Penser les fondements des violences envers les femmes et proposer une analyse libératrice. C’est ce à quoi s’attache l’historienne et politologue réunionnaise Françoise Vergès dans son nouvel ouvrage, « Une théorie féministe de la violence. Pour une politique antiraciste de la protection » (La fabrique éditions).
Après « Un féminisme décolonial » (2019), Françoise Vergès approfondit la question de la violence envers les femmes dans le monde, prenant surtout en compte la condition des femmes dites « racisées » (assignées par le racisme et victimes de ce dernier). L’auteure y voit la main de l’Etat, « instance régulatrice de la domination économique et politique », où ces dernières années, un patriarcat néoconservateur et néolibéral représenté par certains dirigeants (Trump aux Etats-Unis, Bolsonaro au Brésil, Salvini en Italie), a imposé « des reculs drastiques sur les droits des femmes », mais également des minorités, des homosexuels et des migrants.
Françoise Vergès considère donc la violence comme un élément structurant du capitalisme, plus particulièrement d’un capitalisme patriarcal et racial. Les performances du néolibéralisme, incarnées généralement par un homme blanc en pleine santé, sont rendues possibles « par le travail de corps racisés – les femmes de ménage qui ont nettoyé sa salle de gym, ses bureaux, (…) le train ou l’avion qu’il prend, la salle où il donne son cours », sans compter les nounous, les aides-soignantes, les infirmières et aussi les travailleuses du sexe, « femmes qui sont rendues invisibles et dont le corps s’épuise pour que le sien s’épanouisse ». Il y a aussi les hommes « racisés », « vigiles de son monde » (« gardiens, de magasins, musées, galeries, centres commerciaux, théâtres, boîtes de nuit » ou « à des postes subalternes mais nécessaires à la vie urbaine (coursiers, livreurs) ». En bref, « les peuples du Sud global fournissent à lui et à sa famille les objets de leur confort ».
Dans son ouvrage, très documenté et enrichi d’analyses provenant de tous les horizons, l’auteure souligne qu’ « au Sud et au Nord, des féminismes questionnent une idéologie féministe occidentale qui se voudrait universaliste et souhaiterait parler au nom de toutes les femmes ». Cependant, les évolutions théoriques des femmes du Sud, en Amérique latine, dans les Caraïbes, en Afrique, en Asie, mais également chez les afro-Américaines et les femmes « racisées » du Nord, ont amené à étudier « les enchevêtrements des oppressions », à savoir « les liens entre capitalisme, impérialisme, racisme et oppression des femmes ».
Françoise Vergès relève qu’en Occident s’est développé un féminisme réformiste, une sorte de féminisme d’Etat, ou « les liens entre racisme et sexisme restent marginalisés » ; un « féminisme civilisateur, étatique et prétendument universaliste que les politiques sécuritaires et impérialistes ne gênent pas ». Ce dernier « a contribué à intégrer la protection des femmes à la ‘mission civilisatrice’, en France et dans les postcolonies françaises », écrit-elle. Selon l’auteure, particulièrement en France, l’histoire de l’esclavage et de la colonisation, « matrices de la modernité », est encore minorée et même déniée, son importance dans la réflexion politique demeurant marginale. Cela s’applique également aux « territoires ‘dits d’Outre-mer’, systématiquement oubliés dans les analyses ».
Dès lors, avec d’autres féministes dites « radicales » pour certains, Françoise Vergès s’inscrit dans une « théorie et une pratique qui visent à l’avènement d’une société dépatriarcalisée, postraciste et post-capitaliste ». « Faire changer la peur de camp devient un projet politique », dit-elle. Invoquant un « féminisme décolonial comme utopie », l’essayiste prône la nécessité de luttes féministes de libération qui soient pluridisciplinaires, transversales et internationalistes. « Toute forme de lutte, si ‘petite’ soit-elle, anime un féminisme décolonial », écrit-elle.
Plus largement, ce sont les luttes et les actions des féministes « racisées » au Nord et de celles du Sud, mais celles aussi des hommes, des « non-binaires », queer, trans, « qui combattent le virilisme et le racisme », ainsi que les résistances, notamment en France, des « jeunes hommes des quartiers populaires, souvent soutenus par leurs familles, leurs communautés, et des associations souvent dirigées par des femmes racisées (…), qui font peur à l’Etat et montrent que sa violence et sa brutalité sont structurelles ».
Françoise Vergès, « Une théorie féministe de la violence. Pour une politique antiraciste de la protection », La fabrique éditions, 185 pages, 12 euros.
PM
Extrait :
« Dans cet ouvrage, j’évite de considérer le patriarcat sous le prisme femmes victimes/hommes bourreaux – même si, parmi ces derniers, nombreux sont ceux qui méritent incontestablement ce qualificatif. Je propose une critique du recours à la police et à la judiciarisation des problèmes sociaux, c’est-à-dire du recours spontané au système pénal pour protéger les populations dites vulnérables. Mon analyse n’apporte pas de solutions pour mettre fin aux violences sexuées et sexuelles – dont la dénonciation montre aujourd’hui l’ampleur –, mais souhaite contribuer à la réflexion sur la violence comme élément structurant du patriarcat et du capitalisme, et non comme une spécificité masculine. Ce livre tente d’imaginer une société postviolente, non pas une société sans conflits et sans contradictions, mais une société qui ne naturalise pas la violence, qui ne la célèbre pas, qui n’en fait pas le thème central de son récit sur le pouvoir. Il tente de répondre aux questions suivantes : comment mettre en œuvre une déracialisation et une dépatriarcalisation des politiques de protection? Pourquoi la protection des petites filles, des femmes est-elle devenue un argument qui permet le renforcement du champ d’action de la police et de la justice ? Quels sont les fondements du féminisme carcéral ? Comment expliquer la multiplication des mesures et des lois de protection des femmes alors qu’augmente la précarisation de celles des classes populaires et des communautés racisées ? Pourquoi des féministes, dans un contexte de militarisation accélérée de l’espace public, souhaitent-elles donner un plus grand pouvoir à une police (raciste) ?
Ces questions en entraînent d’autres. Qui sont ces femmes dont l’État patriarcal estime qu’elles ont légitimité à être protégées ? Comment expliquer la différenciation établie par l’État entre les enfants qui ont droit à une enfance protégée et ceux qui n’y ont pas droit ? Quel est le rôle de l’État dans la reproduction des violences contre les femmes ? Qu’est-ce qu’une politique féministe décoloniale qui viserait à faire que la peur « change de camp »? La protection doit-elle reposer sur la répression ? Pour avoir des espaces où circuler librement, faut-il multiplier les mesures de protection militarisée : murs, frontières, surveillance, pouvoir accru donné à la police, libéralisation du droit d’utiliser la force armée ? ».