La commission d’enquête de l’Assemblée nationale « sur les dysfonctionnements obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins des justiciables ultramarins », créée en juin 2025, publie aujourd’hui son rapport après avoir procédé à de multiples auditions. Présidée par Frantz Gumbs (Les Démocrates – majorité présidentielle, Saint-Martin et Saint-Barthélemy), avec pour rapporteur Davy Rimane (Gauche démocrate et républicaine, Guyane), la commission analyse notamment, dans un document de plus de 350 pages, les défauts d’adaptation du système judiciaire aux régions d’Outre-mer et la nécessité d’une réponse urgente aux besoins des justiciables ultramarins, qui soit respectueuse de l’identité des territoires.
Lors de l’examen en séance publique de la proposition de résolution tendant à la création de la commission d’enquête, le député guyanais Davy Rimane avait déclaré : « Le service public de la justice en Outre-mer n’est pas seulement en difficulté, il est en état de sous-administration chronique, de relégation organisée. Les Ultramarins ont eux aussi soif de justice mais, souvent, ce qu’ils trouvent face à eux, c’est un mur : un appareil judiciaire cassé, déconnecté, inégalitaire. (…) Le service public de la justice est à la peine, alors même que les faits de violences représentent 30% du contentieux pénal en Outre-mer contre 18% au niveau national ; alors même que les violences intrafamiliales sont deux fois plus nombreuses en Outre-mer que dans l’Hexagone ; alors même que les violences sexuelles font encore l’objet d’une sous-déclaration ».
Le rapport relève justement que l’accès au droit et à la justice recouvre de multiples dimensions : la connaissance et la compréhension de ses droits ; la clarté et l’intelligibilité des règles juridiques, ainsi que leur accessibilité concrète ; la possibilité de consulter des professionnels du droit — avocats, notaires, commissaires de justice ou conciliateurs ; le bénéfice d’une aide financière pour ceux dont les ressources ne permettent pas d’engager une procédure ; la proximité géographique des tribunaux et l’adaptation de leurs infrastructures ; l’accès à un interprète pour les personnes ne maîtrisant pas suffisamment le français, et à un langage compréhensible pour les non-juristes ; enfin, la confiance dans la justice elle-même et dans ceux qui la rendent.
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NB : il y a 11 avocats pour 10 000 habitants dans l'Hexagone. Wallis et Futuna et Saint-Pierre et Miquelon ne disposent pas de barreaux.
Cependant, « la réalité ne résiste pas longtemps à un examen attentif et il apparaît clairement que l’État ne répond pas de façon pleinement satisfaisante aux besoins primaires d’une large partie de la population ultramarine, tant en matière d’accès au droit que d’accès à la justice », déplore la commission. Les dispositifs d’accès au droit, tels que les permanences juridiques, restent insuffisants en nombre et en couverture territoriale. Les initiatives itinérantes sont fragilisées par les restrictions budgétaires et les mutations de leurs responsables. Quant à l’aide juridictionnelle, elle ne prend pas en compte les contraintes spécifiques des territoires ultramarins, notamment les distances et les coûts de transport. Résultat : dans de nombreuses zones isolées — Guyane intérieure, « brousse » calédonienne, îles polynésiennes, Wallis et Futuna — les habitants se retrouvent privés d’accès effectif aux professionnels du droit.
Le rapport souligne également que l’arrêt des investissements dans l’immobilier judiciaire Outre-mer est difficilement justifiable. « Il est difficile d’imaginer une justice de qualité dans un contexte où les conditions de travail et l’accueil des justiciables demeurent aussi dégradés », dit le texte. Si des progrès significatifs ont été accomplis dans les années 2010, l’ampleur des chantiers encore nécessaires demeure considérable.
Certains projets ont heureusement été menés à bien, comme la cité administrative et judiciaire de Saint-Martin, la cité judiciaire de Cayenne ou celle de Saint-Laurent-du-Maroni. D’autres, en revanche, ont été brutalement interrompus pour des raisons budgétaires, en Martinique, en Guadeloupe, à La Réunion, et plus encore à Mayotte, où les tribunaux judiciaire et administratif continuent de subir les lourdes conséquences du cyclone Chido.

« En apparence, l’organisation judiciaire semble répondre à l’impérieuse nécessité d’assurer à tous un accès minimal à la justice », poursuit la commission. Par exemple, l’organisation d’audiences foraines, qui permettent à la justice de se rapprocher du justiciable, revêt une importance majeure. Les initiatives récentes visant à renforcer ce dispositif dans les territoires les plus isolés méritent donc d’être saluées. À titre d’exemple, le tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre a instauré des audiences pénales et civiles à Marie-Galante, où les habitants subissent une double insularité depuis la fermeture du tribunal d’instance en janvier 2010, compliquant ainsi leur accès à la justice.
Toutefois, il apparaît que la justice foraine demeure encore insuffisamment structurée et institutionnalisée dans les Outre-mer, à l’exception notable de la Polynésie. Sa mise en œuvre reste en effet sporadique et dépend largement, d’une part, des orientations fixées par les chefs de juridiction et, d’autre part, des moyens matériels et humains disponibles.
Par ailleurs, les Outre-mer ne peuvent être appréhendés sans une prise en compte attentive de leurs spécificités culturelles. Dans de nombreux territoires, la justice demeure perçue comme une institution lointaine, parfois déconnectée des réalités quotidiennes et des traditions locales. « Cela commence par l’enjeu de la langue : en Guyane, à Mayotte ou encore à Wallis-et-Futuna, le français n’est pas la langue maternelle de nombreux citoyens. Il devient alors nécessaire de généraliser le recours à des interprètes », préconise le rapport, « même si, en pratique, la traduction repose en grande partie sur le personnel de greffe ou d’accueil des juridictions, capable de maîtriser ces langues lorsqu’il est originaire du territoire ».

La commission constate aussi que l’éloignement géographique des Outre-mer s’accompagne, dans certains territoires, d’une fracture numérique importante, liée notamment à l’insuffisance des infrastructures. Dans ce contexte, les bénéfices attendus de la dématérialisation des procédures apparaissent limités, voire contre-productifs. « Le défi est aussi social : le décrochage scolaire, par exemple, y est deux fois plus important que dans l’Hexagone, et l’illettrisme, trois fois supérieur ». Ces difficultés renforcent l’illectronisme, qui touche plus fortement les populations ultramarines que celles de l’Hexagone. Dès lors, les démarches administratives représentent un véritable obstacle pour de nombreux citoyens, certains allant jusqu’à renoncer à porter plainte ou à faire valoir leurs droits.
En outre, le rapport mentionne les difficultés rencontrées par certaines juridictions pour attirer et maintenir leurs personnels. Les fréquentes rotations d’effectifs compromettent sérieusement le bon fonctionnement de plusieurs services judiciaires. Dans ce contexte, les dispositifs d’accompagnement et de formation apparaissent indispensables afin de favoriser une prise de poste dans des conditions optimales et de limiter les départs trop rapides ou les postes vacants.
« Sans véritable politique de ressources humaines de long-terme, le ministère de la Justice continuera de gérer la question des Outre-mer par le seul prisme de l’urgence. Il est aussi surprenant que désespérant de constater que chacune des avancées récentes sur l’évolution des moyens ou des ressources constitue des réponses aux différentes crises traversées par l’un des territoires : la crise sociale en Guyane, la crise insurrectionnelle en Nouvelle-Calédonie, la crise climatique à Mayotte, etc. », regrette la commission.
► Les comptes rendus des auditions de la commission d’enquête peuvent être consultés ici
► Voir les auditions en vidéos
PM























