Dans le village de Tsingoni, au centre de Mayotte, les habitants oscillent entre tristesse, colère et détermination. De la luxuriante végétation, il ne reste plus rien. Ce samedi 21 décembre au matin, il n’y avait toujours ni eau ni électricité. Une semaine après le passage du cyclone Chido, les Tsingoniens rencontrés expliquent n’avoir eu aucune information, aucune consigne, aucun signe de leurs élus. Résignés, ils se sont organisés pour affronter l’après-cyclone. Si le passage remarqué du président de la République la veille a suscité un regain d’espoir chez certains, c’est bien le désarroi qui prédomine chez beaucoup d’autres. Un désarroi qui se transforme en peur la nuit venue.
À Tsingoni, il y aura un avant et un après Chido. La configuration du village a totalement changé. Les arbres fruitiers, des bambous géants et autres végétations ont laissé place à des paysages de désolation. La baie du village de l’Ouest de Mayotte est totalement exposée depuis la route principale, découvrant la plage de Didrioni, jusqu’alors invisible. En s’enfonçant dans le village, ce sont des maisons détruites, des toitures inexistantes et des déchets en tout genre entassés qui nous attendent. L’odeur nauséabonde qui monte au fur et à mesure que le soleil se dévoile est d’ailleurs la deuxième chose qui s’impose à nous.
« Nous ne savons plus quoi faire de nos déchets », soupire Mariama Ahamada, une enseignante de 31 ans qui habite à l’autre bout de l’entrée du village. « Nos aliments périment. Nos animaux meurent. Nous ne pouvons que constater... Il n’y a pas d’eau pour nous. Je ne me rappelle plus le jour où j’ai pris une douche. Nous sommes obligés d’aller à la rivière pour l’eau des toilettes mais que voulez-vous qu’on fasse ? Nous n’avons pas le choix. Je suis malade depuis quelques jours. Nous ne dormons plus, de peur de nous faire visiter. Nous nous barricadons chez nous. La nuit, on entend des bruits de tôles, des aboiements, des voix masculines. Et le lendemain, ça recommence. Le plus dur, c’est de voir que rien ne bouge au fil des jours ; d’entendre ce martèlement, de ne rien pouvoir faire... Physiquement, mentalement, nous n’en pouvons plus ».
Des journées d’angoisse et d’attente
La journée à Tsingoni commence pour beaucoup avec le même rituel : trouver de l’eau. Des points ont bien été installés, mais le manque de communication et d’organisation autour de la distribution provoque très vite des attroupements. À peine les points d’eau ouverts qu’il ne reste plus rien. L’information ne sera pas parvenue à tout le monde.
« Au début, je pensais que c’était parce qu’on était éloignés du cœur du village que nous n’avions aucune information, mais j’étais à un enterrement aujourd’hui et je découvre que nous sommes presque tous dans la même situation », s’indigne Siti Ousseni, professeure dans un collège de la commune du chef-lieu. « Nous sommes livrés à nous-mêmes alors qu’une catastrophe vient de nous tomber dessus. Jusqu’ici, nous nous sommes débrouillés sans eux, mais jusqu’à quand ? »
Le président de la République, en déplacement dans le village sinistré, s’est voulu rassurant. La population, elle, est à bout. « Il n’a même pas ramené de packs d’eau avec lui », soupire encore Siti Ousseni. « Lorsque j’ai entendu le bruit de l’hélicoptère, j’ai cru que c’était un approvisionnement. J’ai couru, vous ne pouvez pas savoir ! On m’explique ensuite que c’est le Président qui est là. J’ai rebroussé chemin. Il me fallait trouver de l’eau. Il parait qu’il y en a. Je ne l’ai jamais vue ».
Si la venue d’Emmanuel Macron, ce vendredi 20 décembre, a suscité de l’espoir dans le village, la réalité a vite repris ses droits. « C’est une bonne chose qu’il soit venu », confirme Moussa Abdallah, directeur d’école. « Les habitants ont besoin d’être rassurés, de voir qu’ils ne sont plus seuls. Maintenant, que va-t-il se passer pour nous ? Nous attendons encore que les débris soient enlevés un peu partout. Nous avons fait le plus gros, mais nous sommes fatigués ». À l’épuisement s’ajoutent la prise de conscience de ce qui s’est passé, le manque d’eau, d’informations, sans compter l’absence des élus sur le terrain, unanimement dénoncée dans le village. « Lorsque la catastrophe nous a frappés », explique le Tsingonien de 37 ans, « j’étais seul avec mes filles. Ma femme était à Dzoumogné, enceinte. Dès que le cyclone est passé et que j’ai vu l’ampleur des dégâts, j’ai essayé de joindre les équipes techniques via un talkie-walkie que j’avais à la maison. À la place, j’ai trouvé d’autres personnes de Tsingoni qui échangeaient sur le même canal. Il n’y avait alors plus le temps d’avoir peur ou de pleurer. J’ai amené mes enfants chez leur grand-mère et nous nous sommes rejoints pour nous organiser ».
Une équipe de six personnes se forme alors. Les héros du village, dont tout le monde parle, s’appellent Nassert, Madax, Moussa, Betska et Doyé. Ce jour-là, après le passage du cyclone, ils apportent avec eux tractopelle, tronçonneuse, gants et plan d’attaque. « On se parlait et, en même temps qu’on avançait, d’autres personnes nous rejoignaient. L’objectif, c’était de dégager les voies rapidement au cas où il fallait évacuer des blessés ». Ils y passeront toute la nuit. Plusieurs jours plus tard, le groupe continue de préparer l’après, malgré l’absence des élus sur place depuis le début de la crise.
« Dès que j’ai pu, je me suis rendu auprès de ma femme, à pied », continue de raconter Moussa Abdallah. « En chemin, j’ai croisé les services techniques de la mairie de M’Tsangamouji qui travaillaient au niveau du carrefour de la cascade de Soulou... Eux étaient préparés… Je me suis fait cette réflexion en avançant. Plusieurs dizaines de kilomètres plus tard, lorsque je suis enfin arrivé à Dzoumogné, tout le monde a fondu en larmes. Je pense que cela a été plus dur pour eux que pour nous. Nous, on était dans la survie. C’était comme si on était en post-guerre. On n’avait pas le temps de pleurer. Nous ne pouvions qu’agir ».
Au-delà de la survie
À Tsingoni, plusieurs jours après la catastrophe, certains essayent de trouver du réconfort là où ils le peuvent. « J’espère que vous avez eu le temps de voir le coucher de soleil », nous souffle Mariama Ahamada. « C’est magnifique. Tout est dégagé. Quand j’y pense plus longuement, aux conséquences, à ce que ça signifie réellement, j’ai envie de pleurer alors je me concentre sur les couleurs pour me raccrocher à quelque chose ».
À l’extrémité du village, un groupe de jeunes profite également de la vue. Imane et ses cousins sont postés au bord de la route. « Nous faisons la police de la circulation », dit-elle très sérieusement. « Pour sauver les makis. Ils tombent. Ils ont l’air perdus. Ils font des bruits bizarres, comme s’ils pleuraient... Je n’avais jamais entendu ça », raconte encore l’adolescente. « Il n’y a plus d’arbres. Plus à manger. Ils restent bloqués au sol. Parfois les voitures les écrasent. On est là pour leur dire de ralentir quand on voit qu’ils tombent. On en a déjà vu se faire écraser. C’est très triste ».
Plus loin encore, d’autres adolescents tentent de capter un peu de réseau. « Si vous avez Orange, ça passe ici », nous chuchote une jeune fille du groupe. Tous veulent donner des nouvelles rapidement avant de partir se barricader dans leur maison. Ici, on n’attend pas le couvre-feu. À la nuit tombée, les rues sont désertes ou presque.
Un non-respect du couvre-feu
Malheureusement, depuis le début de la crise, les habitants qui n’occupent pas leurs maisons se retrouvent rapidement à subir des vols de leurs biens ou du reste de leurs tôles. Pour cette raison, de nombreux villageois ont décidé d’occuper leur domicile, même si celui-ci ne possède plus de toiture.
« Où voulez-vous qu’on dorme ? », nous dit Mariama Aly, conseillère en insertion. « Si on part, il ne nous restera vraiment plus rien. Le couvre-feu ? On n’en avait pas besoin ! Qui va sortir dans ce noir absolu ? Pour quoi faire ? En revanche, nous ne sommes pas rassurés d’entendre toute cette vie au cœur de la nuit. Nous dormons peu et mal. Cela fait sept jours. Quand est-ce que cela va s’arrêter ? »
L’autre peur qui, paradoxalement, est aussi un espoir, c’est qu’il pleuve. « Je viens à peine de réussir à faire sécher le fauteuil dans lequel je dors désormais », explique encore la fonctionnaire. « Avant, je dormais presque assise. Mes vêtements finissent de sécher. S’il pleut, il faudra tout recommencer. En même temps, ça veut dire avoir de l’eau et nous en manquons ».
Le manque de douches, la chaleur et les moustiques sont d’autres facteurs qui ne rendent pas les nuits paisibles.
« Nos élus nous ont abandonnés », entend-on partout où l’on passe. La question de la distribution et de l’acheminement des denrées, des matériaux et de l’aide est également sur toutes les lèvres.
« Il paraît qu’il y a un élan de solidarité nationale, mais aussi que plein de cagnottes sont lancées pour nous aider... J’espère que cette aide à nous reconstruire nous parviendra, mais je me dis que si nous n’arrivons même pas à avoir accès à notre maire, nos élus, est-ce que nous verrons réellement cette aide ? », se questionne Mariama Aly. « Il y a tout à refaire. Nous avons besoin aussi d’architectes, de maçons, de toutes les personnes qui peuvent nous aider. Est-ce qu’ils vont venir ? Est-ce qu’on va réellement nous aider ? »
Malgré des traumas certains et de nombreuses interrogations, tout le village pense déjà à la reconstruction. Quand ? Comment ? Avec qui ? Pour le moment, aucune réponse n’est apportée.
Abby Said Adinani