INTERVIEW. Énergies renouvelables : « Les spécificités climatiques et géographiques des Outre-mer ne sont pas toujours prises en compte » selon Frédéric Moyne, président d’Albioma

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INTERVIEW. Énergies renouvelables : « Les spécificités climatiques et géographiques des Outre-mer ne sont pas toujours prises en compte » selon Frédéric Moyne, président d’Albioma

L’essentiel de l’énergie consommée dans les territoires d’Outre-mer provient des énergies fossiles importées (fioul, charbon). Elle est complétée par des énergies renouvelables, produites localement ou importées. Pour Frédéric Moyne, président et directeur général d’Albioma (producteur d’électricité) il existe plusieurs freins au déploiement du renouvelable : l’accès au foncier, les difficultés à obtenir des autorisations et le problème de raccordement au réseau. Si l’autonomie énergétique dans les Outre-mer d’ici 2030 est pour lui inatteignable, l’objectif d’une production locale 100 % renouvelable est réaliste.

Du fait de l’éloignement et de l’insularité, les territoires d’Outre-mer ne sont pas connectés au réseau d’électricité continental. Ils doivent donc importer ou produire sur place leur énergie. Aujourd’hui, l’essentiel de l’énergie consommée dans les territoires ultramarins provient encore des énergies fossiles importées (le fioul et le charbon). Elle est complétée par des énergies renouvelables, produites localement ou importées, et cette part varie selon les territoires. Un rapport de l’Assemblée nationale de 2023 précisait que « l'économie et les habitudes de vie dans les outre-mer reposaient parfois jusqu'à 95 % sur les hydrocarbures ».

La loi de transition énergétique pour la croissance verte, adoptée en 2015, a fixé un objectif : atteindre l’autonomie énergétique dans les départements d’Outre-mer d’ici 2030. Mais, dans un avis rendu le 12 mars 2024, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) a estimé que l’objectif serait « difficilement atteignable », tout en rappelant que « l'Outre-mer dispose d'atouts en matière d'énergies renouvelables : hydroélectricité, géothermie, biomasse. D'autres EnR dont le degré de maturité ne se situe pas au même niveau - énergie de la mer, éolien, solaire - devraient trouver aussi à se développer dans ces espaces tant les conditions y paraissent favorables. »

Verdire le mix énergétique des Outre-mer est un enjeu majeur pour l’avenir. La multinationale Albioma (producteur d’énergies renouvelables très présent dans ces territoires) y participe et nous avons donné la parole à son président-directeur général, Frédéric Moyne. Il revient sur les freins auxquels sont confrontés ces territoires, en évoquant les disparités entre les Outre-mer. Frédéric Moyne, par ailleurs président de la Commission régions ultra-marines au sein du Syndicat des énergies renouvelables (SER) nous parle aussi du potentiel géothermique et des grands défis à venir en termes d’énergie verte.

Marion Durand : Insulaires pour la plupart et non interconnectés au réseau continental, les territoires d’Outre-mer sont contraints d’importer largement leur énergie. Cette énergie est loin d’être décarboné, les Outre-mer restent aujourd’hui « pétrodépendant », pourquoi ?

Frédéric Moyne : Dans les départements d’Outre-mer, contrairement à l’Hexagone, la consommation d’énergie primaire se divise en deux parties : un tiers est dédié à la consommation d’énergie et deux tiers au transport. Le secteur du transport est très peu décarboné avec une importante consommation d’essence, de gasoil ou de fioul. C’est pour cette raison qu’on dit que les territoires ultramarins sont « pétrodépendant », car en consommation d’énergie primaire, il y a une forte dépendance aux énergies fossiles pour le transport. Pour régler ce problème, il faut donc électrifier les usages. Cette problématique se pose aussi dans l’Hexagone.

Quelles sont les spécificités des territoires d’Outre-mer quand on parle d’énergie renouvelable ?

Il y a des spécificités propres à chacun de ces territoires mais les problématiques sont assez communes : l’éloignement, le climat, les contraintes géographiques, les événements climatiques extrêmes, des territoires situés dans zones sismiques ou cycloniques.

Il y a aussi d’autres freins au déploiement des énergies renouvelables locales. On peut les catégoriser de trois manières. Il y a d’abord une problématique d’accès au foncier, si on veut faire davantage de centrales solaires, on a besoin d’espace et les territoires ultramarins sont petits ou vallonnés, peu de terrains sont disponibles. Le deuxième frein est la difficulté à obtenir des autorisations pour déployer de nouveaux projets. Le troisième problème est celui du raccordement, les réseaux sont de plus en plus sous contraintes et sont saturés à certains endroits. Ils n’ont donc plus de capacité d’accueil de puissance supplémentaire en énergie renouvelable.

En mars, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) a estimé que l’autonomie énergétique des territoires ultramarins dès 2030, objectif fixé par la loi, sera « difficilement atteignable ». Qu’en pensez-vous ?

Le 100 % d’électricité renouvelable produite localement d’ici 2030 est assez réaliste selon moi. En revanche l’autonomie énergétique sera difficilement atteignable, je suis d’accord avec l’avis rendu par le Cese. Le taux de dépendance énergétique dans les départements d’Outre-mer est très élevé, de l’ordre de 90 %. L’autonomie sera extrêmement difficile à atteindre même si certains territoires sont mieux dotés en ressources locales où on peut imaginer atteindre plus rapidement l’autonomie, par exemple en Guyane.

Y a-t-il des disparités selon les territoires ?

Absolument. La Guyane n’a rien à voir avec La Réunion ou avec Mayotte. La Guyane est plus en avance structurellement car il y a dans ce territoire une grande production d’énergie issue de l’hydraulique grâce au barrage de Petit-Saut (à Sinnamary). Deux tiers de l’énergie consommée dans ce pays proviennent de l’hydraulique.

À La Réunion, les chiffres sont les suivants : en 2024, 30 % de l’énergie renouvelable est produite localement et 60 % sont importées. Dans la production locale, on a de l’éolien (1 %), du photovoltaïque (10 %), de l’hydraulique (13%) et de la bagasse, utilisée par Albioma, qui représente 6% de la production. On est encore loin de dire que l’île est en capacité d’atteindre l’autonomie. Le rythme de développement est très long. La Réunion fait pourtant partie des territoires où les énergies renouvelables locales sont les mieux développées.

Sera-t-il possible un jour de produire sur place l’intégralité de l’énergie consommée ?

À court terme, cela me paraît très ambitieux. Il y a fallu presque vingt ans pour arriver à 10 % de solaire. Malgré l’urgence et l’importance accordée au développement du renouvelable, les problématiques sont les mêmes qu’il y a deux décennies : l’éloignement, les contraintes climatiques, les coûts d’approche supérieurs à ceux dans l’Hexagone, la raréfaction du foncier, la difficulté à obtenir des autorisations. Tout cela, malgré les lois d’accélération, ne bouge pas.

Quel territoire est le moins bien doté ?

Mayotte reste le territoire où le renouvelable est le moins développé, tout comme Saint-Martin. Tous les deux sont très dépendants au fioul. Deux territoires sur lesquels il y a une réelle tension entre l’offre et la demande. À Saint Martin, il y a un problème de fiabilité du réseau, avec des black-out réguliers. À Mayotte, depuis le passage du cyclone Chido, il y a un vrai enjeu de sécurisation et d’accompagnement de la reconstruction avec une augmentation significative attendue de la demande, lié aux opérations de reconstruction (logement en dur, unités de dessalement pour répondre à la crise de l’eau).

Quelle filière est la plus développée dans les Outre-mer et pourquoi ?

La plus significative en termes de production est certainement la biomasse, sous toutes ses formes. Le solaire photovoltaïque est aussi très important dans les départements d’Outre-mer et son potentiel de développement reste significatif malgré tous les freins évoqués précédemment.

Dans le panel de solution qui s’offre à nous pour aller vers l’autonomie énergétique, figure aussi la géothermie. Nous avons plusieurs projets dans ce sens, avec des autorisations obtenues pour deux permis exclusifs de recherche (PER) à Mayotte et à La Réunion et une en cours en Guadeloupe. À ce stade, le PER est la première brique de développement d’un projet pour essayer de qualifier la ressource, c’est-à-dire de voir s’il y a vraiment quelque chose d’exploitable. Pour cela, nous avons besoin de créer un puit et de chercher en profondeur de l’eau chaude afin de générer de l’électricité.

Les demandes de PER ont été faites depuis plus de trois ans, on s’appuie sur des travaux antérieurs menés par le Bureau de recherche géologique et minière (BRGM). On a besoin à présent de passer à un stade de finalisation des études de surface et de forage exploratoire pour qualifier et quantifier la ressource.

En Guadeloupe, une consultation publique est en cours sur ce permis exclusif de recherche. Certains s’inquiètent du risque d’appropriation d’une richesse locale par Albioma. Que leur répondez-vous ?

Les demandes de PER sont des processus assez longs, qui sont menés dès le départ en concertation avec les acteurs locaux. Ces procédures sont très cadrées et il y a consultation des mairies des communes sur lesquelles les projets se trouvent. On échange aussi avec le parc national, l’ARS (agence régionale de santé), le conseil régional, la DEAL (Direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement), etc. Tous les services ont fait remonter leurs recommandations et nous avons obtenu un avis favorable de leur part. La consultation se poursuit. Je ne suis pas très inquiet, Albioma est présent dans les départements d’Outre-mer depuis plus de 30 ans, on est un gros employeur local, on participe au dynamisme de ces filières.

Pourquoi éolien en mer n’est pas davantage développé et quelles sont ses limites ?

Aujourd’hui on est encore au stade préliminaire d’études exploratoires qui seront menées notamment à La Réunion. Les DOM sont des territoires en zone cyclonique et l’éolien en mer flottant reste une technologie moins mature et beaucoup plus compliquée à mettre en œuvre.

Quels sont les défis auxquels font face les Outre-mer en termes d’énergies renouvelables ?

Il y a, pour les Outre-mer, un manque de visibilité donnée aux acteurs et de stabilité du cadre réglementaire. Ça se traduit par une absence de documents cadres dans beaucoup de départements ultramarins (notamment les PPE et les schémas de raccordement au réseau), mais c’est aussi le cas aujourd’hui dans l’Hexagone. Tant qu’il n’y a pas de cadre qui détermine l’ambition politique, les acteurs sont bloqués dans leur capacité de développement.

Dans l’opérationnel, l’obtention des autorisations est aussi un défi pour pouvoir développer les capacités en énergies renouvelables. Un cadre administratif réglementaire et correctement dimensionné est nécessaire pour éviter que nous prenions encore plus de retard.

Dans l’évolution du dispositif réglementaire, on s’aperçoit que les spécificités climatiques, géographiques, techniques des Outre-mer ne sont pas toujours prises en compte, notamment au niveau de l'évolution des réglementations européennes. Les normes s’appliquent de façon uniforme alors qu’on est dans des territoires particuliers, éloignés de l’Europe continentale. On ne peut pas imposer des normes de rendement identiques entre l’Europe et les Outre-mer, dont la taille est bien plus petite et qui sont soumis à des contraintes climatiques différentes.

Un autre exemple, il existe au niveau national une mécanique de compensation des coûts échoués en matière de recherche du potentiel géothermique (indemnisation en cas de forage infructueux), elle n’est aujourd’hui pas applicable dans les Outre-mer.

Quels sont les projets d’Albioma pour les prochaines années ?

En plus des ambitions de géothermie, nous avons plusieurs projets dans les Outre-mer. À court terme nous allons mettre en service fin 2026 notre unité de valorisation des CSR (combustible solide de récupération) à La Réunion. La construction est en cours, elle permettra de valoriser des déchets solides triés afin de favoriser l’économie circulaire et d’augmenter l’autonomie énergétique.

Nous avons un autre projet de construction de moteur bio liquide à Saint-Laurent-du-Maroni, en Guyane. Ce projet permettra de sécuriser l’alimentation en électricité de l’Ouest Guyanais.

À Saint-Martin, nous prévoyons un retrofit (rénovation d'équipement, ndlr) d’une centrale existante en vue de la convertir à la biomasse liquide ainsi que la construction d’une nouvelle centrale biomasse de 15 MW. Elle devrait être opérationnelle en 2029.

À Mayotte, qui dépend encore à plus de 90% des énergies fossiles, nous projetons aussi de construire une nouvelle centrale biomasse, afin d’assurer la stabilité et la sécurité du réseau électrique. Notre objectif est enfin de poursuivre le développement du photovoltaïque dans tous les DOM où le taux d’irradiation est important.