Nouvelle-Calédonie : 150 ans après la Commune de Paris, les voix des bagnards sauvées de l’oubli

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Nouvelle-Calédonie : 150 ans après la Commune de Paris, les voix des bagnards sauvées de l’oubli

La commémoration des 150 ans de la Commune de Paris et de la grande insurrection de Mokrani en Algérie ont permis de rappeler incidemment le rôle du bagne calédonien, où furent déportés les victimes des répressions. Mais les témoignages de condamnés de droit commun bénéficient aussi d’un regain d’intérêt. Retour sur quelques-unes de ces parutions récentes liées à des destins longtemps occultés, éditées par des maisons d’outre-mer.

Début mai 2021, après plus d’un quart de siècle de reports, un site officiel consacré à l’histoire du Bagne est enfin inauguré sur la presqu’île de Nouville, à Nouméa. Ces dernières années, de nouveaux gisements d’archives sont sortis de l’oubli ; des manuscrits longtemps anonymes ont été attribués à leurs auteurs bagnards. C’est au zèle de particuliers passionnés ou d’associations comme Témoignage d’un Passé, qu’on doit une meilleure connaissance de cette sinistre page de l’histoire coloniale pénale.

Lorsque les derniers bâtiments du bagne ferment et que la Nouvelle-Calédonie cesse officiellement d’être une « colonie pénitentiaire » il y a quatre-vingt-dix ans, des voix s’élèvent pour réclamer que toutes les pierres soient rasées, et les archives brûlées… Les populations subissent un insidieux système de castes avec ses parias – termes qu’on retrouve dans des articles d’époque – selon le passé et les origines de chacun.

Julien Lespès, matricule 21851 ©DR

De la lutte contre l’oubli et le silence, l’historien Louis-José Barbançon a fait son leitmotiv depuis plus de quarante ans. Dans le colossal Mémorial du bagne calédonien, paru fin 2020, il propose une plongée passionnante dans des témoignages photographiques, épistolaires, artistiques, administratifs jusqu’à présent épars. En exergue de son premier tome (Les Chaînes), l’auteur place une citation de feu le grand chef Nidoish Naisseline soulignant l’importance, pour les populations kanak, de s’approprier l’héritage douloureux de la colonisation pénale. Ainsi Barbançon alimente-t-il une réflexion sur l’émergence d’une mémoire partagée par toutes les communautés, préalable indispensable à un réel « vivre-ensemble » sur l’Archipel.

Rien ne prédisposait en revanche Philippe Collin, professeur des écoles à la retraite, à l’étude des bagnes ultramarins, si ce n’est un grand-père, Léon, qui a fréquenté les condamnés comme médecin militaire en Guyane (lors de plusieurs séjours entre 1906 et 1910) et en Nouvelle-Calédonie (1910-1913). En 2013, le petit-fils découvre un véritable filon d’archives personnelles dans le grenier familial : pléthore de notes et portraits photographiques. Le docteur a profité de cette proximité pour photographier des « célébrités » ayant défrayé la chronique lors de leurs procès pour des affaires d’espionnage, d’attentat anarchiste raté ou de faits-divers sordides. L’ouvrage Matricules propose huit portraits de ces réprouvés, qui sont autant de reflets de la société française de l’époque. 

Campagne de vaccination du dr Léon Collin dans les îles Loyauté ©Collection Léon Collin - Musée Nicéphore Niepce

À Nouville, le médecin-photographe obtiendra notamment la confiance de deux « forçats poètes », Julien Lespès et Marius Julien, qui lui remettront des cahiers emplis de leurs compositions. Le premier, un destin tragique du début à sa fin (violente), résiste avec ses poèmes contre l’horreur et l’injustice, bataille avec sa prose tel un Don Quichotte contre les Administrations, plaide son innocence, se rebelle constamment. « [D]epuis 4 ans je souffre, j’agonise dans le marais pestiféré du bagne, et cela parce que j’ai indisposé certains de ces Mrs coloniaux par mes écrits acerbes » écrit par exemple Lespès en 1912… au ministre des Colonies ! 

Quant au deuxième, Julien de Sanary, il aura fallu attendre le début des années 2010 et un travail de master universitaire pour associer ce nom de plume au forçat Marius Julien. Ses poèmes croquent, avec une force expressive vivace, les obsessions d’un condamné aux travaux forcés, des accents les plus désespérés à la promesse d’un horizon apaisé. Le vieil homme conclura en effet les neuf dernières années de son destin extraordinaire en Australie voisine, recueilli par la romancière Wolla Meranda. Les presses universitaires de Nouvelle-Calédonie viennent de lui consacrer fin 2020 une « autobiographie poétique ».

La résurgence de ces voix oubliées « du Malheur » offre aussi une matière première dans laquelle les romanciers peuvent puiser. Avec les Enchaînés, Franck Chanloup se fond dans la peau de Victor Chartieu, Sarthois de 16 ans, injustement condamné à la transportation pour préserver son frère suite à un casse qui tourne mal. En écrivant à la première personne, en empruntant à l’argot du bagne (où correcteurs et pétroleuses appartiennent au décor...) l’auteur se prête à une expérience linguistique, tactile et olfactive, comme s’il enfilait un « casque de réalité virtuelle » pour éprouver les terribles conditions de transport et de détention endurées par les condamnés.

Cependant ce premier roman d’aventures au final haletant, qui a vocation à s’inscrire dans une « saga familiale », ne peut être qualifié de « roman historique ». Les incohérences se succèdent au fil des pages : ainsi par exemple de l’amalgame entre les statuts de déportés politiques et de transportés de droit commun ; ou de l’itinéraire de la frégate Danaé, chargée de condamnés, qui dans la réalité appareille depuis l’île d’Aix en mai 1872, et non Toulon comme dans le récit du malheureux Victor – où apparaît par ailleurs le « véritable » commandant Riou de Kerprigent. Ces libertés prises avec les faits occasionnent une certaine confusion, et incitent à se concentrer sur la portée psychologique du récit plutôt que ses fondements réalistes.

Sans doute faudra-t-il encore du temps au grand public calédonien pour qu’il s’approprie dans les détails cette page d’histoire douloureuse, avec ses trous, ses ratures et ses corrections. À l’heure où les « forces vives » de Nouvelle-Calédonie peinent à s’accorder sur un réel projet d’avenir partagé, les descendants de la colonisation pénale et leurs concitoyens tentent de faire la paix avec un passé de moins en moins tabou.

Par Sylvain Derne

Le Mémorial du bagne calédonien – Entre les chaînes et la terre. Louis-José Barbançon, Éditions Au vent des Îles, 2020, 2 tomes, 1093 pages.

Matricules – Histoire de bagnes et de bagnards / Guyane – Nouvelle-Calédonie (1907/1914). Sous la coordination de Philippe Collin, Éditions Orphie, 2020, 295 p.

Sous le ciel de l’exil – Autobiographie poétique de Marius Julien, forçat de Nouvelle-Calédonie. Gwénael Murphy, Louis Lagarde, Eddy Banaré, avec la contribution d’Aurélie Rabah Ben Aïssa, Éditions presses universitaires de Nouvelle-Calédonie, 2020, 465 p (mis en ligne gratuitement par l’UNC ici). 

Les Enchaînés, Franck Chanloup, Éditions Au vent des Îles, 2021, 222 p.