Début mai, la commission du patrimoine historique de Polynésie s’est prononcée favorablement au rapatriement de Moana et Heiata, deux célèbres ti’i de l’île de Raivavae. Des sculptures transportées vers Tahiti en 1933, un temps installées à Papeete, et actuellement sous abri sur le site de l’ancien musée Gauguin. Imposantes par la taille, elles le sont aussi spirituellement : leurs déplacements ont toujours été accompagnés de péripéties, et, d’après la légende, de décès mystérieux. Récit de notre partenaire Radio 1 Tahiti.
Ils sont partis il y a plus de 90 ans et pourraient enfin retrouver leur île. Ces deux ti’i, appelés Moana et Heiata, sont impressionnants par leur taille mais également par leur légende. La sculpture représentant la femme est la plus imposante avec un poids d’1,5 tonne pour 2,70 mètres de hauteur. Plus petite, celle symbolisant l’homme fait tout de même 900 kilos et 2,10 mètres de hauteur. Et c’est leur histoire qui les a rendus célèbre.
Sur leur île natale, l’île de Raivavae dans l’archipel des Australes -715 km au sud de Tahiti-, ces ti’i se trouvaient faces au nord, dans le district de Rairua, à quelques 600 mètres de la mer, près de l’entrée d’une grotte, sur le marae Moana-Heita. Un endroit sacré où seul le « tahua » (prêtre) pouvait pénétrer, disait le R.P. Hervé Audran en 1917, relayé par le site Tahiti Heritage. À l’époque, ils ne sont pas deux, mais trois : l’homme, la femme et l’enfant.

C’est en 1933 qu’un certain Stevens Higgins les achète pour les transporter de Raivavae vers un musée de Papeete avec sa goélette. Il avait alors acquis les trois ti’i : l’homme, la femme et un plus petit symbolisant l’enfant. Pendant la manœuvre d’embarquement, l’enfant tombe à l’eau. La sculpture y est d’ailleurs toujours. « À 30 ou 40 mètres de fonds » selon des pêcheurs, comme le raconte le maire de Raivavae, Bruno Florès.
Des déménagements, des morts et une légende tenace
Les deux ti’i Moana et Heiata arrivent à Tahiti et sont d’abord installés dans le jardin du Musée de Papeete qui est aujourd’hui le Palais de justice. Puis elles sont déplacées, deux ans plus tard, en même temps que le musée, dans le quartier de Mama’o, pour trôner de chaque côté de l’allée qui menait à l’établissement. Et la légende commence.

Selon Tahiti Héritage, qui a compilé différents écrits et déclarations sur « la malédiction des ti’i », et classé cette histoire dans sa catégorie « légende polynésienne », Stevens Higgins tombe malade et meurt deux ans plus tard, puis c’est sa sœur et l’homme qui a négocié la vente des ti’i, ainsi que sa femme qui disparaissent. Quatre décès que certains attribuent alors au déplacement des ti’i.
Trente ans plus tard, en 1965, le couple doit être de nouveau déménagé pour laisser la place au chantier de l’hôpital de Mama’o. Difficile de trouver des volontaires pour s’en occuper : leur réputation est faite depuis longtemps à Tahiti…
Les pouvoirs publics finissent par réussir à constituer une équipe, principalement avec des Marquisiens, peu impressionnés par la rumeur tahitienne. Et ce voyage, sur route cette fois, a aussi connu ses péripéties : le ti’i Moana se fissure. « Une fracture laisse apparaitre une terre rouge vif : un frisson courut parmi les assistants atterrés, pour eux ce n’était pas de la terre, c’était du sang ! » raconte Tahiti Héritage.
Dans les semaines qui suivent, on attribue à cette mésaventure de nouveau décès, deux cette fois, parmi les hommes qui ont participé au déménagement. Certains lient même au ti’i la maladie « foudroyante », une décennie plus tard, du gouverneur qui avait ordonné le dernier déplacement, Jean Sicurani. Ou celle d’un descendant de l’acheteur, tué par une pierre tombée de la montagne alors qu’il roulait en voiture voilà une vingtaine d’années.
Joany Cadousteau, cheffe de la direction de la Culture et du Patrimoine, refuse de confirmer quoique ce soit de ces histoires : « Ce sont les versions de Tahiti Héritage ». Mais la peur est toujours là, confirme Bruno Florès, le maire de l’île : « Je sais que ça a marqué. Quand on parle de ça en réunion, on voit bien la frayeur. Je sais que ça a marqué l’histoire sur Tahiti. Depuis leur déplacement, il y a eu beaucoup de décès justement, par rapport au déplacement. »
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Des ti’i restaurés et surveillés
Pas de quoi arrêter les habitants de Raivavae qui, d’après leur maire, sont nombreux à demander leur rapatriement et depuis de longues années. « Depuis ma première mandature, j’entends cette demande. » Mais leur état empêchait de prévoir un quelconque déplacement. « Les bouger pouvait les détruire », explique Bruno Florès. C’était effectivement l’une des raisons principales au refus de leur déménagement, explique Joany Cadousteau.
Deux diagnostics mettent en avant la fragilité de ces pièces, une première étude du laboratoire des monuments historiques et une deuxième commandée à une autre société française. « À partir de ce moment-là, on a commencé à restaurer les ti’i petit à petit. Aujourd’hui, ils sont stabilisés. Chaque année, sur une période de deux mois, ils sont étudiés, vérifiés pour voir comment évolue leur situation. »
Un rapatriement pour 2026
Et ils vont bien, assure la cheffe de direction de la Culture et du Patrimoine. Ils sont protégés, sous abri. Mais cachés au regard du public. Quand Bruno Florès est de passage à Tahiti, il va parfois les voir mais il s’attriste de leur situation, pour lui, « ils sont abandonnés ». Il a donc hâte de les voir à nouveau chez eux, à Raivavae.
Et grâce à la restauration, leur état permet aujourd’hui leur déplacement mais avec beaucoup de précautions. « Ils devront être protégés, moussés et bien attachés, en position debout. Ils vont être transportés par camion et ensuite par bateau ou par avion », précise Joany Cadousteau. La direction de la Culture et du Patrimoine doit veiller au bon déroulement des opérations en tant que responsables des pièces et sites classés au titre des monuments historiques.

Si la commission du patrimoine historique a donné son accord à l’unanimité pour leur retour à Raivavae, le musée de Tahiti et des îles qui en est le propriétaire, doit encore consulter son conseil d’administration et faire des recommandations. Bruno Florès et Joany Cadousteau confirment que des cérémonies seront également organisées pour que ce retour se passe bien.
Selon Tahiti Héritage, « des fidèles de l’Église évangélique de Raivavae avaient menacé de couper la tête de ces ti’i s’ils remettaient les pieds sur leur île ». Des menaces qui n’ont pas été renouvelées assure le maire. « Aujourd’hui, quand je fais mes réunions publiques, beaucoup de monde me demande où en est le rapatriement de nos ti’i. Là, on parle du patrimoine, de notre histoire, c’est la culture, ça fait partie de notre identité. Ce n’est plus l’époque d’adoration des ti’i, c’est fini ça. »
Joany Cadousteau parle d’un rapatriement pour 2026. Et on sait déjà où ils seront installés : dans la cour de la mairie principale de l’île. Il est aussi question d’une troisième sculpture, plus petite, en provenance d’un autre site de Raivavae, elle aussi transportée voilà des décennies vers Papeete. La direction de la culture et du patrimoine dit avoir « peu d’informations » sur cette statue et ne pas savoir comment elle s’est retrouvée à Tahiti, ni même si elle représente un homme ou une femme.
Lucie Rabreaud pour Radio 1 Tahiti