EXPERTISE.Outre-Mer : vers un Nouveau Monde ? Par André Yché

© DR

EXPERTISE.Outre-Mer : vers un Nouveau Monde ? Par André Yché

André Yché dans ses anciennes fonctions de président du directoire de CDC Habitat, a piloté l’entrée de la filiale de la CDC au capital de huit SIDOM totalisant un parc de près de 100.000 logements. Il figure parmi les bons connaisseurs des Outre-Mer. Actuellement, Président du Conseil de Surveillance de CDC-Habitat, il est à même d’analyser la situation dans une perspective économique et historique élargie.

 

Tout observateur attentif de la conjoncture économique française ne peut que relever des indices d’état de « surfusion », c’est-à-dire d’une situation apparemment décorrélée de son environnement réel : l’inflation qui repart à la hausse, la tendance baissière de la croissance, un taux de chômage en cours de stabilisation asymptotique, des échanges courants extrêmement déséquilibrés, un déficit budgétaire record. Il est clair que tout choc exogène (hausse du coût de l’énergie, des matières premières et de
l’alimentation) ou toute correction imposée de l’extérieur (coût de la dette souveraine) risque d’entraîner des conséquences en cascade, affectant l’ensemble de l’économie.

Dans ces circonstances, le « pilotage fin » (« fine tuning ») de la politique économique (budgétaire et monétaire via la BCE) et notamment de la stratégie de régulation de l’offre par les salaires (« supply-side ») et de la demande par le pouvoir d’achat tend à devenir « hypercritique », c’est-à-dire surdéterminé par des objectifs contradictoires.

S’agissant des Outre-Mer, ces contraintes se trouvent naturellement exacerbées, pour diverses raisons dont il est important de percevoir l’enchaînement.

Le pouvoir d’achat moyen, dans les Outre-Mer, est de l’ordre de la moitié de ce qu’il est en métropole, de telle sorte que le fonctionnement des mécanismes de solidarité nationale, dans le cadre du statut départemental, implique un flux de redistribution important au profit des ressortissants ultramarins et des services publics associés (logement, santé etc.).

Pour cette raison, alors même que le modèle national dans lequel sont conçues et mises en œuvre les politiques publiques est celui d’une économie de marché, la réalité ultramarine en demeure fondamentalement éloignée. En effet, les seuls marchés auxquels les sous-ensembles ultramarins (Antilles, Guyane, Océan Indien, Pacifique) pourraient s’intégrer sont évidemment régionaux, mais le décalage considérable introduit entre les territoires français (insulaires pour la plupart) et leur environnement régional est tel que le rétablissement des conditions d’intégration dans leur espace géoéconomique naturel s’avèrerait socialement insoutenable. Il en résulte que les réalités ultramarines
ne sont pas celles d’une économie de marché, mais d’une économie administrée.

Lors de la formation des empires coloniaux, les puissances européennes appliquaient le régime de l’Exclusif, imposant le transit par la métropole de tous les produits exportables, captant ainsi l’essentiel de la plus-value constatée lors de leur réexportation. D’aucuns pourraient juger équitable un régime d’ « Exclusif inversé », à ceci près que dans les deux cas, la rente ainsi constituée ne s’avère profitable que pour quelques intermédiaires et distributeurs.

Pour preuve de cette réalité dérangeante, un taux de chômage beaucoup plus élevé qu’en métropole, du fait notamment d’un taux d’emploi des jeunes qui ne dépasse guère 50%, ainsi qu’un solde migratoire négatif dans les Antilles lié à l’exode des jeunes qualifiés en métropole, en recherche d’emploi, alors que la situation en Guyane et à Mayotte est profondément perturbée par des flux migratoires difficilement contrôlables, la redistribution sus-évoquée au titre d’une forme de « péréquation territoriale » créant un « appel d’air » vis-à-vis des communautés avoisinantes. Enfin, les disparités
considérables en termes de revenus et de patrimoine témoignent du caractère artificiel des circuits économiques. Ajoutons, pour compléter le paysage social, un taux de monoparentalité élevé qui accentue le caractère vital de la redistribution nationale.

Ainsi donc, la seule voie de redressement durable passe, pour tous les Outre-Mer et contre les réflexes malthusiens, par le développement de l’appareil productif local qui ne peut dépendre de logiques de marché pour les raisons sus-évoquées, mais doit être conçu dans le contexte découlant, aurait dit le Général De Gaulle, « de la nature des choses », c’est-à-dire d’une économie administrée.

En effet, alors même que, signal d’alarme en métropole, les gains de productivité sont en net déclin, il est clair qu’une simple politique de relance keynésienne dans les Outre-Mer risque d’entraîner plus d’inconvénients que d’avantages.

Pour quelles raisons ? Parce que dans le contexte décrit ci-dessus, la structure des secteurs-clés : BTP, grande distribution, services, est, dans le meilleur des cas, oligopolistique et qu’en l’absence de marché efficient, toute injection keynésienne de financement budgétaire a toutes les chances d’alimenter une inflation des marges et des prix, sans amélioration tangible ni du contexte économique, ni de la situation sociale des populations concernées exposées à un surcroit d’inflation.

Dans ces conditions, comment envisager l’orientation de politiques publiques adaptées aux réalités insulaires (ou quasi-insulaires dans le cas de la Guyane) ?

Il semble difficile d’éviter une réflexion sur l’extension d’un contrôle des prix, non seulement pour les biens de première nécessité, mais plus largement, pour les produits stratégiques, tels les matériaux de construction par exemple. C’est sous cette condition essentielle qu’une relance budgétaire pourrait s’avérer efficace, en suscitant un renforcement réel de l’appareil productif. Il est clair qu’un arbitrage politiquement délicat s’imposera, dans cette perspective.

C’est à ce stade qu’une réflexion sur l’autonomie des collectivités territoriales ultramarines trouve tout son sens : si le principe et la définition du champ de la régulation administrative relève naturellement de l’Etat central en termes d’égalité de traitement au sein de la République, le paramétrage de cette régulation, dans une fourchette jugée acceptable par l’Etat, pourrait être utilement décentralisé, l’appréciation du juste équilibre entre les préoccupations des entrepreneurs et les souhaits des populations pourrait figurer parmi les compétences « naturelles » des élus territoriaux, en fonction de la connaissance intime des situations locales dont ils peuvent se prévaloir.

Ainsi, c’est une formule inspirée du Nouveau Monde, lors de sa constitution, qui pourrait s’appliquer fort à propos : « E pluribus unum ».

André Yché

Président du Conseil de Surveillance de CDC- Habitat