Dans une présentation intitulée « Les cancers dans les petits pays et territoires insulaires : constats statistiques, explications socio-économiques et positionnement des DROM », lors du colloque ARUM 2024, les universitaires Maïna Karam, Alain Maurin, Claude Codjia ont mis en lumière la vulnérabilité des individus face à cette problématique.
Les Départements et Régions d’Outre-Mer (DROM) sont positionnés géographiquement dans deux hémisphères et dans les trois océans Atlantique, Pacifique et Indien. Sous le prisme économique, ils se distinguent par leurs performances médiocres comparativement aux autres régions françaises, avec par exemple des valeurs plus élevées du taux de chômage et de la part de personnes touchées par la pauvreté. Dans le même ordre d’idées, l’espérance de vie à la naissance, l’offre de soins de proximité et le PIB par habitant y sont plus limités.
Avec les Collectivités d’Outre-Mer (COM), les DROM détiennent 80 % de la biodiversité française sur 22 % du territoire national. Malgré leur faible contribution aux émissions de gaz à effet de serre, les Outre-mer font partie des territoires les plus vulnérables au changement climatique. Les conséquences, déjà observables aujourd’hui, devraient être encore plus fréquentes dans les prochaines années : une hausse du nombre de cyclones et d’épisodes de sécheresse ou de fortes précipitations, générant des dégâts considérables ; une élévation du niveau des mers, risque accentué principalement dans les îles ; les pics de chaleur, l’acidification des océans et la pression exercée par les activités humaines locales, fragilisant les écosystèmes aquatiques, dont les récifs coralliens, qui contribuent aux chaînes alimentaires, aux ressources économiques, au maintien et à la protection de l’environnement (par la formation d’une barrière pour les écosystèmes voisins et l’alimentation des plages en sable, limitant le risque de l’érosion côtière) (1). Les échouements de sargasses en Guadeloupe et en Martinique, phénomènes ayant des impacts socio-économiques et environnementaux importants, pourraient aussi être influencés par le changement climatique.
Au cours de notre travail, nous nous sommes focalisés sur les risques accrus que rencontrent les populations (2) par rapport à la survenue d’une maladie, le cancer, qui est à l’origine de nombreux décès dans le monde. L’incidence et la mortalité de ce fardeau peuvent trouver leurs origines dans plusieurs facteurs, repérables par diverses variables, relevant des domaines de l’économie, de la démographie, de l’éducation, de la politique de santé ou encore de l’environnement.
En 2022, les taux d'incidence standardisés de tous les cancers (à l'exception du cancer de la peau non mélanome), pour 100 000 habitants, en Guadeloupe (245.1), Guyane (195.5), Martinique (215.6) et La Réunion (203.0) se révèlent inférieurs à celui de la France hexagonale (316.6). Le nombre de nouveaux cas de ces maladies au niveau du sein (compris entre 55.7 et 77.2), du côlon et du rectum (variant entre 16.2 et 22.8) dans les DROM est également plus faible, en comparaison au territoire national (respectivement 105.4 et 32.1). Cependant, la Guadeloupe (157.5), la Guyane (94.1) et la Martinique (134.3) affichent des valeurs pour la prostate significativement plus élevées par rapport à la France hexagonale (82.3), alors que La Réunion présente une survenue moins marquée (59.6) (International Agency for Research on Cancer, 2022).
En examinant les données des DROM, en les mettant en perspective avec celles de l’arc-en-ciel des populations de la planète, celles des pays officiels mais également des possessions territoriales, il devient possible de dégager des résultats concernant l’influence de ces variables sur la survenue des cancers d’une part, et de construire des typologies de pays conduisant par la même à positionner les DROM d’autre part.
Nous avons porté notre attention sur 152 territoires, pour lesquels la majorité des informations était disponible. Ils incluent les DROM, les Petits États insulaires en développement (PEID), la Caraïbe et leurs tutelles (notamment les pays développés), les pays en développement, comprenant des Pays les moins avancés (PMA). Dans le cadre de cette analyse, nous avons sélectionné les taux d’incidence des principaux cancers en 2022 et des variables potentiellement explicatives, en regard des études accessibles dans la littérature.
À partir des traitements statistiques et économétriques mis en œuvre, nos premiers résultats montrent que les principales variables expliquant la survenue des cancers, à l’exception du cancer de la peau non mélanome, sont la part de la population âgée de 65 ans et plus, le Produit intérieur brut (PIB) par habitant et l’espérance de vie à la naissance. De même, la singularité des DROM est mise en lumière par rapport aux autres territoires, avec une particularité pour les Antilles françaises, largement victimes de la pollution provoquée par le pesticide organochloré « chlordécone ».
Cet insecticide a été utilisé de manière intensive sur les bananeraies dans certaines zones de la Guadeloupe et de la Martinique entre 1972 et 1993, afin de lutter contre le charançon du bananier, ravageur attaquant ces plantations. En dépit de l’arrêt de son épandage, celui-ci se maintient dans les sols, en raison d’une dégradation lente estimée entre un et six siècles. Selon l’étude de Multigner et al. (2018)(3), ce perturbateur endocrinien pourrait entraîner des effets néfastes sur la santé des populations, affectant la fertilité masculine, la grossesse, la fonction thyroïdienne, le développement psychomoteur et staturo-pondéral, ainsi que l’apparition du cancer de la prostate.
En recourant aux exercices empiriques sur les données internationales de dénombrement des cancers, avec une attention particulière pour celui de la prostate, nous avons effectué des investigations qui s’inscrivent pleinement dans une démarche d’aide à la décision dans ce domaine de la politique de la santé. Notre étude se veut être une contribution à la littérature de l’économie de la santé. Plus précisément, elle invite à l’exploration des liens entre les cancers et les variables représentatives des conditions macroéconomiques et démographiques dans les petits pays et territoires insulaires, avec un zoom sur les DROM. Sur la base des corrélations identifiées et testées, nous avons mis en avant des éclairages qui pourraient aussi servir à orienter l’action publique. L’actualité de ces dernières années sur le sujet des conséquences de la contamination des milieux par le chlordécone, rappelle combien les populations antillaises sont en attente de clarification sur les débats scientifiques quelque peu controversés et de réponses sur le terrain juridique.
Maïna Karam, Université des Antilles, Centre de recherche en économie et en droit sur le développement insulaire, Université du Québec À Montréal, Groupe d'études interdisciplinaires en géographie et environnement régional.
Alain Maurin, Université des Antilles, Centre de recherche en économie et en droit sur le développement insulaire.
Claude Codjia, Université du Québec À Montréal, Groupe d'études interdisciplinaires en géographie et environnement régional.
Annotations :
- Multigner L, Rouget F, Costet N, Monfort C, Blanchet P, Kadhel P, et al. Chlordécone : un perturbateur endocrinien emblématique affectant les Antilles françaises. Bull Epidémiol Hebd. 2018;(22-23):480-5. http://invs.santepubliquefrance.fr/ beh/2018/22-23/2018_22-23_4.html
- Dans son article 434-3, le Code pénal indique qu'une personne vulnérable est « un mineur de 15 ans ou une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d'une maladie, d'une infirmité, d'une déficience physique ou psychique ou d'un état de grossesse ».
- « La France face au changement climatique : toutes les régions impactées », rapport publié le 19 septembre 2024 par le Réseau Action Climat, en partenariat avec l’ADEME.