A l’exception de la Guyane, les DOM ont connu ces deux dernières décennies les évolutions les plus favorables en termes de développement et de revenu disponible par habitant parmi l’ensemble des régions françaises. La dynamique de convergence s’effectue cependant au prix d’un déséquilibre des structures sectorielles des économies avec un poids croissant du secteur des administrations publiques. Alors que la composante publique du PIB par habitant dépasse désormais en valeur la moyenne hexagonale, la composante privée reste environ inférieure de moitié. Par ailleurs, le resserrement des écarts de revenus obtenus au travers des flux de redistribution ne cible pas prioritairement les populations les plus démunies, mais plutôt celles qui disposent de revenus suffisants pour être imposées sur leur revenu. Un sujet évoqué lors des journées économiques de l’Arum au CESE et développé dans cette expertise de l'AFD.
Cinq décennies de convergence économique…
Le rattrapage économique et social vis-à-vis de la métropole est au cœur des politiques menées ces dernières décennies en faveur de l’outre-mer. Ce rattrapage a d’abord été abordé du point de vue de l’égalité des droits économiques et sociaux, à partir de l’extension de l’ensemble des prestations sociales aux départements d’outre-mer et de leur uniformisation progressive avec la métropole, notamment en matière de minima sociaux.
Cette politique ayant aujourd’hui atteint largement ses objectifs, la question du rattrapage est posée depuis la Loi EROM différemment, en termes d’égalité réelle, c’est-à-dire de résorption des écarts de niveaux de développement et de niveaux de vie et de revenus.
Sur les cinq dernières décennies, de 1970 à 2020, la convergence des niveaux de développement des quatre DOM historiques (hors Mayotte) avec l’Hexagone apparaît nettement : l’écart se resserre de 29 points en termes de PIB par habitant, de -65% à -36% (cf. Graphique 1). La convergence des niveaux de revenu est encore plus prononcée : les écarts de revenu disponible brut (RDB) par habitant diminuent de 31 points, de -59% à -28%.
Ces résultats sont à souligner, même si dans une perspective de stricte égalité la moitié du chemin reste à parcourir. Les politiques de réduction des inégalités régionales de développement ont en effet jusqu’à présent des résultats qui ne sont pas à la hauteur de leurs ambitions. Ainsi, trente ans après la réunification, les disparités entre les Länder de l’Allemagne de l’Est et de l’Allemagne de l’Ouest demeurent importantes, en dépit des efforts financiers importants qui ont été consacrés pour les réduire. Il en va de même en Italie, alors que les politiques de développement économique du Mezzogiorno ont été mises en œuvre depuis les années cinquante.
Les deux trajectoires de convergence en termes de PIB et de RDB par habitant sont relativement parallèles. Elles connaissent à peu près les mêmes inflexions de tendance dans les années 1990 et dans les années 2010. Le rattrapage du PIB par habitant marque le pas depuis le début des années 2010 jusqu’en 2019, ce qui pourrait préfigurer la fin de la dynamique de convergence annoncée dans le scénario central des projections du modèle Alto (Sudrie, 2021). En 2020, la crise sanitaire a permis toutefois de réactiver cette dynamique de convergence, mais « par le bas », c’est-à-dire par une chute de l’activité moins prononcée dans les Outre-mer qu’en métropole. De même, après s’être fortement réduit entre 2000 et 2014, l’écart du RDB à la moyenne hexagonale s’est accentué ces dernières années de 3 points.
Cette convergence économique est encore plus manifeste si on compare les DOM historiques aux régions de l’Hexagone hors Ile de France (désignées dans le graphique 2 sous le terme générique de « province »), compte tenu du niveau de développement beaucoup plus élevé de l’Ile de France. Les écarts de PIB et de RDB par habitant ne sont alors respectivement que de 24 et de 19 points en 2020. Hormis la Guyane qui s’avère au regard de cette grille d’analyse comme la région française qui a connu la trajectoire la moins favorable de ces deux dernières décennies, les DOM ont connu les croissances les plus fortes à la fois du PIB et du RDB par habitant (cf. Graphique 2). Notamment Mayotte a connu au cours de cette période des écarts positifs de croissance tels qu’ils n’ont pas pu être représentés sur le graphique[1]. Même si les DROM occupent toujours les derniers rangs parmi les régions françaises suivant les niveaux de RDB par habitant, les écarts se sont fortement resserrés (à l’exception de la Guyane). Ainsi, l’écart qui sépare la Martinique de l’Hexagone n’est plus que de 13 points, de 10 points avec les régions de l’Hexagone hors Ile de France et de 3 points avec la région de l’Hexagone la moins bien classée, les Hauts de France.
Dans les régions de l’Hexagone hors Ile de France, les évolutions du PIB et du RDB par tête sont non seulement moins fortes, mais aussi souvent découplées, un phénomène analysé par Davezies (2008) à l’origine de transferts inter-régionaux : pour la plupart d’entre elles la croissance des revenus plus rapide que la moyenne hexagonale est allée de pair avec une croissance de la valeur ajoutée moins rapide[2]. A l’opposé, l’Ile de France connaissait une croissance plus rapide de l’activité économique et la moins rapide parmi les régions françaises du revenu disponible.
Le bilan de ces deux dernières décennies est également en faveur des DOM lorsqu’on les compare aux trois autres régions ultrapériphériques européennes (RUP), les Canaries, Madère et les Açores. Les Antilles et la Réunion présentent désormais des niveaux de PIB par habitant en valeur nettement supérieurs aux autres RUP, tandis que les Canaries ont été rétrogradés du premier au cinquième rang. Alors que le PIB des Canaries dépassait en 2000 de 15% celui des cinq DOM, il lui est inférieur de 12% en 2020.
Cette performance s’explique en particulier par une meilleure résilience des économies domiennes aux impacts économiques des deux crises connues au cours de cette période et notamment de la crise sanitaire, du fait de l’effet amortisseur induit par le poids plus important du secteur public et d’une consommation plus soutenue, financée en partie par la progression des transferts publics et sociaux. Alors que les DOM connaissaient en 2020 une baisse du PIB en volume moitié moindre qu’en métropole en 2020 (-3,8% contre -7,9%) et une reprise moins forte en 2021 (4,4% contre 6,8%), les Canaries connaissaient à l’opposé en 2020 une chute d’activité beaucoup plus forte que l’Espagne (-19,1% contre -11,3%) et une reprise en 2021 plus marquée (7% contre 5,5%). Il en est allé de même à Madère (-15,4% contre -8,3% d’évolution du PIB en volume pour le Portugal continental en 2020 ; 8% contre 5,5% en 2021) et dans une moindre mesure aux Açores[3].
… au prix de déséquilibres croissants
Quels sont les facteurs qui contribuent aux écarts avec l’Hexagone ? Les écarts de développement résultent dans les DOM de la faiblesse de création de valeur du secteur privé rapportée à la population. La composante privée du PIB par habitant dans les DROM est restée en effet à un niveau inférieur de moitié environ à celui de la métropole durant les trois dernières décennies, en dépit des politiques qui ont cherché à favoriser l’activité, l’emploi et l’investissement des entreprises dans les Outremer par le biais notamment d’une fiscalité et de cotisations sociales plus avantageuses. Cette faiblesse découle d’une productivité apparente du travail inférieure de 20 points à la moyenne hexagonale et d’une densité d’emplois privés (nombre d’emplois privés rapportés à la population) inférieure d’un tiers.
L’activité du secteur des administrations publiques contribue en revanche au resserrement des écarts. La composante publique du PIB par habitant est désormais supérieure de 5 points à la moyenne nationale, du fait d’un taux d’administration nettement supérieur : on compte 105 emplois publics pour 1000 habitants dans les DOM contre 87 dans l’Hexagone. Cette suradministration relative se traduit par un poids croissant[4] de ce secteur dans les économies domiennes, de 32% du PIB en 1990 à 39% en 2020 (et jusqu’à 54% à Mayotte). Cette croissance se fait essentiellement au détriment du secteur marchand exposé à la concurrence et se traduit ainsi par une structure de l’économie toujours plus dépendante des transferts publics. Ce processus paraît valider la thèse du syndrome hollandais qui affecterait selon certains économistes les petites économies insulaires, la nature de la rente étant administrative dans le cas des DOM.
Les écarts de développement contribuent en amont aux écarts de revenus, puisqu’ils déterminent le montant de valeur ajoutée à partir duquel seront puisés les revenus. Cependant, les revenus disponibles se forment également au niveau du partage de la valeur ajoutée, puis en aval au niveau des flux de redistribution constitués par les prélèvements (impôts et cotisations sociales) et les prestations en espèces.
Le partage de la valeur ajoutée s’avère plus favorable dans les DOM aux revenus qu’en métropole, en dépit d’un taux de marge brut des sociétés en moyenne pourtant plus élevé (il est selon l’IEDOM (2022) de 8,8 points supérieur à celui de la France en 2021). Ce partage plus favorable s’explique également par le poids plus important des administrations publiques dans la valeur ajoutée puisque dans ce secteur, la valeur ajoutée est par convention comptable mesurée à partir de la rémunération des salariés.
En aval, la redistribution entre les revenus primaires et les revenus disponibles contribue également au resserrement des écarts de revenus dans les DOM. Elle est composée en fait de flux aux effets opposés : les prélèvements ont un impact favorable (réduction des écarts avec le RDB par tête de l’Hexagone de 29 points), mais les prestations en espèces ont en revanche un effet aggravant (+ 17 points).
Les montants d’imposition sur le revenu par habitant sont près de quatre fois inférieurs dans les DOM à ceux qui s’observent en métropole. Cela s’explique par l’effet de la progressivité de l’impôt sur le revenu, puisque les revenus moyens sont également plus faibles dans les DOM, mais également par des avantages fiscaux spécifiques aux DOM. Ces avantages fiscaux se traduisent pour une même tranche de revenus par des proportions de foyers fiscaux non imposables supérieures de 10 à 20 points de pourcentage dans les DOM par rapport à l’Hexagone. Compte tenu de ces deux facteurs, les proportions de foyers imposables sont en 2020 particulièrement basses par rapport à la moyenne nationale [5]. Au final, en 2019, le taux d’imposition apparent moyen sur les revenus (d’activité et de propriété confondus) n’est que de 7% dans les DOM contre 17% en métropole. De même, les montants de cotisations sociales sont inférieurs dans les DOM aux niveaux atteints dans les régions de l’Hexagone, même si les écarts sont en moyenne moins marqués (- 48% pour les cotisations contre - 72% pour les impôts directs).
La contribution négative des prestations sociales en espèces provient de la composante pensions de retraite. Elle s’explique par la structure démographique et les parcours professionnels des populations résidentes dans les DOM (Baude, 2011). A cet impact s’ajoute également en Guyane et à Mayotte une moindre éligibilité de la population aux prestations sociales, compte tenu de la part importante de la population en situation illégale. De ce fait, le resserrement des écarts de revenu obtenus au travers des flux de redistribution ne cible pas prioritairement les populations les plus démunies, mais plutôt celles qui disposent de revenus suffisants pour être imposées sur leur revenu.
Ainsi, les succès en termes de convergence et ces dernières années de résilience économique, lorsqu’on compare les DOM aux autres RUP, ont été obtenus au prix de déséquilibres croissants. Or, des travaux de modélisation démo-économique donnent à penser qu’à long terme le rythme de croissance sera sans doute insuffisant dans les DOM pour assurer la poursuite de la convergence des niveaux de PIB par tête avec l’Hexagone (Sudrie, 2021) et qu’il ira en outre de pair avec des déséquilibres marqués sur les marchés des biens et du travail. Suivant le modèle utilisé, cet objectif ne pourrait en effet être atteint à très long terme qu’au prix d’une dépendance financière encore accrue à l’égard de la métropole et d’un risque de surchauffe, « l’offre locale étant en effet dans l’incapacité de suivre une demande « dopée » par la dépense publique » (Sudrie, 2021).
Ces perspectives questionnent le caractère réaliste d’un objectif de convergence des niveaux de PIB par tête. La recherche de la convergence des niveaux de développement doit-elle demeurer l’objectif structurant des politiques publiques en faveur des Outre-mer ? Ne serait-il pas préférable de privilégier la convergence des revenus après transferts, grâce à une politique de redistribution mieux ciblée ? Force est de constater que la création de valeur marchande échappe en effet largement au pouvoir d’intervention des politiques publiques ; tout au plus ces dernières peuvent s’efforcer de réunir des conditions favorables. En revanche, les politiques publiques peuvent veiller à ce que cette création de valeur s’inscrive dans des trajectoires de développement soutenable sur le plan environnemental, en préservant les écosystèmes fragiles de ces territoires, sur le plan social, en réduisant les inégalités intra-territoriales, et sur le plan économique, en fixant certaines limites aux déséquilibres des finances publiques, des échanges extérieurs ou encore des structures productives.
Bertrand Savoye
AFD – ISR/ECO
Annotations :
[1]Dans l’ensemble de la « province », les écarts d’évolution par rapport aux évolutions observées dans l’Hexagone sont de - 3,7% pour le PIB par habitant et de + 3,2% pour le RDB par habitant.
[2] Quatre autres régions de l’Hexagone se situent dans cette même configuration, avec des croissances plus rapides des deux indicateurs que la moyenne hexagonale : la Corse, les Hauts de France, PACA et l’Occitanie.
[3]Les Canaries et Madère font partie des 10 régions qui ont connu la plus forte baisse d’activité en 2020 au sein de l’Union Européenne, parmi les 242 régions (au niveau NUTS 2) des 27 pays
[4]Dans l’Hexagone, la part a progressé également durant cette période, mais de façon moins marquée, de 19% à 23% du PIB
[5] 15% à Mayotte, 26% à La Réunion, 28% en Guyane et à la Guadeloupe et 31% à la Martinique contre 44% dans l’Hexagone
Méthodologie :
Les données mobilisées pour cette étude statistique sont issues essentiellement des comptes économiques régionaux de l’INSEE pour la France, de l’INE en Espagne et de l’INE au Portugal. La méthodologie est présentée dans l’annexe méthodologique du Papier de recherche du même auteur mentionné dans la bibliographie
Bibliographie
Baude J. (2011) « Les effets des politiques sociale et fiscale sur les écarts de revenus entre ménages ultramarins et métropolitains », Politiques sociales et familiales n°106, décembre 2019
Davezies L. (2008) « La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses », Seuil, janvier 2008
IEDOM (2022), « La situation financière des entreprises ultramarines reste satisfaisante en 2020 malgré la crise sanitaire », Publications économiques et financières n°697, mars 2022
Lurel V. (2016), « Egalité réelle outre-mer », Rapport au Premier Ministre, mars 2016
Savoye B. (2023), « La convergence économique au prix de déséquilibres croissants », Papier de recherche ?
Sudrie O. (2021), « Une modélisation des trajectoires de croissance à long terme des Outre-mer », Série Papiers de recherche n°218, AFD, septembre 2021