EXPERTISE. Commémoration de la départementalisation des Outre-mer : Retrouver l'esprit d'audace de 1946 ! par François Hermet et Philippe Jean-Pierre

EXPERTISE. Commémoration de la départementalisation des Outre-mer : Retrouver l'esprit d'audace de 1946 ! par François Hermet et Philippe Jean-Pierre

Les commémorations sont souvent l'occasion d'établir des bilans et des constats. Dans cette expertise, les économistes François Hermet et  Philippe Jean-Pierre s'interrogent sur les avancées réelles induites par la départementalisation des Outre-mer sur le développement économique de ces territoires. Une expertise des économistes et chercheurs à l'Université de La Réunion François Hermet et Philippe Jean-Pierre qu'Outremers 360 vous propose de découvrir ci-dessous. 

 

Ces dernières semaines ont été fructueuses en commémorations pour nos outre-mer consacrant le 75eme et 10eme anniversaire de l’accès à la départementalisation respectivement pour les 4 départements d’outre-mer (Guadeloupe, Guyane, Martinique et La Réunion) et pour Mayotte.
Nombreux ont été les commentaires tirant globalement un bilan le plus souvent positif de ce changement de statut. L’INSEE, pour sa part, a attiré notre attention sur le fait que les progrès sur bon nombre d’indicateurs ne devaient pas masquer les écarts importants demeurant vis-à-vis des moyennes nationales.
 

Car, c’est bien aussi de cela qu’il s’agit : constater tous les cinq ans l’évolution des tableaux de bord ne peut suffire. Après, certes une décade pour Mayotte, mais plusieurs décennies pour les autres DOM, la question légitime de l’efficacité de la politique de développement, ayant eu pour véhicule le changement de statut, doit être posée. Ce logiciel, appelé départementalisation, adapté à n’en pas douter pour les rattrapages sanitaires, sociaux et au décollage des économies ultramarines, reste-t-il le meilleur outil pour sécuriser la trajectoire de développement de ces territoires ultra-marins dans ce siècle ? Les défis sont encore immenses comme on a pris l’habitude de le dire : sur le plan humain, au niveau des infrastructures, sur les questions d’autonomies (énergétiques, alimentaires, gestion des déchets), sur le déploiement des nouveaux moteurs de croissance, etc. Les vulnérabilités persistent et semblent même, à la lumière des crises récentes (sociales et sanitaires), prendre de l’ampleur. Il s’agit donc bel et bien d’adresser la problématique de la résilience de ces économies ultra-périphériques. Dans cette perspective, cinq enjeux nous semblent mériter une attention particulière.

La convergence y est loin d’être réelle !  Il faut donc utiliser cette notion avec précaution.   

Le premier concerne celui de la convergence, souvent appelée pour évaluer les progrès réalisés par les territoires. Certes, il est manifeste que plusieurs indicateurs voient leurs écarts par rapport aux moyennes nationales ou européennes se réduire. Cela est vrai par exemple sur les dotations en équipements structurants, sur l’accès à l’éducation, etc. En revanche, sur de nombreux autres champs les disparités persistent. La convergence y est loin d’être réelle ! Il faut donc utiliser cette notion avec précaution. Car le « rattrapage » constaté dans certains cas, traduisant uniquement une réduction des écarts ou un rapprochement, ne signifie pas forcément « convergence » qui renvoie, elle, à la similitude des fonctionnements des économies analysées. Ainsi, deux économies ont convergé lorsque leurs réactions à un choc sont identiques. Et cela est loin d’être le cas pour les économies concernées et celle de l’hexagone. En outre, convoquer la notion de rattrapage pour tester l’efficacité d’une politique, n’est pertinent que si celui-ci se produit sur une période de court-moyen terme (quelques années). Or, dans le cas présent, peut-on encore parler de rattrapage lorsque 75 ans après un changement de modèle économique, les différences demeurent de façon significative?. Cela n’est pas qu’une question de sémantique. Il s’avère important de distinguer les processus en cours afin de pouvoir adapter les moyens aux objectifs.
Selon le type de rapprochement en vigueur, les politiques économiques pourront viser soit les dotations en facteurs économiques de croissance, soit les mécanismes régissant les fonctionnements des marchés, soit des mesures de soutien à la demande dans des contextes particuliers. L’absence de réduction significative sur les dimensions de pauvreté et d’inégalités peuvent illustrer cette analyse et constituent de facto le deuxième enjeu pour nos économies ultra-marines.

Les habitants des DOM continuent, en effet, en 2021 à avoir un niveau de vie significativement plus faible qu’en France continentale. Les inégalités sont également plus marquées (en particulier en Guyane et à Mayotte). Comparé à la France métropolitaine, le taux de pauvreté monétaire est ainsi deux à quatre fois plus élevé dans les quatre DOM historiques et jusqu’à cinq fois plus à Mayotte. Les chômeurs, les personnes non diplômées, les jeunes, les mères isolées et les immigrés sont les plus touchés par la pauvreté. Les inégalités de niveaux de vie sont en même temps plus prononcées dans les «  4 vieilles » en particulier en Guyane (la situation aux Antilles et La Réunion étant un peu moins marquée). Sur ce point il est important de dissocier le cas de Mayotte où la situation apparaît « hors-normes » : les inégalités sont en augmentation et atteignent des niveaux inimaginables ! Ainsi, si en 2011 le revenu minimum des 10 % des plus « riches » (1200€) était déjà 4 fois plus élevé que le revenu maximum des 50 % les plus pauvres (300€), ce rapport est passé à 6,85 en 2018 (avec respectivement 1780€ et 260€) ! En comparaison avec la métropole, ce rapport qui est stable depuis des années s’établit aux alentours de 1,8. En cause, une partie significative de la population mahoraise en situation irrégulière qui ne peut donc prétendre aux « amortisseurs » sociaux. Si dans les DOM historiques, les prestations sociales représentent plus de la moitié du revenu disponible des 20 % des ménages les plus modestes (cette part atteint même 70 % en Guyane), à Mayotte les prestations sociales ne pèsent pas dans le revenu des plus pauvres malgré des niveaux extrêmement faibles ! Les allocations familiales et le RSA mahorais (dont le niveau est inférieur de 50 % au RSA national) ne sont pas accessibles aux étrangers en situation irrégulière.
Ainsi, en 2018, seules 6 % de la population bénéficient du RSA à Mayotte contre 24 % dans l’ensemble des autres DOM. Dans ces conditions, les prestations sociales et les impôts ne font baisser le taux de pauvreté que de 1 point à Mayotte, contre 7 points en métropole et environ 10 points dans les autres DOM. Rappelons par ailleurs, et c’est loin d’être un détail, que le niveau de pauvreté des DOM mesuré par l’Insee ne prend pas en compte les différences du coût de la vie avec la métropole. Le prix d’un panier alimentaire est ainsi 37 % plus élevé à La Réunion qu’en métropole.
 

La question du développement des DOM se jugera à l’aune de leur capacité à insérer leur population de façon durable dans l’emploi.

Cette dimension explosive de la combinaison pauvreté-inégalité, appuie avec acuité la nécessité d’y apporter des réponses durables et non pas seulement tissée autour d’une succession de « sparadraps ». Sur ce plan, le levier principal nous semble davantage situé sur un meilleur fonctionnement du marché du travail. Le diagnostic de ce dernier est donc primordial car au niveau économique c’est le marché du travail qui constitue la principale source de revenu des ménages. Il existe même un consensus chez les économistes pour considérer que c’est fondamentalement le fonctionnement de ce marché qui détermine à terme la capacité d’une économie à produire de la richesse et du bien-être pour la population. Dans ces conditions, la question du développement des DOM se jugera à l’aune de leur capacité à insérer leur population de façon durable dans l’emploi. La politique du « tout transfert » est donc bien insuffisante pour le développement de nos territoires. Pour le comprendre, il faut revenir à la notion de développement humain tel qu’il est défini par le prix Nobel d’économie Amartya Sen, un spécialiste des problématiques de la pauvreté, et dont l’influence s’est traduite par la création de l’IDH (Indicateur de Développement Humain) par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement). Cet indice combine les niveaux atteints par un pays dans trois composantes considérées comme essentielles en matière de développement : la santé, l’éducation et les ressources monétaires. Or dans ce triptyque du développement, les transferts publics vont agir essentiellement sur les 2 premières composantes (santé & éducation). S’agissant de la 3ème (ressources monétaires), il est important de répéter que c’est uniquement le « bon » fonctionnement du marché du travail (et du marché des biens) qui constitue la principale source de revenus pour la population.
 

En toute logique, le quatrième enjeu a trait aux moteurs de la croissance et donc du rattrapage et de la réduction de la pauvreté. Le principal carburant des économies ultramarines a été et reste encore le niveau important des transferts publics. Il peut être chiffré à plus de 6 milliards d’euros à La Réunion par exemple, pour un PIB avoisinant les 18 milliards d’euros. Il n’y a pas lieu, ici, d’établir ni une causalité, ni une corrélation. Mais sans doute les deux variables ne sont pas si indépendantes l’une de l’autre. La question n’est pas de jeter l’opprobre sur la notion de transferts. Après tout, ils constituent une des dimensions de la solidarité nationale. Cette situation n’est, d’ailleurs, pas
propre aux DOM. La majorité des régions reçoivent davantage de la solidarité nationale qu’elles y contribuent. Le véritable enjeu se situe au niveau du caractère pérenne de cette arrivée des transferts. Vont-ils continuer à croître aussi vite que par le passé ? Rien n’est moins sûr compte tenu du contexte actuel de sortie de crise qui augure des mesures de rigueurs. Il s’agit donc, pour ces économies des DOM d’accélérer la diversification de leurs moteurs de croissance. 

Dans cette perspective se pose le défi de catalyser le déploiement des nouveaux leviers (articulés autour de l’environnement, de la transition énergétique, du numérique, du « vivre ensemble », de l’ouverture au Monde, etc.) tout en accompagnant la transition des moteurs traditionnels dans leur adaptation aux nouveaux paradigmes (société digitale, évolution des marchés internationaux et de la répartition des chaînes de valeurs, etc.). L’investissement dans l’innovation tient alors une place prépondérante car elle permet de créer des avantages compétitifs créateurs de différenciation. Là encore, tant au niveau public que privé, les performances des DOM restent en deçà de leurs homologues espagnols ou portugais. Tout se passe comme si les RUP françaises restaient ensevelies sous le poids de l’inertie des rentes qui freinent les efforts d’innovations considérés comme risqués et aussi susceptibles de remettre en cause celles-ci. Réduire la dépendance aux seuls carburants des transferts et décupler les efforts d’innovations pour y parvenir est, bel et bien, l’une des pierres angulaires de cette mutation des économies des DOM. Parmi ces innovations, celle concernant l’organisation des économies ultramarines n’est pas à négliger et constitue notre cinquième enjeu.
 

L’innovation touchant la gouvernance publique est peut-être l’une des plus fondamentales pour répondre aux différents défis présentés

L’innovation organisationnelle est sans doute la mère de toutes les batailles puisqu’elle concerne le cœur du logiciel, autrement dit la gouvernance et l’organisation territoriale. Comment peut-on, en effet, vouloir se projeter dans le milieu du 21e siècle, pavé de risques et de menaces parfois inédits, avec les mêmes outils utilisés au milieu du siècle dernier ? L’innovation touchant la gouvernance publique est peut-être l’une des plus fondamentales pour répondre aux différents défis présentés précédemment. Penser l’insertion des DOM dans le siècle requiert effectivement de retrouver de l’appétence, pour le long terme, de faire évoluer le fonctionnement des marchés, de faciliter l’insertion des DOM dans leurs zones géographiques respectives et, au-delà pourquoi pas, de stimuler la construction de nouvelles rentes stratégiques plutôt que de s'appesantir sur les traditionnelles de plus en plus menacées et artificielles. Conduire ces changements n’est pas une sinécure, encore plus lorsque les cadres institutionnels peuvent freiner certaines initiatives dans ce sens. Le débat ne se situe pas ici sur le terrain de l’appartenance à la République mais sur les leviers mis au service du fonctionnement de l’économie. A l’instar du fameux « triangle d’incompatibilité de Mundell » utilisé en économie pour déterminer les conditions d’émergence d’une zone monétaire optimale, tout se passe comme si, pour les DOM, le triptyque (réponses aux défis, mécanismes actuels de fonctionnement, cadres institutionnels en vigueur) formait également une forme de triangle d’incompatibilité paralysant les véritables avancées en la matière. Une stratégie proactive doit être conduite dans ce domaine afin d’une part, d’adapter nos cadres aux situations singulières et nouvelles de chacune des économies des DOM et, d’autre part, de consolider l’action de La France, dans les océans respectifs traversés par des enjeux géostratégiques majeurs touchant notamment les ressources énergétiques, la défense des intérêts liées aux ZEE, les voies maritimes et les menaces terroristes.

Au final, ces quelques enjeux visent à élargir le regard sur ces commémorations de l’accès à la départementalisation, en ne se limitant pas uniquement aux constats statistiques ou descriptifs traditionnels. Dans un Monde, traversé par des lignes de forces bouleversantes et des mutations accélérées, les économies des DOM sont invitées à mobiliser des réponses innovantes et volontaristes si elles veulent pouvoir, avec agilité, saisir les opportunités se présentant à elles, et relever les défis environnementaux, démographiques, sociétaux et économiques. C’est pourquoi, l’esprit d’audace, qui avait prévalu au moment de l’accès à la départementalisation en 1946, doit être recouvré pour permettre aux DOM, à travers ce changement d’état d’esprit, de renforcer les différentes dimensions de leur résilience et de sécuriser leur trajectoire de développement les guidant vers le milieu du 21e siècle.

François HERMET et  Philippe JEAN-PIERRE
Economistes, Chercheurs à l’Université de La Réunion