INTERVIEW MUSICALE. Jean-Claude Naimro : « J'aime apprendre et aussi surprendre »

INTERVIEW MUSICALE. Jean-Claude Naimro : « J'aime apprendre et aussi surprendre »

Auteur - compositeur - interprète, mais aussi producteur, le Martiniquais Jean-Claude Naimro est un musicien protéiforme. Pilier du légendaire groupe Kassav avec lequel il partage plus de 40 ans d'histoire scénique et discographique, il compte aussi à son actif 8 albums solo et des tournées à travers le monde avec les plus grands groupes internationaux. Pour notre plus grand plaisir, il nous propose une réédition de son album Digital Dread sorti en 1996 dans lequel figure un remix du titre « Bel pawol pou en fanm » composé avec Gilles Floro en forme d'hommage au regretté chanteur guadeloupéen. A cette occasion, nous l'avons rencontré. Entretien.

Pourquoi avoir choisi de remettre au goût du jour "bel pawol pou en fanm", ce titre composé par Gilles Floro et par vous il y a près de 25 ans ? Pourquoi justement ce titre alors que vous auriez pu en faire de même avec d'autres et surtout pourquoi en ce moment ? Est-ce lié à la crise sanitaire ?

Ayant retrouvé intacte la bande d'enregistrement de mon album Digital Dread que je pensais perdue, on a eu l'idée d'une réédition sur les plateformes et de fil en aiguille, l'envie de proposer un remix d'un des titres a germé. Le choix de « Bel Pawol pou en fanm » me permettait de faire redécouvrir ce titre et de faire un hommage à Gilles par la même occasion. Dans ce même album, j'avais déjà avec mon ami DJ Jackson fait un remix il y a 4 ans du titre de Patrick Saint-Eloi « Avè an si ». 

A cause de la crise, l'année 2020, faute de parcourir le monde avec mes amis de kassav, a été presque bénéfique pour moi. J'ai pu mettre en place mon site officiel, suite à quoi j'ai créé avec une quinzaine de mes compositions un concours de karaoké par le net avec l'aide de mon ami Ash. Je finalise d'ailleurs à la rentrée le titre du gagnant, l'excellent chanteur camerounais Jacky Kingue dans un tout nouveau remix de « l'amour en trop ».

Pour revisiter ce titre, vous vous êtes entouré de deux talents de la génération montante, Riddla et Staniski. Quel est le sens de cette collaboration ? Un clin d'œil aux jeunes ou la volonté d'explorer d'autres univers musicaux ?

Mon kiff a toujours été de mélanger les styles de musique, mélanger les talents, les voix et aussi les générations et ce n'est pas nouveau. Dans l'album Digital Dread, datant de 96, il y a le jeune master MX et Jacob puis, vous avez un duo Ralph Thamar / Serge Ponsar ou encore Papa Wemba et moi. Donc, le fait d'avoir fait appel à 2 talents actuels Riddla et Stanisky prouve bien que je suis dans cette même vision. Leur donner carte blanche, ne rien leur imposer était pour moi la meilleure manière de leur prouver ma confiance, mais aussi, sachant qu'ils ont les codes de la nouvelle génération, le but était tout de même de réussir un remix qui plairait aux plus jeunes.

Vous êtes considéré comme un ardent défenseur du patrimoine musical antillais. En quoi ce titre revisité participe-t-il à la valorisation de ce patrimoine ?

Ce titre est resté dans toutes les mémoires surtout en Guadeloupe, et qu'il reprenne vie sur une autre forme n'a fait qu'attiser la curiosité. Certains font même découvrir l'original aux plus jeunes. La preuve, l'original est de nouveau très écouté sur les réseaux et puis que dire du travail de oufff du réalisateur du clip Jima Kanor. Grâce à la pertinence et la beauté de ses images, le clip dépasse toutes nos espérances en matière de vues.

Gilles Floro était réputé pour rendre de beaux hommages aux femmes à travers ses chansons. Des valeurs que vous partagez avec lui. Peut-on dire que le titre « Bel pawol pou en fanm » est une manière de poursuivre cet hommage au moment où les violences faites aux femmes font l'actualité ?

Ce serait mentir que de dire que cela a un quelconque rapport avec l'actualité. Cependant, je partage ici une phrase que mon père avait coutume de dire et que j'adore reprendre : « on ne frappe jamais une femme, même avec une fleur » . Rien à rajouter !

Vous avez dit que « le bonheur est pratiquement la seule chose au monde qui grandit quand on le partage ». Avec la crise sanitaire qui vous a privé de scène, de rencontres et de partage avec le public, votre bonheur a-t-il eu du mal à grandir ? Comment avez-vous fait pour pallier ce manque ressenti par bon nombre d'artistes ?

Je n'ai pas tout à fait cette analyse. Pour tous les artistes, la rencontre avec un public et spécialement la scène reste certes un moment jouissif et incomparable, mais tout compte fait, très bref. En revanche, tous les artistes ont aussi une vie. J'ai pu, pour ma part, partager ou donner bien plus de choses à mon entourage proche cette année 2020 que je n'ai pu le faire durant ces dernières années.

La sortie en réédition de l'album « Digital Dread » après 25 ans participe-t-elle de cette volonté de rester en contact avec le public et de partager encore et encore ce bonheur que vous avez ressenti à la réalisation de cet album ? En somme, est-ce une façon de prolonger ce plaisir ?

Cet album n'a pas bénéficié de tout son potentiel et s'est très peu vendu. D ailleurs, ce n'est que cette année qu'il paraît sur les plateformes. Etant producteur de l'album, je ne disposais que de faibles moyens. En ajoutant le fait que j'étais continuellement en tournée, l'album n'a donc pas pu bénéficier d'une promotion vraiment à la hauteur. L'autre souci : le fait de proposer un album avec autant d'interprètes était assez novateur en 96, mais pas du tout productif en terme de promo. Mais s'il fallait le refaire, je n'hésiterais pas !!

On vous a entendu prendre position notamment sur les ravages causés par l'utilisation du chlordécone aux Antilles. Diriez-vous que vous êtes un artiste engagé ou plus simplement sensible aux malheurs du monde et singulièrement ceux concernant nos régions ultramarines ?

Je ne me suis jamais considéré comme un artiste engagé. Mais quand une cause me tient à coeur, je me demande, comment et de quelle manière je peux apporter ma pierre ….

Après 8 albums solo, des tournées à travers le monde avec les plus grands groupes, plus de 40 années d'histoire scénique et discographique avec le légendaire Kassav, quel est le secret de votre longévité musicale et qu'est-ce qui vous motive encore ?

Deux choses ont toujours guidé mes choix : ma curiosité pour tous les genres musicaux et cette envie et ce besoin de ne jamais rester dans une zone de confort, pour reprendre une expression à la mode. J'aime apprendre et aussi surprendre.

Propos recueilli par E. Boulard

Sortie Réédition

Album Digital Dread : 1996 – 2021

Inclus version inédite "Bel pawol pou en fanm"

Invités : Riddla et Staniski pour un hommage à Gilles Floro

2 juillet 2021