En avant-première, Outremers360 a interrogé les auteurs de l’étude « Territoires ultramarins : pour un leadership économique territorial » du Groupe SCET, filiale de la CDC, et Roland Berger, cabinet de conseil en stratégie. Dans cet entretien, Ange-Marie Benoît, Directeur territorial des Départements, Régions et Collectivités d’Outre-mer du Groupe SCET, et Alain Chagnaud, Associé Senior chez Roland Berger, nous partagent leurs réflexions et convictions sur les Outre-mer, avant de découvrir dans les prochaines semaines, ce livre-blanc.
Pourquoi un livre-blanc maintenant ?
L’actualité récente a mis en exergue, au travers de crises, de troubles sociaux, politiques et événements climatiques, les difficultés structurelles des territoires d’outre-mer pour mener un développement harmonieux. Depuis une soixantaine d'années, le modèle économique de ce développement reste le même et tend à faire la preuve de son inefficacité à accompagner pleinement ces territoires en souffrance : économie, démographie, dépendance énergétique, résilience climatique, etc. Or, et c’est un fait mondial, les dysfonctionnements systémiques et la dérégulation des grands équilibres encore en place récemment, obligent dirigeants et décideurs à prendre la mesure de ces changements. Le territoire français ultramarin, dans son immense diversité, est particulièrement concerné par ces dérèglements climatiques, sociaux et économiques.
Ces collectivités ultramarines sont des partenaires historiques de la SCET. Aussi, celle-ci a souhaité, à sa manière, et dans ses compétences d’aménagement du territoire, réinterroger ce modèle avec le cabinet Roland Berger, car nous sommes convaincus qu’au-delà des crises, ces territoires sont porteurs d’innovation et de solutions.
Quelle différence avec un énième rapport institutionnel ?
Ce livre blanc n’est pas un audit ou une analyse détaillée des difficultés rencontrées par ces territoires. Elles sont connues et parfaitement identifiées. Il s’agit plutôt de questionner, avec modestie, le modèle de coopération et d’assistance qui prévaut dans la quasi-totalité de ces territoires, exception faite peut-être des terres du Pacifique qui bénéficient d’une autonomie plus importante (bien que l’action nationale y soit encore prégnante). La question est simple : « les systèmes d’aide au développement des Outre-mer n’ont pas été suffisamment efficaces jusqu’à maintenant. Ne faut-il pas essayer autre chose et plutôt tenter de changer de modèle ? » et peut être s’inspirer d’expériences réussies ailleurs, avec des pays émergents ?
Certaines solutions pourraient être applicables, d’autres modèles, peut-être plus disruptifs, pourraient modifier notre approche des outre-mer C'est l’enjeu des questions que pose ce livre blanc
Quels constats et quelles convictions sont partagés sur les situations ?
Les Outre-mer, bien que très divers et couvrant 3 océans, connaissent à peu près les mêmes difficultés qui sont évidemment liées à leur insularité, leur éloignement et un modèle économique dépassé ;
L’insularité cumule des contraintes climatiques de plus en plus évidentes – trait de côte, succession d’événements de sécheresse et d’inondation, modification des écosystèmes, ressource en eau – avec un manque de résilience face à ces bouleversements. Les territoires sont trop insuffisamment équipés pour résister à ces modifications profondes de leurs modes de vie.
Géographiquement, ces territoires sont petits et peu peuplés. En général des populations, qui à l’exception de la Réunion, ne dépassent jamais les 400 000 habitants. Et si la Guyane est bien sûr un territoire immense, on peut considérer que sa surface habitée et exploitée n’est guère plus grande que les autres territoires ultramarins.
L’ensemble de ces pays connaît de profondes modifications démographiques ; les Antilles et La Réunion voient une transformation rapide de leur pyramide des âges qui en feront parmi les territoires les plus âgés à l’horizon 2050. Quand les Antilles perdent, de manière de plus en plus visible, une population significative, la Guyane et Mayotte connaissent une explosion démographique - aussi bien exogène qu’endogène - qui crée également de profonds troubles socio-économiques.
Les constats sont les mêmes, que les flux migratoires soient positifs ou négatifs, la géographie particulière de ces pays génère des problèmes récurrents de fonciers aménageables et donc de production de logements, et notamment de logements sociaux quand ces territoires en ont un manque criant avec des populations plus paupérisées qu’en métropole (cf indices INSEE).
Cet éloignement et cet isolement, combinés avec ces déséquilibres démographiques, impactent bien évidemment une économie, constituée essentiellement de services marchands ou non marchands, quand elle n’est pas une économie de rente, appuyée sur le fonctionnariat et les financements d'État ou des collectivités. Ces économies essoufflées ont de plus en plus de mal à trouver une autonomie. Elles manquent ainsi cruellement de compétitivité (avec son corollaire : des territoires très peu inscrits dans leurs zones éco-géographiques) et sont en difficulté pour offrir aux nouvelles entreprises et à l’innovation les canaux financiers nécessaires au développement : financement d’amorçage, soutien à l’innovation…Une économie parallèle, non encadrée, informelle, se met ainsi en place sur la plupart des territoires pour pallier le manque de structures organisées.
Cet isolement a également pour effet d’avoir des territoires insuffisamment structurés et équipés. Que ce soit dans les réseaux primaires : eau, assainissement, communication, ou en matière d’équipements sanitaires, d’enseignement, de formation…
Sur le volet environnemental, la dépendance aux énergies fossiles et les difficultés structurelles (faible population, pas de rentabilité pour l’implantation des filières lourdes) pour traiter les déchets, sont des sujets d’inquiétude à court terme.
En général, les mix énergétiques ENR sont de l’ordre de 25% seulement pour ces territoires, à l’exception de la Guyane qui assure 60% de son énergie par l’hydroélectricité.
Toutefois, au-delà des constats de ces situations, encore une fois intrinsèquement liés à l’insularité, l’éloignement et un modèle économique à bout de souffle, les outre-mer présentent des potentiels de développement remarquables.
Véritables laboratoires de la résilience climatique, ils peuvent devenir des territoires exemplaires en matière de transition écologique. Abondamment pourvus en énergie solaire, éolienne, les enjeux d’indépendance aux énergies fossiles sont des vecteurs de développement parfaitement identifiés.
Une vraie innovation, au service de ces transitions est en train d’émerger, au travers de start up et jeunes entreprises qui, si elles sont suffisamment aidées, notamment par l’accès aux grands financements privés, sont en mesure de porter les fondements d’un changement de modèle social et économique.
Les écosystèmes sont riches, foisonnant, que ce soit en Guyane, dans les Antilles ou le Pacifique. Recherche pharmaceutique, innovation technologique, exploitation raisonnée des ressources, nouvelles pratiques agro-alimentaires, décarbonation, sobriété énergétique, sont autant de pistes à soutenir pour la transformation de ces territoires
Quelle est votre approche ?
Nous essayons de valoriser une approche systémique pour en comprendre les éléments déterminants nécessaires à l’ancrage du développement ; il faut comprendre par là qu’il n’est pas nécessaire de vouloir traiter l’ensemble des problèmes et de procéder, comme cela a souvent été fait, à un éparpillement des moyens et des ressources pour avoir l’illusion de servir tout le monde équitablement ! Il nous paraît au contraire nécessaire de choisir des axes, des cibles à traiter en priorité pour rendre possible un développement choisi et ciblé. Il ne s’agit pas de postulats, c’est-à-dire d’hypothèses, mais d’éléments factuels, concrets, pragmatiques, sur lesquels l’ensemble des acteurs doivent se retrouver ; on parle par exemple d’infrastructures, d’équipements primaires, de formations, ou encore de renforcement des tissus économiques, de l’accessibilité aux financements ou de la coordination des outils et ressources existantes. Il faut choisir les projets à fort effet de levier pour créer une dynamique.
Cette notion de désilotage est fondamentale car elle doit permettre de coordonner, de mutualiser et d’optimiser les interventions au profit des axes de développement retenus.
Cette feuille de route doit être prioritairement écrite par les exécutifs ultramarins. L’appropriation des leviers d’un développement local ne peut venir d’une injonction métropolitaine, mais doit passer par une adhésion sans faille et un portage politique des priorités par les décideurs locaux, publics et privés, les collectivités et les populations.
« Il serait donc intéressant de repenser le cadre législatif commun aux outre-mer et à la métropole pour laisser la main à la gouvernance territoriale sur les compétences qui intéressent prioritairement chaque territoire et de les aider à redéfinir leurs priorités et actions » (livre blanc).
Comment imaginez-vous les territoires d’Outre-mer efficients et armés pour affronter les grands défis de demain ?
Comme dit précédemment, il faut aider au maximum les territoires d’outre-mer à autonomiser leur réflexion et repenser leur développement de manière beaucoup plus locale ; pour cela, et pour répondre aux défis colossaux qui, les attendent sur les enjeux de durabilité et de résilience, nous préconisons la mise à disposition des exécutifs d’équipes hautement qualifiées pour les assister dans la mise en place des stratégies et des moyens de leur mise en œuvre. On peut imaginer ces équipes pluridisciplinaires composées de ressources nationales, internationales et locales, et appuyées par des acteurs privés, comme les banques, les grandes entreprises, les investisseurs locaux et nationaux.
Ces équipes, sous l’autorité des collectivités, s’inscriront dans une vision de formation et de transfert de compétences vers les cadres locaux qui en assureront la pérennité à moyen terme. Nous avons ainsi imaginé, avec Roland Berger, de doter ces territoires de véritables « task force ».
Les acteurs nationaux ne s’inscriraient plus en prescripteurs ou pilotes, mais plutôt en appui de ces stratégies, en « réservoir » de ressources et de moyens : expertises, apport financiers, ingénierie opérationnelle, etc…