Hexagone :"Elles avant nous", un spectacle d’utilité publique qui raconte Mayotte à travers les femmes

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Hexagone :"Elles avant nous", un spectacle d’utilité publique qui raconte Mayotte à travers les femmes

Les Mahoraises se définissent-elles comme étant de Mayotte, Françaises ou musulmanes ? Faut-il se marier pour être libre ? Comment conjuguer traditions et modernité ? Voilà autant de questions qui traversent la pièce de théâtre "Elles avant nous", mise en scène par Leyla-Claire Rabih et coécrite avec Morgane Paoli. Depuis un an, cette création documentaire a été jouée un peu partout à Mayotte. Désormais, c’est dans l’Hexagone que les comédiennes Anzmat Ahmadi, Nawoile Said Moulidi et Anturia Soilihi portent la voix des femmes de Mayotte. Le spectacle documentaire a été présenté ce jeudi 6 mars à Paris pour la première fois. D’autres dates sont encore à venir.

Rien ne prédestinait Leyla-Claire Rabih à écrire Elles avant nous. En 2020, la metteuse en scène découvre Mayotte en travaillant sur des ateliers autour de l’identité. Elle reviendra à plusieurs reprises, intriguée par les récits des femmes qu’elle rencontre. « À Mayotte, les jeunes filles et les jeunes femmes vivent cet âge avec une intensité particulière. Tout est si rapide : leurs grands-mères ont connu l’île sans eau ni électricité, alors qu’elles découvrent aujourd’hui le monde sur Internet », peut-on lire dans la note d’intention. « Riches des expériences de leurs mères, de leurs sœurs, elles font face à des questions existentielles : partir étudier ou rester travailler ? Revenir ? Se marier ? Se révolter ? Se plier aux traditions ou les réinventer en douceur ? Au carrefour de différentes influences historiques, culturelles et religieuses, à la croisée de la tradition et de la modernité, les jeunes femmes de Mayotte tissent toutes ces appartenances pour trouver leur propre chemin : comment vivre sa vie ? »

de gauche à droite : Nawoile Said Moulidi, Marie Demesy, Anturia Soilihi, Anzmat Ahmadi, et Morgane Paoli © DR

Accompagnée de Morgane Paoli, avec qui elle avait déjà travaillé sur Traverses, un projet documentaire autour des migrations syriennes et de la diaspora, elle commence alors à mener des entretiens. « Nous avons commencé par écouter, simplement écouter », se souvient Morgane Paoli. « Beaucoup de ces femmes avaient des parcours marqués par des tensions entre modernité et traditions, liberté et injonctions sociales. Mais elles parlaient aussi avec humour, avec une énergie incroyable. L’idée a fait son chemin petit à petit, même si, à plusieurs reprises, on se demandait dans quoi on s’embarquait ! »

Après des jours de réflexion et des semaines de travail, la pièce voit le jour. Les premières représentations ont lieu au Pôle Culturel de Chirongui, à Mayotte. « C’était intense », se souvient Anzmat Ahmadi, l’une des trois comédiennes de la pièce. « Dans les écoles, tout le monde chantait en même temps que nous. » « Ils savaient de quoi nous parlions », renchérit sa collègue Nawoile Said Moulidi. « Une jeune fille nous a dit merci, de montrer Mayotte comme ça. Qu’il y avait un besoin d’entendre ces récits. »

 Comprendre Mayotte à travers les voix des femmes

Elles avant nous est né du besoin de mettre en lumière des récits peu entendus. Des récits de femmes, dans une société souvent décrite de manière très officielle comme matriarcale, et qui pourtant ne leur laisse que peu la parole en public. Cette question est d’ailleurs évoquée à travers les témoignages de vie des unes et des autres.

« Ton fils ne sait pas faire à manger. Et en même temps, tu ne lui as jamais appris. Il faisait tout ce qu’il voulait, alors que nous, les filles, devions faire la cuisine, le ménage… »

Voilà ce que l’on peut entendre, ici de la part de la comédienne Anturia Soilihi à sa ‘mère’, qui accueille ce frère dans l’incapacité de garder ses enfants ou de faire à manger.  

« C’est politique, bien sûr », explique Morgane Paoli. « Mais nous ne voulions pas partir d’une approche militante. Nous avons commencé par recueillir les paroles de femmes de Mayotte, en particulier des jeunes. Nous voulions savoir : qu’est-ce qui les traverse ? Quels sont leurs rêves, leurs contradictions, leurs dilemmes ? »

Les interviews menées à Mayotte entre 2021 et 2023 ont permis de donner corps à la pièce. « On a interrogé environ quarante femmes, parfois plusieurs fois », précise Morgane Paoli. « Certaines nous ont parlé de leur refus du mariage, avant de nous dire un an plus tard qu’elles allaient finalement se marier. Il y a celles qui veulent partir pour étudier, celles qui restent par attachement, celles qui se révoltent, celles qui plient sous le poids des injonctions sociales… Aucune de ces histoires ne se résume à une seule ligne. »

Pour Marie Demesy les récits, qui fixent le quotidien de ces femmes, témoignent aussi de l’Histoire du territoire. "On a beaucoup entendu : je suis Mahoraise, donc je suis Française, je dois accepter toutes les parties de la France. "Mais cette phrase est toujours dite avec un poids. Qu’est-ce que ça signifie, concrètement, de dire cela ? C’est une interrogation qui soulève toute la complexité du rapport des Mahoraises à leur identité. »

Retranscrire sans trahir

Sur scène, ce sont donc les comédiennes Anzmat Ahmadi, Nawoile Said Moulidi et Anturia Soilihi qui incarnent ces voix multiples. Pendant plus d’une heure, elles passent d’un récit à l’autre, donnant à entendre la pluralité des expériences féminines sur l’île.« On voulait éviter une vision monolithique », précise Morgane Paoli. « Mayotte, c’est une diversité d’histoires, de vécus, et il était essentiel de restituer cette complexité. »

Ces témoignages révèlent les luttes des femmes pour préserver des traditions fortes tout en s'ancrant dans une modernité grandissante, mais aussi leur rapport au travail et leur place dans la société…

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Pour les deux coautrices, le plus important était de respecter l’essence des paroles récoltées. « Bien sûr, nous avons fait des coupes, organisé les récits par thématiques, mais toujours en restant fidèles à la parole reçue », explique Morgane Paoli. « Ce qui nous intéressait, c’était la sincérité brute de ces témoignages. Nous avons enregistré des entretiens qui pouvaient durer trois ou quatre heures. Il a fallu tailler dans cette matière brute pour en dégager une narration fluide sans jamais trahir la pensée des femmes interrogées. »

Ce travail d’adaptation a nécessité des choix forts. « On voulait que les spectateurs puissent s’attacher à certains personnages tout en gardant la diversité des voix. C’est pour cela que nous avons construit trois trajectoires principales : une femme qui arrive à Mayotte en tant qu’étrangère, une jeune femme heureuse dans son mariage et une autre qui tente de s’y soustraire. Ces parcours nous permettaient d’ancrer la narration tout en laissant émerger d’autres récits autour. »

Morgane Paoli revient sur l’un des défis majeurs de cette adaptation : « Nous ne voulions pas créer une illusion d’unité ou d’unanimité. Certaines femmes racontaient des expériences très différentes, parfois contradictoires. C’était important de laisser ces contradictions exister, de ne pas lisser la parole. Une femme nous disait par exemple : ‘Je suis libre, c’est moi qui ai choisi mon mari.’ Tandis qu’une autre répondait : ‘Je ne veux pas me marier, mais je sais que je vais devoir le faire.’ C’est cette tension qui fait la richesse du spectacle. »

 Des thématiques qui font écho dans le monde

Si Elles avant nous parle de Mayotte à travers les femmes, le spectacle trouve un écho bien au-delà. « Beaucoup de spectateurs nous disent qu’ils se reconnaissent dans ces histoires, qu’ils soient ultramarins, issus de l’immigration ou même de territoires ruraux français », note Morgane Paoli. « Les questions de traditions, de transmission, d’émancipation sont universelles. »

Le spectacle met aussi en lumière des tensions profondes sur les identités multiples.« Les débats après les représentations sont parfois vifs », rapporte Marie Demesy. « Certains spectateurs nous disent que cela leur rappelle leur propre parcours, la manière dont ils ont dû composer avec leurs racines et leur nationalité. »

Avec Elles avant nous, Leyla-Claire Rabih et Morgane Paoli posent sur scène des questions profondes et actuelles, bien au-delà de Mayotte. « Ce que nous racontons ici, c’est la manière dont les femmes du monde entier négocient avec leur héritage culturel, leur liberté et leur place dans la société », conclut la co-autrice après la fin de la représentation à l’Université Sorbonne Nouvelle.

Salle comble pour la seule date parisienne à l’université Sorbonne Nouvelle © DR

Après une quarantaine de dates déjà honorées, la troupe théâtrale s’apprête à jouer le 20 mars à Fleury-les-Aubrais (Orléans), tandis qu’une nouvelle tournée est d’ores et déjà en préparation pour 2026. « Nous aimerions rejouer à Mayotte, dans d’autres territoires ultramarins et continuer à aller à la rencontre de nouveaux publics dans l’Hexagone », confie Marie Demesy.

Abby Said Adinani