TRIBUNE. La départementalisation de 1946 : que reste-t-il de l'assimilation 75 années après ? par Patrick Lingibé

TRIBUNE. La départementalisation de 1946 : que reste-t-il de l'assimilation 75 années après ? par Patrick Lingibé

Il y a 75 ans, intervenait sous le gouvernement de Félix Gouin, président du Gouvernement provisoire de la République, la loi n° 46-451 du 19 mars 1946 tendant au classement comme départements français de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion et de la Guyane française composée de trois articles. Cette loi trouvait sa source dans trois propositions de lois qui étaient portées par trois membres de l’Assemblée nationale constituante : Léopold Bissol pour la Guadeloupe et la Martinique, Gaston Monnerville pour la Guyane et Raymond Vergès pour la Réunion. 

 

Elle a été adoptée à l’unanimité sur le rapport d’Aimé Césaire présenté le 12 mars 1946 où ce dernier expliquait l’objectif de cette loi : « il s’agit aujourd’hui (…) par une loi d’assimilation, mieux d’égalisation, de libérer près d’un million d’hommes de couleur d’une des formes modernes de l’assujettissement ». Cette assimilation résulte de deux articles. D’une part, l’article 1er dispose « Les colonies de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion et la Guyane française sont érigées en départements français. » D’autre part, l’article 3 dispose « (…) Les lois nouvelles applicables à la métropole le seront dans ces départements, sur mention expresse insérée aux textes.».
 

Le régime législatif de 1946 : de l’exception à l’identité législative

Nous pouvons constater donc que l’article 3 de la loi du 19 mars 1946 applique en réalité un régime juridique d’applicabilité d’exception en indiquant désormais que les nouvelles lois applicables à la métropole, le seront dans ces nouveaux DOM sur mention expresse : « Dès la promulgation de la présente loi (loi du 19 mars 1946), les lois nouvelles applicables à la métropole le seront dans ses départements, sur mention expresse insérées aux textes ».

Autrement dit, la loi n’est applicable aux nouveaux départements d’outre-mer que si le législateur décide de son application. Il faut rappeler le régime colonial qui existait auparavant. Ainsi, l’application dans la colonie guyanaise d’un texte législatif ou réglementaire de la France hexagonale était préalablement soumise à une double formalité obligatoire. En premier lieu, le texte devait l’objet faire d’une promulgation par décret du Président de la République. En deuxième lieu, le gouverneur de la Guyane devait à son tour, après cette promulgation présidentielle, le promulguer au sein de la colonie. Autrement dit, pour qu’un texte pris dans l’hexagone soit applicable en Guyane, il fallait impérativement qu’il soit étendu par le gouverneur.

Face aux critiques faites à ce système d’application d’exception, l’article 73 de la Constitution de la IVème République du 27 octobre 1946 posera le principe dit de l’identité législative : « Le régime législatif des départements d'outre-mer est le même que celui des départements métropolitains, sauf exceptions déterminées par la loi. » Ce principe sera repris par l’article 73 de la Constitution de la Vème République. Désormais, les lois et règlements sont applicables de plein droit dans les DROM (les départements d’outre-mer étant devenus après la réforme constitutionnelle de 2003 des départements-régions d’outre-mer), « Ils peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités » (premier alinéa de l’article 73 de la Constitution).


Le caractère atypique de la Guyane : un département avec un dispositif colonial maintenu.

La départementalisation de la Guyane ne sera fera pas comme dans les trois autres anciennes colonies. La Guyane aura ainsi au cœur d’un territoire départementalisé une enclave résultant de la survivance d’une organisation coloniale. En effet, il convient de rappeler que la colonie guyanaise
avait fait l’objet d’une bipartition territoriale par un décret du 6 juin 1930 portant création de territoire en Guyane. La colonie de la Guyane était ainsi divisé en deux zones : d’une part, la Guyane proprement dite réduite à la bande côtière qui s’étendait de la côte à l’intérieur sur une profondeur variable de 30 à 60 kilomètres ; d’autre part, le territoire de l’Inini qui partait de cette limite pour arriver jusqu’à la frontière sud du territoire. Ce territoire de l’Inini représentait les trois quarts de la Guyane et constituait une unité autonome, placée directement sous l’autorité du gouverneur de la Guyane. Lors de la départementalisation et du décret d’application du 1er novembre 1947, la question de la légalité du maintien de ce territoire va se poser, le gouvernement souhaitant le maintenir a priori.

Or, dans un avis peu connu rendu le 9 mars 1948, le Conseil d’Etat indiquera au contraire que le nouveau statut de département appliqué pour la Guyane entraînait de plein droit la disparition du territoire de l’Inini créé par décret le 6 juin 1930 : 

« Considérant que le décret du 6 juin 1930 a créé, à l’intérieur de la Guyane Française, une circonscription dite Territoire de l’Inini, dotée de la personnalité morale et de l’autonomie financière et administrée par le Gouverneur de la Guyane assisté, à l’exclusion de toute intervention du Conseil général, d’un conseil d’administration ; que la loi du 19 mars 1946 ayant érigé la Guyane en département français le décret du 1 er novembre 1947 y a introduit la loi du 10 août 1871 et les textes qui ont complété et modifié celle-ci ; que l’existence au sein d’un département d’un territoire ayant la personnalité civile et échappant à la compétence du conseil général est contraire à la loi du 10 août 1871 et que le décret du 6 juin 1930, qui n’entre pas dans la catégorie des règlements maintenus en vigueur à titre transitoire en vertu de l’article 3 du décret du 1 er novembre 1947, doit être regardé comme abrogé par ledit décret ; ».
 

Suite à cet avis, le territoire de l’Inini va disparaître en 1946 après 16 années d’existence. Pourtant, il réapparaîtra au moyen de la loi n° 51-1098 du 14 septembre 1951 portant organisation du département de la Guyane française qui en son article 1er va créer un arrondissement de l’Inini.

Cet arrondissement ne sera pas un arrondissement traditionnel, lequel n’est qu’une circonscription administration d’action de l’Etat, une simple division administrative. Au contraire, l’arrondissement de l’Inini était unique sur le plan du droit des institutions administratives de la République : il était
doté de la personnalité morale, créé pour une période de dix années et le préfet ou son représentant était assisté d’un conseil d’arrondissement. En réalité, cet arrondissement spécial a été créé dans la même optique que l’ancien territoire de l’Inini qui existait sous la colonie. La loi de 1951 ne fait en réalité qu’habiller juridiquement cet ancien territoire colonial en y greffant quelques outils existant dans tout département (création d’un conseil d’arrondissement avec des élus locaux), l’avis négatif rendu par le Conseil d’Etat en, 1948 y étant certainement pour quelque chose. D’ailleurs, il peut être
relevé que l’article 9 de cette loi de 1951 divise cet arrondissement de l’Inini en trois catégories de divisions administratives : les communes, les centres municipaux et les cercles municipaux. Cet arrondissement spécial unique en France sera supprimé par le décret n° 69-261 du 17 mars 1969
portant réorganisation administrative du département de la Guyane. La loi n° 69-1263 du 31 décembre 1969 portant diverses dispositions d’ordre économique et financier va en son article 27 abroger la loi n° 51-1098 du 14 septembre 1951 portant organisation du département de la Guyane française à compter de l’entrée en vigueur du décret n° 69-261 du 17 mars 1969.

En conclusion, la départementalisation avait pour vocation première d’assurer une égalité des droits en tournant le dos au statut colonial. Nous constatons que la réalité a été différente dans ces anciennes colonies, le cas du département guyanais étant illustratif sur ce point puisque de 1951 à 1970 va être réintroduit l’ancien territoire de l’Inini relevant de l’époque coloniale. Déjà affirmé lors de l’abolition de l’esclavage en 1848, la loi de départementalisation de 1946 avait pour objectif d’assurer une sorte d’assimilation associé à l’égalisation pour reprendre les mots du rapporteur Aimé Césaire. Autrement, dit l’assimilation devait conduire à une égalité dans tous les domaines.

Lire aussi :  Départementalisation de 1946 : Entre désespoir et recherche d’un nouveau souffle

Pourtant, si la départementalisation a pu avoir des effets au niveau de certaines politiques au niveau notamment de la santé, force est de constater le principe d’égalité promis dès 1848 n’a pas été atteint. 

Ce principe d’Egalité ne saurait selon nous être dissocié d’un autre principe tout aussi important qui est celui de la Dignité car il n’y a pas d’Egalité sans Dignité et de Dignité sans Egalité. 

Ce constat d’échec a été constaté par le loi n° 2017-256 de programmation relative à l’égalité réelle des outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique. En juillet 2020, l’INSEE publiait pour la première fois les chiffres sur le taux de pauvreté dans les DROM. Pour les quatre anciennes colonies, en utilisant le seuil national fixé à 60 % du niveau de vie médian et non le seuil local comme c’était le cas dans le passé (ce qui faussait le résultat de la pauvreté en la minimisant), on relève plus de 30 % de pauvres en Martinique et en Guadeloupe en 2017, 42 % à la Réunion, 53 % en Guyane. Si on corrèle ces chiffres avec ceux du PIB et de l’indice de développement humain et on gomme le nom de chacun de ces territoires, on les classerait dans la catégorie des pays sous-développés. On peut s’interroger donc sur l’application effective au sein de ces quatre anciennes colonies françaises de la devise de notre République : Liberté EGALITE Fraternité.

La départementalisation de 1946 se fondait sur le concept de l’assimilation, ce qui supposait l’oubli de la réalité et de l’histoire des populations à départementaliser. C’est un échec total car on ne peut appliquer un standard et un mode de vie hexagonal en faisant fi de la réalité d’un bassin de vie qui
s’impose à tous. C’est une ineptie tant sur le plan intellectuel que matériel. L’histoire actuelle démontre au contraire l’urgence qu’il y a à se réinventer en redécouvrant son passé et ce qui fait des gens qui vivent dans des bassins de vie extra-hexagonaux ce qu’ils sont réellement dans leur réalité
et dans leur histoire, que l’on a tenté de vouloir oublier dans la conception d’assimilation de 1946.

Ainsi, l’accès au droit est une véritable problématique de fond car elle percute l’Egalite et la Dignité des habitants d’outre-mer qui sont les grands oubliés des réformes ministérielles. Force est de constater que l’Etat ne s’est jamais préoccupé réellement de ces deux notions en outre-mer.

Aujourd’hui, force est de constater que l’heure n’est plus à l’assimilation des populations de ces anciens territoires coloniaux mais plutôt à reconnaître les spécificités, les histoires traumatisantes et les traumatismes qui en résultent pour les héritiers des sociétés issues de l’esclavage et de la colonisation. Une assimilation ne peut transformer des êtres humains au mépris de leur idée propre, de leur mode de vie, sans provoquer des révolutions sociétales à un certain moment. Comme,l’écrivait Albert Camus : « Être différent n’est ni une bonne ni une mauvaise chose. Cela signifie simplement que vous êtes suffisamment courageux pour être vous-même. » 

Cela doit donc amener à une révolution ambitieuse et disruptive pour les DROM comme pour le reste de l’outre-mer.
 

Patrick LINGIBÉ

Avocat spécialiste

Diplômé en droit routier

Cabinet JURISGUYANE

Bâtonnier

Vice-président de la Conférence des bâtonniers

Ancien membre du CNB

Membre du réseau d’avocats EUROJURIS