ACTU360. Mayotte et le droit du sol, vers une remise en cause nationale ? par Joël Destom

ACTU360. Mayotte et le droit du sol, vers une remise en cause nationale ? par Joël Destom

Restreindre, voire supprimer le droit du sol à Mayotte. Une question qui vient et revient dans le débat public, au gré des crises et des prises de positions politiques. En 2021 par exemple, alors que l’île est bloquée par des collectifs citoyens, tandis qu’en parallèle se poursuivent les opérations Wuambushu, l’ancien ministre de l’Intérieur et des Outre-mer Gérald Darmanin émet l’idée de limiter le droit du sol sur l’île. Et déjà, le débat s’invite au national… Décryptage de Joël Destom, Conseiller économique et social européen.

Le jeudi 6 février, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi visant à restreindre davantage l’accès à la nationalité française par le droit du sol à Mayotte. Si une dérogation au droit du sol existe déjà, le texte vise à élargir les restrictions à l’obtention de cette nationalité pour les enfants nés sur l’archipel. Pour être Français à la naissance, un enfant devrait avoir deux parents en situation régulière sur le territoire depuis trois ans, contre un seul parent pendant trois mois pour l'instant. Présentée comme une réponse à la pression migratoire massive qui pèse sur Mayotte, les discussions autour de cette mesure ont lancé en 24 heures un débat public sur un sujet souvent considéré comme inflammable !

Un territoire sous pression : histoire, géographie et tensions inéluctables

Pour bien appréhender le sujet, il faut d’abord revenir sur la situation singulière de Mayotte. L'île est devenue une colonie française, placée sous protectorat en 1841. Les trois autres îles des Comores (Grande Comore, Mohéli et Anjouan) rejoignent Mayotte entre 1886 et 1892. L'ensemble, y compris Mayotte, devient territoire d'Outre-mer (TOM) en 1946.

Plusieurs référendums ont été organisés depuis 1974 et même si certains considèrent que la France a servi ses intérêts politiques en dissociant les résultats de Mayotte de ceux des autres îles, les mahorais ont choisi le rattachement à la République française. Dans le cadre d'une consultation organisée en 2009, 95,2% des votants s'expriment en faveur de la départementalisation.  Mayotte est le 101ᵉ département français en 2011 et accède au statut de Région ultrapériphérique de l'Union européenne en 2014. Poser le pied sur cette terre, surprenante de beauté, c'est découvrir qu'il s'agit d'un territoire charnière, à la croisée de plusieurs influences, géographiquement en Afrique, administrativement en France et économiquement dans un contexte unique. 

Ce qui se joue là dépasse largement le cadre législatif. C'est le sujet complexe de l’application des principes républicains dans un espace où l’État de droit et l’État de fait s’entrechoquent. C'est un violent tourbillon qui impose le pragmatisme lorsque l'on constate que "l’espace comorien" ignore l'architecture juridico-administrative française. C'est un réel qui éclabousse et désempare lorsque l'on visualise la frontière entre Anjouan et Mayotte devenue une faille migratoire béante, une impasse absolue. 

Chaque année, des milliers de comoriens entreprennent la traversée en kwassa-kwassa, souvent au péril de leur vie. Avec un PIB 8 fois plus élevé que celui des Comores, l’attrait de Mayotte (qui a pourtant un PIB 5 fois inférieur à l'Hexagone) est une évidence. Peut-on s'étonner que ce déséquilibre pousse à l’exil ? Peut-on s'étonner qu'il transforme la maternité de Mamoudzou en plus grande pouponnière d'Europe, accueillant chaque année plus de 10 000 naissances, dont une majorité de mères en situation irrégulière ?

Tous nos sujets sur le droit du sol à Mayotte 

Cette pression migratoire qui est réelle pèse sur les infrastructures locales, sur les nombreux équilibres indispensables pour la vie d'un territoire. Il n'est pas excessif d'imaginer que ses effets alimentent un sentiment de dépossession chez les mahorais. Il est impossible de rester sourd aux mots de la députée Estelle Youssouffa : « le temps des demi-mesures est révolu, Mayotte n’en peut plus ».

Pour autant, la restriction du droit du sol suffira-t-elle à réguler les flux migratoires ? Rien n’est moins sûr. L’histoire des politiques migratoires montre que les barrières juridiques ne freinent pas nécessairement les mouvements de population quand les conditions de départ restent inchangées. Faute de co-développement avec les Comores et d’un véritable investissement structurel à Mayotte, n'y a-t-il pas un risque à rajouter de la précarité sans régler la question de fond ?

Pour les responsables politiques français, il faut endiguer cette pression en mettant fin à ce que certains qualifient de « détournement du droit du sol » mais la situation de l'île doit-elle être traitée comme un cas isolé ? Après Mayotte, d’autres territoires ultramarins pourraient-ils voir leur droit du sol évoluer sous la pression des dynamiques migratoires et économiques ? En décembre 2023, le Parlement a adopté une loi sur l'immigration incluant une disposition visant à restreindre le droit du sol à Mayotte, en Guyane et à Saint-Martin. Cependant le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition qualifiée de cavalier législatif, c'est-à-dire sans lien direct avec le projet de loi initial.

Une question qui en appelle d'autres : divergences politiques

Et puis, avec l'adoption de cette proposition de loi, tout s'est emballé en moins de 24 heures. Au fil d'échanges parfois enflammés le sujet de la restriction du droit du sol à Mayotte a été dominé par celui de l'abrogation du droit du sol dans la France entière, lui-même supplanté par celui d'une réflexion plus globale sur l’identité française, la citoyenneté et les droits et devoirs qu’elle implique.

Laurent Wauquiez (Les Républicains), Président du groupe à l'Assemblée Nationale qui portait la proposition de loi avec l'appui du gouvernement a considéré la mesure comme un « premier pas ». Il a dit vouloir aller plus loin, non seulement à Mayotte mais aussi sur l'ensemble du territoire français. En martelant qu'il fallait « supprimer le droit du sol partout », Marine Le Pen (Rassemblement National), Présidente de son groupe à l'Assemblée Nationale, a rappelé une position constante de sa famille politique.

Gérald Darmanin (Renaissance), Ministre de la Justice, a alors exprimé son soutien à une modification de la Constitution afin de réformer l'accès au droit du sol en France Il a suggéré d'ouvrir un débat public sur le sujet, envisageant une réforme constitutionnelle soit par référendum, soit lors de l'élection présidentielle de 2027. Il est probablement sur la même ligne que Bruno Retailleau (Les Républicains), Ministre de l’Intérieur, qui souhaite également étendre la réflexion au territoire hexagonal.

Élisabeth Borne (Renaissance), ministre de l’Éducation nationale et numéro deux du gouvernement s’est quant à elle prononcée contre une révision constitutionnelle visant à modifier le droit du sol en France. Patrick Kanner (Parti Socialiste), Président de son groupe au Sénat a critiqué la proposition visant à réformer le droit du sol « acquis de la Révolution française ».

Ce droit est devenu un fondement républicain en posant la règle du double droit du sol : « Est français l'enfant né en France lorsqu'au moins l'un de ses parents y est né » (loi de 1889). Cependant beaucoup de spécialistes s'accordent à considérer que son ancienneté (arrêt du Parlement de Paris de 1515) lui confère une valeur constitutionnelle et en fait un élément constitutif de l'identité française. 

Et, le vendredi 7 février, c'est François Bayrou (Modem), qui a affirmé en sa qualité de Premier ministre que la question du droit du sol méritait un débat plus large, au-delà de Mayotte. Selon lui, ce sujet s’inscrit dans une réflexion plus globale sur l’identité française, la citoyenneté et les droits et devoirs qu’elle implique : « Qu’est-ce que c’est qu’être Français ? Qu’est-ce que ça donne comme droits ? Qu’est-ce que ça impose comme devoirs ? Qu’est-ce que ça procure comme avantages ? Et en quoi ça vous engage à être membre d’une communauté nationale ? »

Depuis, flux et pression migratoire, constat sur l'état démographique, acquisition de la nationalité, questionnement sur l'identité, réflexions sur la citoyenneté … tout y est passé, au risque de la confusion la plus grande !

Un débat public : Oui mais pour parler de quoi ?

Désormais, il y a des questions et un débat dont la forme reste à définir.

Mayotte ne sera peut-être plus vraiment le sujet mais si on accepte que c'est un point de départ, on peut aisément poser un cadre dépassionné pour un débat essentiel : la pression migratoire massive s'appliquant à un territoire qui est un carrefour de migrations exige de développer une analyse approfondie des dynamiques migratoires et des crises contemporaines. La prise en compte de plusieurs points clés peut aider à structurer ce débat pour le rendre fructueux : les mouvements migratoires historiques, les crises démographiques actuelles, les notions d'identité et d'intégration, la nécessité de développer de nouvelles approches.

L’histoire de l’humanité est celle d’un perpétuel mouvement. Nos territoires n'y échappent pas et il convient de l'accepter, de l'organiser. Les Ultramarins, peut-être plus que les autres, savent pertinemment que l'individu quitte un lieu pour un autre, y établit ses racines, le façonne et le défend, avant que ses descendants ne repartent à leur tour, portés par cette quête inlassable d’ailleurs. Le moteur de ce mouvement est double : une aspiration intérieure à la liberté et une nécessité imposée par les circonstances extérieures. Relire Condé, Césaire, Schwarz-Bart, Chamoiseau, et les autres … c'est nourrir cette évidence qu'il y a une aspiration profonde à s'approprier le monde, à le modeler et à le réinventer sans cesse au fil des générations.

Dans le fond, toute cette agitation rappelle qu'une partie de la population et de ses responsables politiques est confrontée à une réalité qu'il ne faut pas nier. Celle de la peur profondément ancrée, presque instinctive, de voir une certaine identité remise en cause par l’arrivée de populations nouvelles. Pour des sociétés qui se perçoivent comme relativement homogènes, constituées en nations ou en civilisations, ce défi soulève des tensions et des débats sur l’accueil, sur l’intégration.

Préparer l’avenir demande de concilier les exigences économiques, la cohésion sociale et les équilibres démographiques. Il n'est donc pas choquant d'entendre le Premier ministre français affirmer que la question du droit du sol mérite un débat plus large, au-delà de Mayotte. Il faut simplement s'attacher à dépassionner, à dissiper les confusions et à définir précisément chacun des termes employés.

« Ce qui constitue une nation, ce n'est pas de parler la même langue, ou d'appartenir à un groupe ethnographique commun, c'est d'avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l'avenir », Ernest Renan.