonienne, parce que dans le Monde tel qu'il est, on n'imagine pas un territoire complètement fermé, replié derrière ses frontières. Le point de convergence pourrait être une condition de résidence de dix ans pour accéder à la citoyenneté du territoire. L’idée est que ce ne soient pas des personnes fraîchement arrivées qui déterminent le sort politique du territoire, mais véritablement, celles et ceux qui y sont nés, celles et ceux qui y sont implantés depuis longtemps, celles et ceux qui contribuent par leur travail à son développement économique. C'est lié à l'histoire propre de ce territoire, ancienne colonie de peuplement ; mais aussi à sa géographie. C’est une île, ou plutôt un ensemble d’îles, ce qui modifie sensiblement la donne.
La Nouvelle-Calédonie invite la France et sa Constitution à pousser ses limites, voire à explorer un peu de fédéralisme dans une République « une et indivisible ». Est-ce que le cas calédonien peut avoir des répercussions dans d’autres territoires, on a évoqué la Polynésie, les Antilles, la Guyane qui réfléchit actuellement à une évolution statutaire ?
C'est déjà le cas. La grande révision constitutionnelle de 2003 qui a donné aux Outre-mer une capacité normative, y compris en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane, est intervenue quelques années après l’accord de Nouméa de 1998. La Nouvelle-Calédonie a toujours joué ce rôle de « locomotive », elle a un effet d'entraînement qui est indéniable.
Quand l'accord de Nouméa prévoit un transfert progressif de compétences et que, vingt ans après, on s'aperçoit que ces compétences ont pu être exercées sans que la République vacille, ça montre que dans d’autres Outre-mer aussi, ces compétences pourraient éventuellement être exercées sans que la République en pâtisse. La Nouvelle-Calédonie est une forme de modèle qui conduit la République française à se réinventer sans se renier
La France est très particulière, parce que quand on la compare aux autres anciennes grandes puissances coloniales (Espagne, Portugal, Pays-Bas, Angleterre), on constate que toutes ont : soit perdu complètement leur empire colonial ; soit, comme la Grande-Bretagne, été capables de construire un nouveau modèle, sans ce rapport de puissance administrante à territoire administré. Je pense bien sûr au Commonwealth.
La France est la seule ancienne grande puissance coloniale à avoir quand même encore onze territoires habités situés outre-mer qui sont sous sa souveraineté directe. Si, en raison de notre histoire propre, le principe d'indivisibilité est particulièrement fort, il convient de l'assouplir, de le faire évoluer. Et c'est ce qui est en train de se passer en Nouvelle-Calédonie. C'est un processus qu'on ne doit pas craindre. Ce qu'a montré la Nouvelle-Calédonie, c'est que ce principe d'indivisibilité de la République française, est beaucoup plus résistant que ce qu'on pouvait penser. Il est plus souple aussi.
C'est ce qu'on est en train d'imaginer en Nouvelle-Calédonie : une souveraineté flexible, en quelque sorte. La Nouvelle-Calédonie peut gagner à ces nouvelles relations. La République française aussi peut sortir gagnante, parce si la souveraineté n'est pas flexible, qu'elle est rigide, elle casse ! C'est une loi de la physique des matériaux qu'on est en train d'éprouver aujourd’hui avec la Nouvelle-Calédonie et cette nouvelle souveraineté flexible qui se fait jour.
Donc le principe d’une République une et indivisible peut se concilier avec une forme de souveraineté de ces territoires ?
On pensait que c'était impossible dans une vision rigide, un peu étroite, de l’indivisibilité de la République. Et ce qu'on voit avec la Nouvelle Calédonie, c'est qu'on peut réinventer, réenchanter finalement ce modèle.
Très souvent, on a pensé de manière un peu binaire. Soit on est dans la République française, soit on est hors de la République française. C'était le raisonnement qu'on tenait encore dans les années 1960, ce que l’on a appelé « l'ère des indépendances ». Aujourd'hui, on voit qu'il y a des rapports différents qui peuvent s'instaurer. Cela renvoie à la fameuse pensée visionnaire de Jean-Marie Tjibaou : ce qui importe, ce n'est pas la question de l'indépendance, mais la question de la négociation des interdépendances.
Pour ma part, pour vous dire le fond de ma pensée, c’est parce que je suis viscéralement attaché à l’indivisibilité de la République française, à sa promesse d’universalisme, que je soutiens cette évolution du principe d’indivisibilité. Je pense sincèrement que s’il n’évolue pas, il est condamné à disparaitre.
Vous parlez de réimaginer, de réinventer. Est-ce que ce n’est pas aussi une lacune du côté politique, un manque d’audace politique ?
C'est ce qui est intéressant dans la négociation actuelle et dans le document qui a été produit par le Gouvernement sous la houlette de Manuel Valls, c'est justement qu'on voit se dessiner des solutions créatrices, des solutions d'inclusion et non pas d'exclusion.
Il y a un élément très important, qui est un des principes sur lesquels la République française ne dérogera pas, c'est le fait que la Nouvelle-Calédonie reste elle-même unie. D’ailleurs, le Gouvernement exclut fermement une partition, un dépeçage, de la Nouvelle-Calédonie.
On le sait, les trois référendums ont mis en lumière des divisions électorales qui recoupent des divisions géographiques et ethniques. Une solution simpliste consisterait à dire : On découpe la Nouvelle-Calédonie en zones, une zone qui veut rester rattachée à la République française, Nouméa et le Sud ; et puis une autre zone, le Nord et les îles, qui peuvent acquérir leur indépendance.
C'est évidemment la solution du pire, parce que c'est la reconnaissance d'une forme d'échec. On l’oublie parfois, mais en Algérie, juste avant l'indépendance, certains avaient imaginé autour de Pierre Mesmer, une partition de l'Algérie. Une partie de l'Algérie restant française et une autre partie devenant indépendante. Et le général de Gaulle, à l'époque, avait exclu cette hypothèse, très fermement, en disant, la formule est juste et forte, qu'il ne voulait pas d'un « Israël français ».
Vous avez bon espoir pour la suite des négociations ?
C'est une période très stimulante parce qu'après une phase de désespérance à la suite de la catastrophe de mai 2024, on est entré dans une nouvelle phase : une phase d'espérance que ce processus aboutisse enfin et que toute la population de ce pays puisse y vivre ensemble en paix et en sécurité. La Nouvelle-Calédonie, une fois de plus, est à la croisée des chemins. On a le sentiment que les acteurs politiques locaux, mais aussi le Gouvernement, Manuel Valls en tête, ont pris conscience de l’enjeu. Il n’y a plus guère d’autre issue que de réussir cette fois. Comme dans Macbeth : “Quand une situation est au pire, il faut qu'elle cesse ou qu'elle se relève...”.