À l’occasion du bicentenaire de l’indemnité d’Haïti payée à la France, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME) publie un document exhaustif intitulé « La double dette d’Haïti (1825-2025) – Une question actuelle ». Rédigée par une dizaine de chercheurs, cette note revient sur l’histoire de ce tribut particulier imposé à Haïti durant plus de 60 ans, et appelle la France à reconnaître cette injustice et à s’engager dans une démarche de réparation, avec une série de propositions.
Cent cinquante millions de francs de l’époque. Voilà le montant de l’indemnité infligée par la France au jeune État haïtien le 17 avril 1825 pour dédommager les anciens colons et assurer son indépendance. En 1838, un « traité d’amitié » entre les deux pays réduira toutefois cette dette à 90 millions de francs, à verser à la Caisse des dépôts et consignations (CDC) de Paris. Mais pour régler ses indemnités, Haïti dut emprunter à des banques… françaises, ajoutant à son tribut des intérêts et des commissions. Soit une double dette en somme.
Selon une enquête du New York Times publiée en 2022, « pendant près de 70 ans, Haïti paya 112 millions de francs au total, l’équivalent de 560 millions de dollars aujourd’hui, selon nos calculs. Si Haïti avait conservé ces sommes, le pays se serait enrichi à hauteur de 21 milliards de dollars ». La FME fait quant à elle remarquer qu’ « Haïti représente un cas tout à fait extraordinaire dans l’histoire des nations », où des anciens esclaves doivent indemniser leurs anciens maîtres après les avoir vaincus militairement.
Pour comprendre l’acceptation de l’accord sur la dette par Haïti, il faut savoir qu’en 1825 le pays est complètement isolé sur les plans diplomatique et commercial, ni les États-Unis ni les puissances européennes ne reconnaissant son indépendance. « Jean-Pierre Boyer, président d’Haïti, parie sur cet accord pour consolider l’unité nationale, garantir la propriété des biens confisqués aux anciens colons et sécuriser son jeune État. Mais, en liant son économie à une dette massive contractée auprès de banques françaises, il engage Haïti dans une spirale de dépendance néocoloniale dont le pays ne parviendra jamais à s’extraire », souligne la FME.
D’après la Fondation, ces emprunts aux banques se sont élevés à 30 millions de francs à 6% d’intérêt, et l’État haïtien n’en percevra que 24 millions, « 6 millions étant absorbés par les banques à titre de frais financiers ». Par ailleurs, en 1847, Paris instaure un système de prélèvement direct sur les recettes des exportations haïtiennes et installe des agents français directement au service des douanes de Port-au-Prince, « plaçant ainsi le pays sous une tutelle économique quasi permanente ».

Pour honorer ses indemnités, le gouvernement haïtien est contraint de prélever de l’argent sur les revenus agricoles, principalement du café, les anciens esclaves et leurs descendants travaillant ironiquement pour leurs anciens maîtres et leurs ayants-droits. L’économie locale ne peut de fait prendre son essor. En outre, la création de la Banque nationale d’Haïti va paradoxalement conforter la dépendance du pays. « Cette institution, bien que fondée sur le territoire haïtien, est contrôlée par des banquiers français et administrée depuis la France, symbolisant l’emprise financière de l’ancienne puissance coloniale sur l’État haïtien », relève la FME.
En 1888, le dernier versement de la dette à la CDC est effectué. Avec le paiement d’un solde résiduel, le compte est officiellement clôturé en 1924, après presque cent ans, avec un trop perçu pour le Trésor français, que l’État haïtien ne recouvrera jamais. « Pour autant », précise la FME « même libéré de sa « double dette », le pays ne sortira pas de sa dépendance financière à l’égard de la France. Après l’effondrement du marché du café dans les années 1890, sa principale ressource économique, Haïti contracte avec Paris un dernier emprunt de 50 millions de francs, qui renouvelle la mainmise de l’étranger sur son économie ».
La FME déplore que toute l’histoire de l’indemnité d’Haïti soit généralement ignorée et écartée des récits historiques, particulièrement en France, pays à l’origine de l’effondrement initial du tissu socio-économique de l’île. « Aujourd’hui, deux siècles après sa signature, il reste crucial de s’interroger sur ces silences et sur la manière dont ils continuent de façonner les relations entre la France et Haïti. L’ordonnance de 1825, bien plus qu’un simple événement historique, est une clé pour comprendre les dynamiques de domination et de résistance qui ont marqué l’Atlantique post-esclavagiste ».
Dans ses conclusions, le rapport de la FME se positionne clairement pour des réparations de la France en faveur d’Haïti et avance plusieurs propositions : « La reconnaissance (du caractère injuste de l’indemnité) ; Faire connaître ce passé à tous les Français : le volet national ; Partager ensemble la reconnaissance : le volet culturel, scientifique et patrimonial franco-haïtien ; et Réparer : le volet politique et diplomatique (par exemple investissement massif de la France, en termes financiers comme en termes de savoir-faire, création d’un fonds de reconstruction abondé avec une politique d’incitation envers d’autres partenaires à participer également à cette entreprise, approfondissement de la coopération universitaire et accueil de boursiers haïtiens etc.) »
PM