En Polynésie, les ponts se bâtissent entre médecine traditionnelle et moderne

En Polynésie, les ponts se bâtissent entre médecine traditionnelle et moderne

©Dixit

Depuis septembre 2019, Jenny Torea, tradipraticienne, travaille officiellement à l’hôpital du Taaone. Elle évolue dans le service de pneumologie du docteur Éric Parrat, à la tête d’un projet de médecine intégrative depuis 18 ans. Le mouvement est en marche. Le pneumologue avec l’association Haururu construisent des ponts entre médecine traditionnelle et médecine conventionnelle, dans l’intérêt des patients. Un dossier de Delphine Barrais pour notre partenaire le magazine Dixit. 

L’association Haururu fêtera ses 26 ans en février 2021. « On s’est retrouvés pour contrer les grands travaux de l’époque dans la vallée de la Papenoo, car la population n’avait pas du tout été consultée » se rappelle Yves Doudoute. Petit à petit, les problèmes ont surgi. Haururu a trouvé les solutions. Ses membres ont rapidement fait évoluer les objectifs et missions de leur groupe. « On s’est aperçu très tôt de l’importance de la culture dans le développement. Nous avons commencé à faire des recherches avec, en ligne de mire, la bonne santé de la Terre et des gens qui l’occupent ». La généalogie, la spiritualité, la réappropriation du temps et de l’espace polynésien, la prise de conscience de leurs origines au travers du va’a sont autant d’idées, de concepts et de valeurs que l’association porte et diffuse.

Pour œuvrer, l’association s’est tout naturellement installée sur le site du Fare Hape, un ancien village blotti au cœur de la Papenoo. Elle y est toujours. C’est là qu’une rencontre décisive a eu lieu il y a 18 ans. Celle d’Yves Doudoute, cofondateur de Haururu, et du pneumologue Éric Parrat. « Il m’a appelé pour que l’on se rencontre, pour que ses petits patients asthmatiques se réapproprient leur culture. Il a fait ça un peu contre vents et marées à l’époque », décrit Yves Doudoute.

Traiter les humains dans le respect de ce qu’ils sont 

Éric Parrat justifie sa démarche : « Leur rêve était d’aller dans l’eau, mais ils n’y étaient pas autorisés du fait de leur maladie ». Considérant le bien-être de ces patients, le pneumologue a cherché par tous les moyens des solutions appropriées. Il a mis en place un programme intitulé « asthme et apnée », un champion de la discipline aquatique y participant. Il a permis aux patients de (re)nouer des liens avec leur culture. Les résultats ont été au rendez-vous. « Cela a fonctionné parce que les Polynésiens sont un peuple de l’eau, le phénomène culturel et l’environnement importent dans le soin. Il nous faut traiter les humains dans le respect de ce qu’ils sont ».

Éric Parrat a, patiemment, trouvé une place au sein de Haururu. Les tradipraticiens, membres de l’association, ont mis du temps à se révéler. « Je les ai côtoyés longtemps sans savoir qui était ou non tradipraticien », se rappelle Éric Parrat. Quand il parle de tradipraticien et de médecine traditionnelle, il ne pense pas « à la médecine familiale » ou « aux recettes de grand-mères », il parle de soins ancestraux dans toute leur dimension : usage des plantes, massage, chamanisme, magnétisme, spiritualité.

« Les tradipraticiens perpétuent une médecine millénaire qui a été malmenée. Il faut comprendre leur réticence préalable. Aujourd’hui, la confiance est installée, c’est une grande victoire », explique Yves Doudoute. Il ajoute : « Il y a du bon et du mauvais partout, il faut le reconnaître. Il faut aussi se rendre compte des différences entre les uns et les autres. Nous avons des manières de penser qui ne sont pas les mêmes et qui mènent à des incompréhensions. Ce qui importe c’est le respect ».

Le site de Fare Hape, dans la vallée de Papenoo, au centre de l'île de Tahiti ©Haururu.pf

Le site de Fare Hape, dans la vallée de Papenoo, au centre de l’île de Tahiti ©Haururu.pf

Une fois leur identité mise au  jour et après de très nombreuses rencontres dans la vallée de la Papenoo, les tradipraticiens ont fini par se présenter au centre hospitalier. Ils sont actuellement 5 ou 6 dans l’association. Ils ont rencontré des patients polynésiens de façon informelle, complétant l’offre de soin « classique ». Petit à petit, autour d’Éric Parrat, d’autres médecins, mais aussi des infirmiers et aides-soignants se sont engagés dans l’aventure.

En juin 2019, professionnels de santé et tradipraticiens ont inauguré leur Fare Rapa’au, littéralement « la maison du bien-être ». « C’est un lieu de recherche et d’expérimentation, on l’espère une future école de médecinetraditionnelle », précise Éric Parrat. « Nous ne sommes pas dans la croyance, nous ne sommes pas là pour penser ou croire, nous sommes là pour prouver les choses de façon scientifique ». Lors des séminaires organisés dans la vallée, les professionnels de santé de l’hôpital s’imprègnent du monde des tradipraticiens. « Nous n’y allons pas pour apprendre leurs techniques mais pour les comprendre, pour mieux cerner leur manière d’appréhender le monde », indique Teddy Chung-Luk, infirmier depuis quatre ans au service de pneumologie.

Une collaboration formalisée 

Le programme engagé s’appuie sur la stratégie de l’OMS pour la médecine traditionnelle et sur l’engagement de Berlin pour la médecine intégrative dont le texte original a été publié le 5 avril 2017, lors du Congrès mondial de médecine et de santé intégrative. Une charte éthique de collaboration a été signée qui précise la place de chacun, la démarche éthique, le respect du code de déontologie, les responsabilités de chacun, le libre choix du patient et du praticien… La crise liée au Coronavirus a mis un frein au projet de médecine intégrative à l’hôpital (ouverture à d’autres services, mise en place d’un jardin de plantes médicinales, travaux de recherche…), mais tout reprendra dès que possible. En attendant, Jenny Torea remplit pleinement son rôle.

Jenny Torea est une jeune tradipraticienne reconnue par ses pairs. Elle a 36 ans, mais ses « pouvoirs » ne tiennent pas au nombre des années. Depuis septembre 2019, elle évolue au Centre hospitalier de Polynésie française. Tous les matins, comme ses collègues du service, elle travaille au service des patients. Elle arrive, une fleur à l’oreille, une blouse blanche rehaussée de motifs empruntés à l’art du tatouage. Entière, souriante, ancrée, elle salue ses collègues. Elle a un regard pour chacun. Elle donne sans  compter, considérant les individus qui l’entourent, patients, médecins, infirmiers, aides-soignants, comme les êtres uniques qu’ils sont.

Dans sa poche, elle a une liste de patients à rencontrer. Elle entre dans les chambres sans ordre pré-établi. Ses ressentis la guident. Avant de démarrer, elle se présente : « On m’appelle la masseuse, la  psychologue, la médiatrice, le taote mā’ohi ». Les patients la réclament. « Je ne sais pas ce que je fais, ni comment je le fais mais je sais que je leur apporte quelque chose. En tous les cas, j’essaie ». Elle parle, appose ses mains, masse, écoute. Elle s’adresse aux âmes et aux esprits. Elle soigne l’intérieur. « La médecine – disons conventionnelle – considère le corps, les douleurs physiques, nous sommes complémentaires ».

Jenny Torea et Éric Parrat ©Dixit

Jenny Torea et Éric Parrat ©Dixit

Teddy Chung-Luk confirme. « Dans le cadre de mes fonctions, je remarque que les patients sont dans l’attente et très réceptifs aux soins de Jenny. Lorsque je suis dépourvu de moyens, en particulier en oncologie, je fais appel à elle et je vois des résultats significatifs au niveau de la douleur, de l’acceptation du traitement ». Les collègues de Jenny Torea l’ont adoptée. Elle est devenue l’élément moteur, fédérateur, unificateur. Elle crée les liens, des fils invisibles mais solides. Sa tournée démarre. Avant une première rencontre, la tradipraticienne refuse de prendre connaissance du parcours médical. « Si on reste dans l’humilité, l’amour et le respect, alors tout est possible ».

Les éléments fournis par le patient lui-même, s’il le souhaite, sont les seules informations techniques et médicales qu’elle entend. Elle va à leur rencontre seule. Rien ne filtre, les échanges restent entre les quatre murs de la pièce. Elle aborde des sujets comme la maladie bien sûr, mais aussi l’environnement, la famille, les croyances, l’histoire, la culture. « N’oublie jamais d’où tu viens et qui tu es », insiste-t-elle. Laurent, patient, témoigne : « Je crois fort en ses pouvoirs de tahu’a (guérisseur, ndlr). Car elle m’a dit des choses que je ne lui avais pas dites et qui étaient vraies ».

Promesse tenue

Jenny Torea a rencontré Éric Parrat par l’intermédiaire d’ Yves Doudoute et de l’association Haururu. Son propre père avait été patient dans le service de  pneumologie. « Il m’a demandé de lui faire la promesse de ne jamais quitter taote Parrat », dit-elle. Guidée par son père dans la découverte de ses dons, elle n’a pas tergiversé à l’heure du choix. « Je n’ai jamais voulu être représentante d’autres tradipraticiens, entrer à l’hôpital, sortir de l’ombre, mais me voilà ».

Au-delà de la promesse, elle souhaite redonner la grandeur de sa définition au terme « hôpital ». Elle explique : « Aujourd’hui, qu’est-ce qu’un hôpital a d’hospitalier ? J’y côtoie tant de souffrances » dit-elle, soudain submergée par l’émotion. « Et c’est ça qui me tue », poursuit-elle en pesant ses mots. Selon elle, il manque d’humanité. « Quand le soignant donne un comprimé, il calme certes la douleur, mais quand il n’a pas la possibilité de s’arrêter 5 minutes pour discuter, s’intéresser à l’autre, alors comment l’esprit peut-il aller mieux ? ».

Aujourd’hui, elle a le recul de trois années de pratique dans l’établissement. D’abord de manière informelle et irrégulière, puis de manière formelle. Phobée Moutham, aujourd’hui infirmière aux urgences, faisait fonction de cadre de santé en pneumologie lors de l’embauche de Jenny Torea. « C’est une ressource », résume-t-elle à propos de la tradipraticienne. « Elle sait parler aux patients, et pas seulement parce qu’elle connaît leur langue, le tahitien ou le marquisien par exemple. Elle établit une relation de confiance et cela se ressent ensuite dans le soin ».

Jenny Torea est sollicitée par les patients. Mais elle reste aussi disponible pour les soignants « car s’ils ne vont pas bien, les patients n’iront pas bien eux non plus ». Elle motive son équipe, redonne le sourire à ses proches. Le respect est la clé de sa pratique, de son intégration, de son aura. « Nous sommes tous nés avec quelque chose en plus, il faut en tenir compte ». Aux médecins qui « pérorent » elle rappelle : « Vous pouvez travailler, être reconnus, voire célèbres, c’est grâce aux patients, ne l’oubliez pas. Alors respectez-les avant toute chose ». Et elle, comment se nourrit-elle ? « L’amour », répond-elle sans entrer dans les détails. Elle sourit.

Le Centre hospitalier de Polynésie française

Le Centre hospitalier de Polynésie française

Éric Parrat est plus motivé que jamais, persuadé qu’au-delà de la santé et du bien-être, la médecine intégrative est une ressource. Le projet agrège de plus en plus de monde. En août 2020 des scientifiques du Pays se sont ainsi retrouvés dans le fa’a’apu d’un tradipraticien de la côte est. Un groupe de travail se consolide autour du projet de médecine traditionnelle intégrative transculturelle en Polynésie. Il compte par exemple le docteur en anthropologie Frédéric Torrente ou bien encore Phila Bianchini du laboratoire de chimie de l’Université. Le botaniste Jean-François Butaud mais aussi l’agronome Thomas Devienne de la Direction de l’agriculture ou bien encore Daniel Montconduit qui dirige le centre Ora Ora, sont impliqués.

Des thèses de médecine, de pharmacie, sont lancées et il est question de monter un diplôme universitaire (DU) à l’université de la Polynésie française. La médecine intégrative se présente comme une médecine du futur selon Éric Parrat. « Une médecine qui s’ancre à la culture d’une population, renoue à l’essence de son humanisme, s’ouvre à la diversité des pratiques et redonne fierté aux précieux savoirs ancestraux. Elle ouvre de vastes horizons pour les jeunes professionnels de santé polynésiens. Des développements économiques dans de multiples domaines de recherche appliquée, d’enseignement et de santé peuvent être envisagés. Haere I Mua (en avant, ndlr)  ! ».

De son côté, Haururu donne de l’ampleur à son approche. De nouvelles constructions voient le jour au Fare Hape : un fare arioi, un fare nana’o, un fare āira’a ‘upu. « On veut mettre à disposition un centre d’immersion où l’on trouverait les savoirs, la recherche, les arts. Il y aurait aussi un potager. En fait, tout ce qui constitue la vie, car la médecine, c’est la vie en réalité. La santé, c’est l’équilibre du physique, du mental, de l’esprit. La maladie est un déséquilibre. Ce lieu serait ouvert à tous car c’est en échangeant qu’on avance. Ce projet est sans doute un peu fou, mais on est libres ! ».

Delphine Barrais, Dixit.