Surpopulation record, violence, insularité, pénurie de structures de soins psychiatriques et conditions climatiques extrêmes : depuis 2023, Valérie Mousseeff est la première femme à diriger le centre pénitentiaire de Baie-Mahault, en Guadeloupe, l’un des établissements les plus sous tension de France. À l’occasion de la parution de son livre La prison comme horizon, elle confie à Outremers 360 son engagement pour ce milieu hors norme et livre un témoignage de terrain sur le quotidien de la prison guadeloupéenne. Forte de plus de vingt ans d’expérience en milieu carcéral, elle esquisse une autre manière de penser la prison, entre exigence d’autorité et impératif d’humanité.
Outremers360 : Vous arrivez à Baie-Mahault en avril 2023. C’est votre troisième poste de cheffe d’établissement pénitentiaire, après Grenoble et Nice. Qu’est-ce qui distingue fondamentalement Baie-Mahault de vos expériences dans l’Hexagone ?
Valerie Mousseeff : Il y a évidemment des points communs. On reste dans le même métier, avec les mêmes obligations de sécurité, et toutes mes expériences précédentes m’ont préparée à ce que je rencontre ici. Mais il y a aussi des différences très fortes, notamment sur les leviers de gestion dont on dispose.
Quand j’étais directrice adjointe à Nîmes, quand on atteignait 200 % de surpopulation, on organisait des transferts de désencombrement chaque semaine vers un autre établissement. Or, ça, c’est impossible en outre-mer. On a beau monter en capacité et en effectif, on ne peut pas envoyer des personnes détenues vers d’autres établissements. Car en outre-mer tous les transferts se font en avion. Ce qui suppose l’accord de la personne détenue. Or tout le monde ne souhaite pas partir à des milliers de kilomètres.
L’insularité impacte aussi tout ce qui touche aux infrastructures. En Guadeloupe, il n’y pas d’ERIP (Equipes régionales d’intervention pénitentiaire) ni d’ELSP (équipes locales de sécurité pénitentiaire) qui relèvent ici, de la gendarmerie.
Nous n’avons pas non plus les structures psychiatriques nécessaires. En Guadeloupe, nous n’avons pas d’UHSA (unité hospitalière spécialement aménagée), ni d’USIP (unité de soins intensifs psychiatriques), ni d’UMD (unité pour malades difficiles). A titre d’exemple, le 1er décembre dernier, un patient a tué de plusieurs coups de couteau un médecin au centre médico-psychologique du Gosier, et il a été envoyé à la prison de Baie-Mahault par manque de structure adaptée.
Le manque de levier de gestion impacte aussi les approvisionnements. Commander des matelas supplémentaires coûte très cher, double du coût de la matière première, car ils proviennent de l’Hexagone, et le délai de transport peut prendre jusqu’à six mois.
Vous insistez dans votre livre sur une violence endémique, souvent enracinée dans les parcours de vie. En quoi le profil des détenus de Baie-Mahault est-il spécifique ?
La population pénale à Baie-Mahault est particulièrement marquée. Nous avons beaucoup de jeunes criminels, avec un taux d’homicides multiplié par dix par rapport à celui de l’Hexagone. Les vols à main armée explosent également. On est sur le département le plus criminogène en 2025 en homicide. On a dépassé la Guyane et tous les autres territoires français. On est face à une criminalité terrible. On a une typologie de détenu, violent, jeunes, criminels, qui a un rapport à la violence totalement banalisée.
Il faut regarder aussi le contexte social. La Guadeloupe est un territoire frappé par une misère sociale qui dépasse ce que l’on observe, en moyenne, dans l’Hexagone. La pauvreté est forte, structurelle, et elle nourrit évidemment une partie de la délinquance.

On est par ailleurs au carrefour géostratégique des routes de la drogue avec des pays d’approvisionnement en Amérique du Sud, de la circulation des armes à feu qui viennent des Etats-Unis. Il y a de nombreux micro-États des Caraïbes, des frontières maritimes très poreuses, des débarquements possibles sur beaucoup de plages. Le trafic maritime est conséquent. Ici, beaucoup de jeunes sont armés, et un conflit peut dégénérer très vite.
Comment ce contexte se traduit-il dans le quotidien de la prison ? Le rapport à l’autorité est-il différent ?
C’est là où la situation est paradoxale. Par rapport à mes expériences précédentes, je trouve qu’il y a ici un rapport à l’autorité qui est beaucoup plus apaisé. Dans certains établissements de l’Hexagone, on ressent une forme de rejet de l’uniforme, une défiance, parfois une hostilité ouverte contre ce que représente le surveillant. À Baie-Mahault, ce n’est pas le cas. Le cadre est respecté. Il n’y a pas ce conflit permanent autour de l’uniforme.
La configuration locale y est pour beaucoup. Les surveillants que nous avons sont tous Guadeloupéens et ont effectué une partie de leur carrière dans l’Hexagone avant de revenir. Ils ont une solide expérience. Et surtout, ils connaissent très bien la population pénale : les détenus, leurs familles, les personnels, les élus. Tout le monde parle créole. Et ça crée un facteur d’équilibre très important en détention. Le détenu voit derrière l’uniforme une personne, et le surveillant a en face de lui des individus. Cela humanise énormément les rapports et évite certains rapports de force permanents que l’on peut rencontrer ailleurs.
Vous parlez aussi de défis nouveaux pour vous, liés au climat et aux infrastructures. De quoi s’agit-il ?
Il y a des défis très importants en Outre-mer à relever qui sont nouveaux pour moi. Les épisodes cycloniques, de fortes chaleurs, les problèmes d’approvisionnement en eau, les coupures d’eau, tout cela a un impact immédiat sur la vie en détention. Nous avons connu des périodes récentes où il n’y avait tout simplement plus d’eau dans tout l’établissement. Gérer un établissement pénitentiaire dans ces conditions, ça peut très vite devenir une gestion de crise.
Dans l’Hexagone, vous avez été confrontée à la radicalisation islamiste, notamment après les attentats de Nice en 2016. Qu’en est-il à Baie-Mahault ?
A Nice, on était sur la deuxième zone radicalisée de France. En Guadeloupe, il y a une différence très nette. La radicalisation islamiste n’est pas un sujet structurant. Nous avons des détenus issus des Caraïbes, avec des croyances variées, y compris des pratiques vaudou. En revanche, il n’y a pas de problématique spécifique liée à la radicalisation islamiste. La prison reflète la société environnante, et ce n’est pas aujourd’hui un enjeu majeur dans la société guadeloupéenne.
Dans votre ouvrage vous évoquez des travaux de modernisation et d’extension du centre de Baie-Mahault. Que va changer ce chantier ?
Il s’agit d’un DAC (dispositif d’accroissement et de capacité) qui va permettre d’agrandir énormément l’établissement. Aujourd’hui l’établissement compte 490 places théoriques. On est en train de construire deux bâtiments maisons d’arrêt qui compteront 300 places supplémentaires ainsi qu’un quartier arrivant et un quartier disciplinaire isolement. L’objectif est de sortir d’une surpopulation chronique qui est de 246 % en QMA (quartier maison d’arrêt). Et le DAC ne sera livré que fin 2026.

La visite du garde des Sceaux a mis un coup de projecteur sur Baie-Mahault. Quels messages souhaitiez-vous lui faire passer ?
Le garde des Sceaux mesure les enjeux et a déjà pris ce sujet à bras-le-corps, dans l’Hexagone, en organisant des réunions en visio qui rassemblaient les juridictions, les parquets, les directions d’établissement, et les SPIP (services pénitentiaires d'insertion et de probation) pour trouver des solutions. C’est un problème national grave, éminemment complexe et difficile à résoudre. C’est avant tout un problème de société.
Il faut peut-être qu’on réfléchisse autrement à la place qu’on veut donner à la prison et envisager l’incarcération uniquement pour certains faits.
Lors de sa visite, on lui a montré la réalité, nos difficultés : les matelas au sol, les quartiers mineurs qui ne sont pas inadaptés et le manque de structures de soins en Guadeloupe.
Nous avons aussi pu lui parler d’un sujet qui, pour nous, est très important : depuis deux ans la Région de Guadeloupe n’organise plus de formations. On avait dix formations professionnelles dont neuf financées par la Région en 2024-2025 elles n’ont pas eu lieu. Parce que la Région Guadeloupe n’organise plus aucune formation professionnelle. Pour nous c’est un drame parce qu’on avait cent personnes détenues qui travaillaient et maintenant on n’en a plus que dix.
Dans votre livre, vous dites que vous avez toujours voulu travailler en prison pour « soulager les vies brisées » et « transformer le réel ». Qu’est-ce que cela signifie, concrètement, à Baie-Mahault ?
On peut transformer le réel quand on est cheffe d’établissement parce que c’est nous qui avons le pouvoir hiérarchique. Je ne peux pas tout faire mais je peux quand même faire beaucoup. Mon premier principe managérial c’est de soutenir mes agents. Il faut les soutenir, les aider contre les violences, il faut vraiment mettre en place des politiques d’accompagnement très fortes parce que c’est un métier très exigeant et on ne peut pas les laisser seuls. Et je me mets au service de mes équipes. J’essaie de partir de leurs besoins, plutôt que d’arriver avec un plan tout fait. A Baie-Mahault on a des problématiques différentes de celles de Nice ou de Grenoble. Je trouve plus intéressant de partir du terrain car c’est le terrain qui commande. C’est comme ça que j’arrive à résoudre certains problèmes. Et sur la détention c’est pareil. Cette approche donne énormément de sens à notre métier.
J’ai une conception d’ouverture de la prison. Je dis souvent qu’en prison il ne faut pas rester seul avec son problème. La semaine dernière on a eu l’intervention d’une troupe de théâtre sur la lutte contre les violences faites aux femmes. Ma conception c’est que tous ceux qui ont envie de participer à ce grand défi d’offrir un autre avenir aux détenus sont les bienvenus en prison. Soit on se contente d’un discours purement sécuritaire, qui ferme les portes, soit on considère que l’on doit préparer la suite pour éviter la récidive. Bien sûr que le volet sécuritaire reste l’une de nos principales préoccupations, mais je ne veux pas réduire ni limiter mon action à cela. A Baie-Mahault, comme dans mes postes précédents, je crée un cadre fort pour y mettre un contenu dense. Car dans un milieu fermé, les besoins humains restent les mêmes des deux côtés, apporter du soutien aux personnels et de l’humanité aux détenus.























