Expertise : Novembre, mois de l’économie sociale et solidaire aussi en Outre-mer

Expertise : Novembre, mois de l’économie sociale et solidaire aussi en Outre-mer

Le mois de novembre était au niveau national celui de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS). La 12ème édition était dans chaque région l’occasion pour les différents acteurs de faire connaître leurs activités, de partager les valeurs de ce secteur avec le public, et de mobiliser particulièrement les acteurs publics. Une expertise d’Audrey Jeannot, doctorante en Géographie, et Pascal Saffache, Professeur des Universités, Université des Antilles. 

Depuis la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 (relative à l’économie sociale et solidaire), dite Loi Hamon, le secteur estime être reconnu et mieux structuré, et est passé d’une certaine marginalité, exprimée par l’expression « tiers secteurs » (très utilisée dans le monde anglo-saxon) à un « mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de la vie humaine auquel adhèrent des personnes morales de droit privé qui remplissent les conditions cumulatives » : un but poursuivi autre que le seul partage des richesses, une gouvernance démocratique définie par les statuts, et une gestion qui prévoit d’une part que les « bénéfices sont majoritairement consacrés au développement de l’activité » et d’autre part que les « réserves obligatoires constituées, impartageables ne peuvent être distribuées ».

L’Économie Sociale et Solidaire (ESS) qui rassemble initialement les organisations à but non lucratif, est depuis longtemps un objet scientifique pour de nombreuses disciplines comme l’économie, la sociologie, l’histoire, les sciences de gestion et plus récemment, la géographie. Quels liens entre la géographie et l’ESS sont ressortis des débats qui ont eu lieu au mois de novembre 2019 ?

Après avoir mis en évidence les différentes échelles de l’ESS et la pluralité de ses formes d’organisation, un focus sur les acteurs permettra de poser les conditions nécessaires au développement du secteur. Seront ainsi abordés les différents thèmes qui ressortent tant de la littérature scientifique que des différentes conférences, notamment celles qui se sont tenues du 29 au 30 novembre 2019 à Dijon, lors des « Journées de l’Économie Autrement ».

1. Les échelles de l’ESS : du local au global

L’une des caractéristiques de l’analyse géographique est de considérer chaque objet d’étude en fonction des échelles locales, régionales, nationales et internationales.

a) ESS et développement local

L’économie sociale et solidaire, comme mode d’entreprendre, concerne les types d’acteurs historiques que sont les associations, les mutuelles, les fondations et les coopératives, auxquels la loi Hamon – dans son article 2 – ajoute les entreprises qui s’engagent à poursuivre une utilité sociale. Le point fort de ces acteurs est d’œuvrer à un développement endogène, en répondant essentiellement aux problématiques non résolues par les secteurs marchands et publics.

Les acteurs de l’ESS indiquent faire du développement local, ce qui pose les questions de la proximité et de la solidarité. L’ESS s’inscrit donc dans un cadre territorial et est le produit d’une histoire, d’une culture et de dynamiques locales propres.

b) Les acteurs de l’ESS ont-ils le droit ou le devoir de croître ?

Le 21 février 2018, se tenait à la Réunion la « Première Rencontre ESS’aimons », et portait sur la thématique de « L’ESS dans les régions éloignées de la métropole – l’Exemple de la Réunion ». Le titre donné à ces rencontres est un jeu de mot entre les termes « ESS, aimer et essaimer ». Ce dernier, qui consiste pour les abeilles à quitter la ruche pour former de nouvelles colonies, est employé pour les entreprises classiques qui forment de nouvelles succursales ou filiales, et est repris par les acteurs de l’ESS pour montrer leur capacité à diffuser leur modèle économique porteur de valeurs.

C’est d’ailleurs ce qu’a affirmé (dans son discours de remise de prix de l’ESS, le 29 novembre 2019), le représentant de la recyclerie « La Recyclade de Dijon » : « L’idée est d’essaimer le modèle économique, pour tous les objets, électroménagers, mobiliers, jouets, vêtements, vaisselles (…) ». Il est alors intéressant, dans ce cas, de voir comment se positionnent les acteurs face à la croissance de leur activité. L’un des ateliers qui s’est tenu lors des « Journées de l’Économie autrement », a bien montré la difficulté que ceux-ci rencontrent entre d’une part une expérience locale de partage de valeurs (solidarité, démocratie, etc.) et, d’autre part, le besoin de trouver des financements pour permettre cette croissance et cet essaimage, sans pour autant abandonner leur modèle économique qui ne doit pas rechercher le profit et les bénéfices au détriment de l’utilité sociale.

c) Les réseaux de l’ESS

Les acteurs de l’ESS s’organisent dans un premier temps en réseaux de proximité, mais souhaitent aussi, dans la logique de l’essaimage et dans un contexte de mondialisation, s’organiser en partenariat ou en réseaux.

C’est ainsi qu’est née, il y a 10 ans (suite aux rencontres du Mont-Blanc), l’association « ESS Forum International », qui œuvre sur tous les continents pour la valorisation et la promotion de l’ESS. De même, le RIPESS, Réseau Intercontinental de Promotion de l’Économie Sociale et Solidaire, organise tous les ans un forum global de l’économie sociale pour favoriser le dialogue entre les réseaux nationaux de l’ESS, essentiellement dans la co-construction des politiques publiques.

A l’échelle nationale, la promotion et la représentation de l’ESS est faite par le Conseil national des Chambres régionales de l’économie sociale et solidaire (CNCRESS). Il soutient le développement et favorise l’harmonisation des CRESS qui sont en lien direct avec les acteurs locaux de proximité.

2. Les acteurs de l’ESS

La géographie utilise le concept de gouvernance pour traiter des différentes relations entre les acteurs.

a) La gouvernance par la solidarité et le rôle du secteur public

Danièle Demoustier a considéré que l’une des conséquences des actions des acteurs de l’ESS était de transformer les individus d’un territoire en « acteurs sociaux », grâce aux nouveaux liens de solidarité. Ces individus ont ainsi une nouvelle représentation de leur propre territoire.

Les acteurs présents à Dijon, pour les rencontres clôturant le mois de l’ESS, ont bien insisté sur la nécessité de faire système pour une meilleure gouvernance.

Les acteurs de l’ESS (présents lors des différentes conférences) tout comme les scientifiques donnent une place centrale à la puissance publique dans la bonne tenue, voire la durabilité des modèles de solidarité précédemment évoqués. En effet, le financement des associations a longtemps été dépendant des subventions. Les difficultés budgétaires ont incité les collectivités à préférer les appels à projets, appels à candidature, et dans certains cas, les marchés publics.

Dans un second temps, la loi de 2014 reconnaît finalement un rôle primordial aux différentes institutions publiques pour encadrer, mobiliser et structurer l’ESS sur un territoire donné. L’échelle retenue par le législateur est la région : c’est en effet le préfet de région, en collaboration avec le président du conseil régional (ayant en charge les compétences économiques) qui organise, tous les deux ans une conférence régionale de l’économie sociale et solidaire, pour débattre des orientations, moyens, résultats des politiques de développement du secteur.

b) Exemple de la conférence régionale de l’économie sociale et solidaire en Martinique

Le 17 avril 2018 s’est tenue la conférence régionale de l’ESS, imposée par le cadre législatif et intitulée en Martinique : « Conférence territoriale de l’ESS ». L’État (services déconcentrés) et la Collectivité Territoriale de la Martinique ont ainsi travaillé de concert pour réaliser un diagnostic territorial partagé par la population. Cette démarche s’inscrit dans le cadre de la démocratie participative, c’est-à-dire d’une démarche ascendante.

Trois jours d’atelier ont été organisés et les120 participants ont émis 73 propositions, ce qui a permis de définir 6 enjeux (5 enjeux thématiques et 1 enjeux transversal) et 15 pistes de fiche action.

Au-delà du cadre règlementaire, cette conférence avait pour but de donner une visibilité et une lisibilité à un secteur qui représente 15,2 % de l’emploi privé local en Martinique, contre 12,8 % en France hexagonale.

L’enjeu pour la Martinique, tout comme pour chaque territoire, est d’arriver à une certaine durabilité de son développement : trouver un certain équilibre entre les piliers fondamentaux et indissociables, que sont le social, l’économique et l’environnement, identifiés par le Rapport Bruntland.

Quelques secteurs sont déjà identifiés par les acteurs publics martiniquais comme porteurs : la silver économie, l’alimentation, les circuits courts, l’économie circulaire… Le développement durable ayant souvent été appréhendé par le biais de l’environnement, il convient désormais de se rappeler que l’objectif est de « placer ou replacer l’homme au centre du système sociétal » (Saffache, 2017-a et Saffache, 2017-b) et redonner au pilier du social la place qui lui revient. L’ESS peut y contribuer d’une façon certaine.

Audrey Jeannot, doctorante en Géographie et Pascal Saffache, Professeur à l’Université des Antilles. 

Bibliographie

– BIOTEAU, FLEURET, « Quelques jalons pour une géographie de l’économie sociale et solidaire », in Annales de Géographie, n°697, 2014, pages 890-911.

– DEMOUSTIER Danièle, « L’économie sociale et solidaire et le développement local », in Jean-Noël Chopart et al., Les dynamiques de l’économie sociale et solidaire, 2006, La Découverte, p. 115-132.

– ESS-SSE Forum International, http://www. essfi.coop/#about

– Livret de Conférence territoriale de l’économie sociale et solidaire, 17 avril 2018.

– Loi n°2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire.

– Réseau Intercontinental de promotion de l’économie sociale et solidaire, http://www.ripess. org.

– SAFFACHE Pascal, 2017-a. Qu’est-ce que le développement durable ? Antilla numéro spécial « Le développement durable », 1ère partie, p. 6-9.

– SAFFACHE Pa,scal 2017-b. La Martinique partiellement sous les eaux en 2090, Antilla, numéro spécial « Le développement durable », 1ère partie, p. 10-12.