Sous la direction des journalistes Emmanuel Vaillant et Édouard Zambeaux, Nous ne sommes jamais dans les livres. Autoportrait de la France des Outre-mer (éditions Les Petits Matins) offre un espace d’expression aux Ultramarins. À travers 160 récits recueillis lors d’ateliers d’écriture menés par La ZEP (Zone d’expression prioritaire), les habitants de Mayotte, de Guyane, de La Réunion, de Martinique et de Guadeloupe partagent leur quotidien, loin des discours convenus. Entre attachement et frustration, splendeur et précarité, traditions et discriminations, ces témoignages intimes de ceux qui se définissent comme étant « Ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors. » composent un autoportrait sincère et pluriel de la France des Outre-mer, où la parole se libère enfin.
Paru le 27 mars aux éditions Les Petits Matins, cet ouvrage de plus de 300 pages, est le fruit d’un travail de terrain approfondi. Pour Outremers 360, Édouard Zambeaux raconte ce projet marathon qui l’a conduit à des milliers de kilomètres de l’Hexagone, des Antilles à l’océan Indien. Une immersion au cœur des réalités ultramarines, loin des clichés.
Reprendre le pouvoir sur son propre récit, se raconter soi-même
Aimé Césaire l’avait déjà souligné dans son discours à l’Assemblée nationale du 23 mai 1946 : les Français d’outre-mer se considèrent non comme étant « des citoyens à part entière, mais des citoyens entièrement à part ». Une réalité qui résonne encore aujourd’hui. Car les Outre-mer sont un paradoxe, une carte postale aux faces opposées : d’un côté, les coupures d’eau, les émeutes contre la vie chère, l’exil forcé pour étudier ou travailler ; de l’autre, les plages, les cocotiers, l’image d’une vie paisible sous le soleil. Mais au-delà de ces représentations figées, il y a des voix que l’on n’entend jamais, celles de ceux qui ne prennent pas la parole, n’osent pas ou ne sont pas écoutés.
C’est l’ambition du projet de La ZEP : donner aux habitants la possibilité d’écrire sur leur quotidien, avec une totale liberté de ton et de contenu. « Ce qui importe avant tout dans ce projet, c’est de faire comprendre à chacun que sa parole compte. Chacun a quelque chose à dire, et s’il accepte de se prêter à l’exercice et de recevoir un accompagnement, son témoignage mérite d’être rendu public. L’enjeu est de reprendre le pouvoir sur son propre récit, de ne plus être raconté par d’autres, mais de se raconter soi-même. C’est là la véritable ambition du projet : offrir à chacun la liberté d’exister dans l’espace public à travers ses propres mots. »
L’un des principaux freins à lever était cette idée, répandue chez beaucoup de participants, qu’ils n’avaient rien d’intéressant à dire. Le travail a donc commencé par des discussions : « ‘La première séance est rarement dédiée à l’écriture : elle prend la forme d’un échange en groupe, réunissant une douzaine de participants autour d’une table ronde. L’objectif est d’identifier les thématiques qui leur tiennent à cœur, non pas à travers des généralités, mais en ancrant le récit dans leur propre expérience. »
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Faire émerger des images, des odeurs, des émotions
Les relais locaux tels que les lycées, les collèges, les missions locales, le Service militaire adapté, ont permis de constituer les groupes d’écriture dans chaque territoire.En tout, ce sont 600 participants âgés de 18 à 80 ans dans les 5 DROM (départements et régions d’outre-mer) qui ont accepté de collaborer à ce projet. Soit plus de 100 participants par territoire. Le travail d’écriture a duré deux semaines. L’équipe pouvait animer jusqu’à quatre ateliers de deux heures chaque jour.
Durant les ateliers, les journalistes partaient d’une matière brute, d’une thématique générale énoncée par les participants. Il s’agissait ensuite de trouver l’angle le plus pertinent et de structurer le récit : « Si un participant souhaite parler des transports, par exemple, il ne s’agit pas d’un constat abstrait, mais d’un vécu personnel : son quotidien marqué par des trajets interminables, l’attente d’un bus qui n’arrive jamais, ou encore les stratégies mises en place par sa famille pour qu’il puisse se rendre à l’école. »
L’accompagnement à l’écriture a été une étape clé. Aucun des 160 textes du recueil n’a été soumis spontanément : tous ont été élaborés au sein des résidences d’écriture mises en place par La ZEP. Dans tous les cas, les journalistes ont consacré beaucoup de temps à aider les auteurs à structurer leur récit, à affiner leur propos et à renforcer l’impact de leur témoignage.
Loin des schémas scolaires, l’approche visait à faire émerger des images, des émotions, et à capter l’essence de leurs ressentis. Le texte, intitulé Nous sommes les enfants clandestins, en est un bel exemple : « J’ai travaillé avec un groupe d'enfants à Mayotte, dans une structure appelée "Le Visage des Parcs". Aucun d’entre eux n’était capable d’écrire un texte, car la plupart n’étaient pas francophones. Leur histoire était marquée par leur arrivée clandestine à Mayotte. Ces enfants avaient vécu des expériences communes fortes. Je leur ai proposé de créer un texte collectif retraçant symboliquement leur voyage, en se concentrant sur les plus petits détails, où chaque souvenir est ancré dans des sensations physiques : l’odeur particulière de la résine du bois du bateau, l’apparence de la plage d’où ils sont partis, ou encore l’étreinte réconfortante d’un proche qu'ils ont reçue à leur arrivée. »
Si les territoires ultramarins partagent certains points communs, ils présentent aussi des réalités très diverses, et il était essentiel de faire entendre ces voix : « Certains textes peuvent se contredire, et cela ne nous pose aucun problème. Nous n’avons pas l’intention de défendre une position unique. Par exemple, dans le cas des Antilles, plusieurs textes abordent la difficulté d'accès aux services médicaux, avec le besoin pour certaines pathologies graves, de se rendre dans l’Hexagone pour se faire soigner. En revanche, un texte raconte l'expérience d'un père à La Réunion qui affirme que son enfant est soigné sur place de la même manière que dans l’Hexagone. Cela montre que ces perspectives peuvent être très différentes, mais elles sont toutes fondées sur des expériences vécues. »

Des résidences d’écriture en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, et une revue en 2025
Édouard Zambeaux souhaite élargir cette initiative et l’étendre à la Nouvelle-Calédonie et à la Polynésie, avec trois résidences d’écriture prévues en Polynésie d’ici fin 2025 : « J’ai un projet important en tête : poursuivre l’aventure avec les collectivités de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie. Nous avons d’ailleurs discuté avec un théâtre en Polynésie pour envisager une approche intégrant également l’oralité, ce qui nous permettrait de diversifier les supports et les modes d’expression. »
Un projet de revue est également envisagé pour 2025. Nous ne sommes jamais dans les livres. Autoportrait de la France des Outre-mer, est disponible en librairie depuis le 27 mars et en outre-mer dans les réseaux Autrement et Cultura. Des rencontres et signatures sont d’ores et déjà programmées : le 4 avril à Saint-Denis de La Réunion, le 5 avril à Saint-Pierre de La Réunion et le 12 avril à Baie-Mahault, en Guadeloupe.
Fondée en 2015 par les journalistes Emmanuel Vaillant, Édouard Zambeaux et Thibault Renaudin, La Zone d’Expression Prioritaire (La ZEP) est à la fois un média en ligne et un projet d’éducation aux médias. Elle accompagne les jeunes dans l’expression de leur vécu à travers des ateliers d’écriture et de création. Dans cette logique, son nouveau recueil, Nous ne sommes pas dans les livres, Autoportrait de la France des Outre-mer s’inscrit dans une démarche plus large : donner la parole aux premiers concernés et mettre en lumière des récits souvent absents du paysage médiatique. La ZEP a déjà publié deux ouvrages aux éditions Les Petits Matins : Vies majuscules, autoportrait de la France des périphéries (2021), qui met en avant la diversité des parcours dans les territoires souvent marginalisés, et Moi jeune, autoportrait d’un âge des (im)possibles (2022), paru en pleine campagne présidentielle pour replacer les préoccupations de la jeunesse au centre du débat public. Depuis sa création, La ZEP a été récompensée à plusieurs reprises pour son engagement en faveur de l’éducation aux médias et de la libre expression des jeunes. ![]() |
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