On peut être originaire de l’Hexagone et pourtant profondément attaché aux Outre-mer. C’est le cas du lieutenant-colonel Karine Gauthier, première femme à commander la base aérienne 181 sur l’aéroport Roland-Garros à La Réunion. Forte de ses expériences en Guyane et à La Réunion, elle défend avec conviction l’importance cruciale des territoires ultramarins : « Les Outre-mer sont des points d’appui stratégiques souverains, des territoires français que personne ne peut contester. » Un an après sa prise de fonction, son action éclaire le rôle clé des territoires ultramarins dans la souveraineté et la projection de la France. Pour Outremers 360, elle revient sur ses choix, son engagement et les missions qui accompagnent cette responsabilité.

Servir et être utile
Le parcours de Karine Gauthier n’a rien d’ordinaire. À 24 ans, elle abandonne ses études de droit pour s’engager dans l’armée : « Depuis mon enfance, j’ai toujours ressenti un fort désir de servir. J’étais marquée par les récits de la Seconde Guerre mondiale. Je me demandais : qu’est-ce que je peux faire pour éviter que de telles atrocités se reproduisent ? » confie-t-elle. Après avoir réussi le concours d’officier, elle s’oriente vers les ressources humaines et suit une formation de deux ans à l’École des officiers de Salon-de-Provence. Viennent ensuite les opérations extérieures. La première, en Côte d’Ivoire, en tant qu’officier juriste. Une expérience marquante, alors que sa fille n’a que 7 mois. Puis l’Afghanistan, en 2012. Un choix difficile, son fils, n’a alors que 14 mois, mais assumé, presque évident : « C’est un peu fou, mais j’avais envie de servir sur un théâtre de guerre. Je me suis dit : c’est là où je vais vraiment voir mon engagement. » Elle y reste six mois. Ce qu’elle vit là-bas la marque durablement.
Guyane : une immersion dans le réel
Entre 2016 et 2019, Karine Gauthier est affectée à Cayenne, en Guyane. Elle vit une expérience marquante et inattendue : « Extraordinaire. Par sa richesse de culture, sa richesse de nature… Enfin au début je voyais ça comme un territoire un peu hostile de prime abord. Et en fait, c’est juste merveilleux. On vit dans la nature, et c’est la nature qui vous fait sentir que vous êtes chez elle. » Elle évoque la diversité culturelle, les gens sur les fleuves, les « mondes » qu’elle y croise, un véritable choc culturel qu’elle résume simplement : « Une jungle de culture que j’ai adorée. »
Elle y vit les grandes mobilisations sociales de 2017 de l’intérieur. « Ce fut une période bouleversante. J’ai compris le sentiment d’abandon de certains Guyanais. Ce paradoxe entre le centre spatial et la précarité des habitants, parfois à quelques kilomètres, m’a profondément marquée. » Elle garde de cette expérience un profond respect pour la diversité culturelle et la résilience des peuples de l’Amazonie française.
La Réunion, comme une évidence
Après un retour de deux ans à Paris, à la Direction des ressources humaines de l’armée de l’air et de l’espace, où elle gère les carrières des officiers, Karine Gauthier ressent le besoin de se renouveler. L’opportunité d’un poste à La Réunion se présente, comme commandant en second de la base aérienne 181 (BA 181). Elle s’y installe, et c’est un coup de foudre immédiat. Le territoire l’émerveille par ses paysages, mais surtout par le lien social qui s’y tisse naturellement : « L’environnement est magnifique, les gens sont tellement gentils… Et il y a un vivre-ensemble, ici, qui est encore différent. » Elle s’étonne d’une harmonie quotidienne, qui dépasse les religions : « Quand c’est l’Aïd, tout le monde fête l’Aïd, quelle que soit sa religion. À Pâques, c’est pareil. Tout le monde fête ensemble. C’est œcuménique. » Quelques mois après son arrivée, on lui propose le commandement de la base. Et le 18 juillet 2024, elle devient la première femme à commander la BA 181. Un moment qu’elle n’oubliera pas : « C’était magique. J’ai senti tout le personnel, les sous-officiers… contents que je prenne la base. Ils me l’ont montré pendant la cérémonie. »


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Opération Pégase
Depuis sa prise de commandement, le lieutenant-colonel Karine Gauthier s’emploie à renforcer le rôle stratégique de la BA 181 dans la zone océan Indien. En août 2024, la base accueille un volet majeur de l’opération Pégase, vaste déploiement des forces françaises dans la zone Indo-Pacifique. Un moment décisif pour montrer, selon elle, que « l’armée de l’air et de l’espace est capable d’aller très loin, très vite et de tenir dans la durée ». À La Réunion, cette manœuvre prend une dimension particulière. La base devient l’un des points d’appui essentiels de l’opération. « On a accueilli beaucoup de moyens, beaucoup de personnels. C’était impressionnant. » Cette mission illustre parfaitement le rôle de la BA 181 comme tête de pont stratégique de la France dans la région.
Chido : l’armée au cœur d’un pont aérien hors norme entre La Réunion et Mayotte
Il y a des opérations qui marquent une carrière, et des missions qui bouleversent. Celle du cyclone Chido sur Mayotte, en décembre 2024, restera gravée dans la mémoire des aviateurs mobilisés depuis la BA181 de La Réunion. Tout commence dès que les premières prévisions annoncent que Chido va « frapper Mayotte fort, très fort ». L’armée de l’Air et de l’Espace déclenche alors une opération de grande ampleur, d’une redoutable efficacité logistique.



Dès les premières heures après l’impact, des équipes du 25e régiment du génie sur Mayotte, spécialisées dans la remise en état des infrastructures aéronautiques, sécurisent la piste à Mayotte. Le feu vert est donné : la piste est praticable. Immédiatement, les premiers avions décollent, embarquant du matériel médical, des médicaments, et les éléments d’un hôpital de campagne. Le pont aérien débute officiellement le dimanche 14 décembre, avec des appareils A400M en provenance d’Orléans, chargés de vivres et de produits de première nécessité, « progressivement jusqu’à cinq par jour », se remémore Karine Gauthier. La base de La Réunion devient le centre logistique de l’opération. Sous coordination de la préfecture de La Réunion, en lien avec celle de Mayotte, les aviateurs réorganisent les flux de fret en fonction des priorités : médicaments, eau, denrées alimentaires. Camions, avions, cargos civils… toutes les voies d’acheminement sont utilisées. « On restructure, on reconditionne, on retrie tout », explique-t-elle. « On travaille quasiment 24 heures sur 24 pour optimiser les chargements, sur un tout petit parking, avec des rotations constantes. »


Mais à Mayotte, les capacités d’accueil sont limitées. Impossible de surcharger. Il faut doser, échelonner les arrivées. La logistique devient une opération d’équilibriste. « On a pu entendre que ça n’allait pas assez vite, mais en réalité, là-bas, les routes n’étaient pas dégagées, les transports bloqués. Renforcer l’aéroport n’aurait servi à rien. Il fallait optimiser de bout en bout, jusqu’à la distribution de bouteille d’eau à la population. »
Pendant dix jours, une centaine de personnels seulement tiennent le dispositif, avant l’arrivée des renforts. « Je tenais mes équipes à bout de bras », confie Karine Gauthier. Elle parle de moments de tension extrême, mais aussi d’une énergie portée par le sens de la mission. « Je leur disais : ce qu’on fait, c’est exceptionnel. On le fait pour les Mahorais. » Et cela se confirme lorsqu’ils accueillent les premières familles évacuées. En pleine nuit, certaines femmes descendent des avions en larmes, épuisées, désorientées. « Je les ai prises dans mes bras. Elles pleuraient. C’était dur, mais on était là. »
En un mois et demi, la base traite plus de 2 500 tonnes de fret et 3 000 passagers. « C’est l’équivalent de cinq ans d’activité normale. » Et le souvenir reste vif. Lors d’une récente intervention devant un groupe de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), une auditrice, mahoraise, prend la parole. Sa voix tremble : « Ma maison s’est écroulée. Mon fils a été blessé. Quand j’ai vu les avions se poser, j’ai pleuré. Je me suis dit : la France arrive pour nous sauver. » Pour Karine Gauthier, ce témoignage donne tout son sens à l’engagement : « Je savais qu’on était utile. Et que c’était pour ces gens-là qu’on le faisait. »



Outre-mer : de la périphérie au cœur de la géopolitique mondiale
En outre-mer, « nous ne sommes plus à la périphérie des enjeux. » Cette formule percutante du général Jean-Marc Giraud, commandant supérieur des forces armées dans la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI), résume à elle seule le changement de paradigme auquel nous assistons. Les territoires ultramarins, longtemps perçus comme éloignés, sont désormais au cœur de la stratégie géopolitique, militaire et diplomatique française.
En effet, dans un contexte mondial marqué par des crises hybrides, des rivalités d’influence croissantes et des défis climatiques et sécuritaires majeurs, les Outre-mer constituent pour la France des ancrages souverains et stratégiques. Ils offrent des points d’appui indispensables pour déployer des forces, collecter du renseignement, soutenir nos partenaires régionaux et assurer la stabilité des espaces maritimes tels que l’océan Indien ou le Pacifique.
Face à ces mutations, ces territoires deviennent des bases arrière de premier plan, utiles non seulement à la France mais aussi à ses alliés régionaux. Comme l’explique une militaire sur le terrain : « Être souverain à La Réunion nous garantit avant tout la capacité d’y installer durablement nos moyens de renseignement. Cela permet aussi, dans la doctrine de l’armée de l’Air et de l’Espace, d’assurer une véritable projection de force. Concrètement, cela signifie que nous sommes en mesure de mobiliser des capacités logistiques pour déployer, si nécessaire, des troupes au sol, comme l’ont illustré certaines opérations récentes.» Cette capacité se manifeste concrètement, qu’il s’agisse de ponts aériens d’urgence après un cyclone, ou d’actions de diplomatie militaire face aux contestations croissantes, notamment autour des îles Éparses.
Mais leur rôle ne se limite pas à la seule démonstration de force. Ces territoires sont aussi le socle d’une diplomatie de proximité, fondée sur la coopération, l’interopérabilité et le respect des souverainetés locales. À travers les manœuvres conjointes, les accords de survol, ou encore les missions humanitaires et environnementales, la France réaffirme à ses partenaires sa volonté d’être un appui fiable pour garantir leur liberté d’action et leur sécurité. La souveraineté française dans l’océan Indien s’ancre ainsi dans une collaboration étroite avec les États riverains comme Madagascar, Mozambique, Afrique du Sud… Ces coopérations concrètes renforcent l’intégration régionale et développent une réponse collective aux défis sécuritaires, migratoires ou climatiques.
Cette réorganisation s'inscrit dans le cadre de la Loi de programmation militaire 2024–2030, qui prévoit un renforcement substantiel des forces de souveraineté, en particulier dans l’Indo-Pacifique. L'objectif : adapter les dispositifs militaires français aux nouvelles menaces hybrides et assurer une liberté d’action stratégique dans la région, dans un contexte de multiplication des tensions, avec, en toile de fond, l’influence croissante des compétiteurs comme la Chine ou la Russie.
Les Outre-mer ne sont plus des marges : ils sont l’avant-poste de la France dans le monde de demain.
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