La crise actuelle paralyse de nombreux secteurs en Nouvelle-Calédonie et le milieu de la recherche n’est pas épargné. Depuis le début des émeutes, les établissements de recherche ont dû s’adapter pour poursuivre les projets malgré les difficultés de déplacement et l’accès difficile au terrain. Si certains instituts parviennent à faire face grâce à des financements de l’État, d’autres établissements sont en grande difficulté et leur survie est menacée.
Par Marion Durand
Quatre mois après le début des émeutes, qui ont causé la mort de 13 personnes, la situation reste compliquée en Nouvelle-Calédonie et le calme est loin d’être revenu sur l’ensemble de l’archipel. Le couvre-feu ainsi que les mesures de restrictions ont été prolongés jusqu'au 24 septembre, une date symbolique qui marque la prise de possession du territoire par la France en 1853. La situation économique est désastreuse et tous les secteurs d’activité sont concernés.
Le milieu de la recherche n’est pas épargné et certains établissements se retrouvent en grande difficulté. C’est le cas de l’Observatoire de l’environnement (OEIL) obligé de fermer ses portes et de suspendre toutes les recherches en cours. « À compter du 1er septembre 2024, l'équipe de l’Observatoire de l'environnement en Nouvelle-Calédonie est en chômage partiel. Faute de financement, l'OEIL est contraint de réduire drastiquement ses services et suspend les projets en cours pour une durée indéterminée », annonce tristement l’organisme local. Amputé de 91 % de son budget de fonctionnement pour l'année 2024, l’observatoire sera en cessation de paiement d’ici fin novembre.
« Comme toutes les associations, nous ne sommes pas éligibles aux dispositifs de solidarité mis en place par l’État (fonds de solidarité, prêt, etc.) en lien avec les exactions », regrette Anne Lataste, responsable de la communication scientifique. Pour ne pas mettre la clé sous la porte, ce qui serait déplorable pour la recherche calédonienne, l’OEIL a lancé une cagnotte en ligne, à laquelle 18 personnes ont déjà participé dix jours après son lancement. « Un peu comme pour les coraux qui subissent un blanchissement : si cela ne dure pas trop longtemps, nous pourrons reprendre les projets en cours sans avoir trop perdu, si ce n’est du temps, et du personnel qualifié », ajoute Anne Lataste sans savoir comment la situation évoluera dans les prochaines semaines.
Des établissements de recherche en grande difficulté
Les établissements de recherche calédoniens ne sont pas tous touchés de la même manière par la crise économique et sociale qui frappe le Pays depuis mi-mai. Ceux qui bénéficient d’un financement de l’État ont pu poursuivre une partie de leur activité de recherche. C’est le cas de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), de l’Institut Pasteur, de l’Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer) ou encore de l’Université de Nouvelle-Calédonie (UNC).
Les organismes dotés essentiellement par les subventions provenant des collectivités locales sont quant à elles plus en danger car l’économie du territoire est à terre. Plus de 700 entreprises ont été détruites, des milliers de travailleurs se retrouvent au chômage et les dégâts matériels sont considérables. Les subventions des collectivités allouées à la recherche sont réorientées pour faire face à la crise. « Les collectivités locales sont en grande difficulté et la priorité n’est pas donnée à la recherche », indique Laurent L’Huillier, vice-président du Cresica (Consortium pour la recherche, l’enseignement supérieur et l’innovation en Nouvelle-Calédonie). « On dénombre de nombreux établissements locaux en difficulté comme le Technopole, l’Agence néo-Calédonienne de la biodiversité, l’institut archéologique de la Nouvelle-Calédonie… »
L’institut agronomique néo-calédonien (IAC) est lui aussi dans la tourmente. Si son budget annuel est alimenté à 40% par l’État, les 60% restants proviennent en temps normal du gouvernement et des trois provinces. « Pour 2024, nous n’aurons pas ces financements en totalité, il manque 90 000 millions de francs CFP sur un budget de 500 millions, on a encore trois mois pour les recevoir mais on n’y croit plus vraiment », chiffre le directeur, Laurent L’Huillier. Pour l’heure, l’IAC parvient à garder la tête hors de l’eau en puisant dans sa trésorerie. « On finira 2024 avec un fonds de roulement réduit à néant » et pour 2025, c’est « la grande inconnue », résume le directeur calédonien. « Les subventions des membres seront encore plus basses, on va devoir réduire les dépenses et plusieurs pistes sont envisagées, notamment une réduction de 10 à 20% des effectifs dans les prochains mois », regrette Laurent L’Huillier.
Des chercheurs privés de terrain
Quel que soit son établissement de tutelle, tous les chercheurs ont vu leur quotidien chamboulé au lendemain des émeutes du 13 mai. Comme tous les Calédoniens, les scientifiques sont restés à leur domicile et ont limité les déplacements. « Tout le monde a été plus ou moins concerné par les difficultés de déplacement entre mai et juin. Beaucoup de terrains étaient inaccessibles alors que de nombreux chercheurs avaient des observations à faire dans des milieux naturels ou des sites ateliers, se souvient Laurent L’Huillier. Toutes les missions étaient rendues compliqués, voire impossibles pendant plusieurs semaines. On a pris du retard dans les projets de recherche. »
La situation actuelle ne permet toujours pas aux chercheurs de se rendre sur le terrain, des sites restent difficiles d’accès à cause des barrages. Certains projets sont pour le moment reportés à plus tard ou misent en pause. « Les chercheurs qui interviennent sur le milieu forestier ou qui sont en contact avec la population ont plus de difficulté, leurs missions sont à l’arrêt tant que les conditions de sécurité ne sont pas réunies », précise France Bailly, représentante de l’IRD en Nouvelle-Calédonie. « Les relations n’ont pas été interrompues avec les communautés mais au niveau des transports et des séjours, on hésite encore à leur permettre d’y aller », complète-t-elle.
Pour pallier l’absence de terrain, les chercheurs se concentrent sur d’autres tâches : l’analyse de données récoltées avant la crise, la rédaction d’articles scientifiques, la préparation d’ouvrages, la recherche de nouveaux projets… Mais la collecte de données in situ reste le point de départ de leurs travaux de recherche, sans accès au terrain, les chercheurs ne peuvent pas acquérir la « matière première ».
Laurent L’Huillier rappelle aussi quant à lui que de nombreux projets reposent sur des observations régulières dans les milieux naturels. « Sans accès au terrain, les chercheurs ne peuvent pas relever les données régulièrement ce qui peut remettre en cause la fiabilité des jeux de données ». Anne Lataste, de l’Observatoire de l’environnement, confirme : « Tous les scientifiques le diront, sur le long terme, l’interruption dans la production, la collecte, la bancarisation et l’analyse de données sera fortement dommageable ».
Séminaires, colloques et déplacements annulés
À l’Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer) de Nouvelle-Calédonie, la plupart des projets ont été maintenus mais ont été impactés par les événements. « Les personnels ont été, pour beaucoup d’entre eux, absents de leurs infrastructures techniques pendant plusieurs jours ou semaines ce qui a entraîné un ralentissement dans les activités expérimentales, détaille Benoît Soulard, délégué Ifremer sur le territoire. Des problématiques logistiques, comme l’absence de fret aérien et portuaire pendant plusieurs semaines, ont fortement dégradé nos capacités à expédier des échantillons hors du territoire pour réaliser les analyses nécessaires. »
Avec la fermeture de l’aéroport, l’ensemble des déplacements ont été annulés. Les chercheurs qui devaient se rendre à des séminaires ou participer à des colloques dans l'hexagone ou à l’étranger ont été contraints d’y participer par visioconférence ou d’annuler leur présence. « Le report de réunion de travail, d’événement scientifique, d’accueil de collègues de l’extérieur, ont participé à l’affaiblissement de nos réseaux de collaborations et du rayonnement de l’Université de Nouvelle-Calédonie », regrette Anne-Laure Dotte, enseignante-chercheuse à l’UNC.
Pour l’heure, aucun chercheur n’a quitté le territoire définitivement selon le Cresica. Mais son vice-président ne l’exclut pas : « le départ de quelques agents est possible, certains en parlent ». Mais il remarque surtout une grande solidarité entre les membres du Consortium. « L’Université, l’IRD ou les autres établissements se sont montrés solidaires avec l’Institut agronomique néo-calédonien, ils ont accueilli nos agents dans leurs locaux quand les nôtres n’étaient plus exploitables », raconte-t-il. En effet, l’IAC est le seul établissement de recherche dont une partie des locaux ont été détériorés et pillés durant les affrontements. « Les émeutiers sont entrés sur notre site de Port Laguerre, à Païta, une partie des bâtiments ont été détruits, sept véhicules ont brûlé et du matériel a été volé ». Les dégâts sont estimés à 68 millions de francs CFP.
En attendant que l’assurance procède aux remboursements, les agents de l’Institut s’emploient déjà à retaper leurs locaux. « Tous les employés se retroussent les manches, on répare, on repeint, on renforce les portes. Tout le monde a envie de reconstruire », décrit Laurent L’Huillier.
Quel avenir pour la recherche ?
Les chercheurs sont, comme tous les Calédoniens, dans l’attente. Difficile de se projeter et de se prononcer sur l’avenir de la recherche en Nouvelle-Calédonie mais pour la présidente de l’université du territoire, Catherine Ris, « la crise à laquelle on fait face nous oblige à repenser les priorités ». Pour elle, le milieu de la recherche doit accompagner la reconstruction sociale et économique du territoire. « Nous devons réorienter nos forces et nos moyens pour se concentrer sur des domaines de recherche sur lesquels on a peu travaillé comme la sociologie, les sciences politiques, tout ce qui est en lien avec les structures sociales, l’insertion sociale, les inégalités d’accès aux diplômes, à l’emploi… Ce sont des sujets éminemment importants aujourd’hui pour l’avenir du territoire. »
La chercheuse Anne-Laure Dotte abonde dans ce sens : « Je pense que la médiatisation de la crise calédonienne a aussi permis une prise de conscience générale de la situation de la Nouvelle-Calédonie et de l’importance d’y consacrer des moyens pour apporter des solutions, la recherche en faisant partie. » Cette Maîtresse de conférences en linguistique océanienne vient de décrocher un financement pour un projet de développement d’outils numériques en langue kanak, « j’imagine bien que le contexte actuel a dû participer à ce que le jury considère l’urgence et de l’importance à sélectionner ce projet en particulier ».
Pour la linguiste calédonienne, la situation actuelle que traverse le Pays est « loin d’être un avantage », mais elle permet tout de même de « mieux se faire entendre, d’être mieux reconnu ».