Présidente-directrice générale de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) depuis 2020, Valérie Verdier dévoile une stratégie ambitieuse pour faire des territoires ultramarins des leaders de la recherche scientifique face aux grands défis planétaires. Riches de 80 % de la biodiversité française, dotés d’un espace maritime exceptionnel et en première ligne face au changement climatique, ces territoires sont aussi des laboratoires essentiels pour des solutions durables.
Après un déplacement dans l’Océan Indien aux côtés du Président de la République, Emmanuel Macron et à l’approche d’un déplacement en Nouvelle-Calédonie en juillet, elle insiste sur l’urgence d’une science utile, co-construite avec les acteurs locaux et profondément ancrée dans les réalités de terrain. Biodiversité, changement climatique, pollutions, coopération régionale, recherche scientifique : Valérie Verdier nous en dit plus sur la stratégie d’ancrage et d’action portée par l’IRD dans les Outre-mer.
L’IRD pilote un Programme prioritaire de recherche (PPR) de 15 millions d’euros, financé dans le cadre de France 2030, dédié aux territoires ultramarins. Quelles ambitions scientifiques, sociétales et environnementales ce programme porte-t-il ?
Rappelons que ce programme concerne principalement les territoires d’outre-mer, qui sont confrontés à des défis majeurs, notamment en matière de pollution. Ces défis soulèvent des questions à la fois sociétales et environnementales, dans un contexte global marqué par le changement climatique, et plus spécifiquement sur ces territoires, par le déclin de la biodiversité.
Le pilotage du Programme Prioritaire de Recherche (PPR) a été confié à l’IRD. Lancé en décembre 2024, son organisation et sa gouvernance ont été validées en fin d’année, à la suite d’une décision du Premier ministre en juillet 2024. Ce programme se concentre donc sur les enjeux sociétaux et environnementaux, ainsi que sur la gestion durable des territoires, qui subissent diverses formes de pollution et sont particulièrement vulnérables face au changement climatique.

La co-construction avec les acteurs locaux est au cœur du PPR. Comment l’IRD s’assure-t-il de mobiliser concrètement tous les acteurs dans la définition et la mise en œuvre des projets ?
Les territoires d’outre-mer ont besoin de développer des solutions adaptées à la demande des acteurs du territoire, qu’il s’agisse des responsables politiques ou des citoyens, notamment pour faire face aux pollutions qu’ils subissent. Il s’agit d’élaborer des solutions locales, opérationnelles, et co-construites avec les décideurs et les populations.
Pour que ces solutions soient efficaces et adaptées, il est essentiel de tenir compte des spécificités propres à chaque territoire ultramarin : géographiques, démographiques, historiques, socio-économiques, culturelles, ainsi que des contextes politiques.
Avec les acteurs du PPR, nous avons donc développé une approche transdisciplinaire, ancrée dans les sciences de la durabilité -une dynamique de recherche tournée vers l’action, au service des politiques publiques et des sociétés ultramarines.

Comment cette dynamique se concrétise-t-elle sur le terrain ?
Concrètement, cela se traduit par des projets d’envergure associant des laboratoires ultramarins et hexagonaux, issus de différentes disciplines – c’est d’ailleurs l’essence même des sciences de la durabilité –, en collaboration avec les acteurs locaux et, autant que possible, avec les populations elles-mêmes, grâce à des méthodologies de sciences participatives.
Un exemple concret : dans le cadre du PPR outre-mer nous avons travaillé en coordination avec le ministère de la Recherche et l’Agence nationale de la recherche (ANR) pour finaliser un appel à projets, qui se déroulera en deux étapes. Cet appel précisera les grandes orientations thématiques attendues dans les réponses, et sa publication est prévue dans les semaines à venir. Il portera principalement sur des enjeux scientifiques liés à des milieux fortement dégradés, tant par le changement climatique que par diverses formes de pollution : pollutions agricoles (notamment liées à l’usage d’intrants et de pesticides), pollutions d’origine minière (issues d’activités industrielles anciennes, actuelles, ou artisanales – autorisées ou clandestines, comme l’orpaillage), mais aussi celles résultant de l’extension des surfaces urbanisées, qui affectent les socio-écosystèmes terrestres, y compris à l’échelle des bassins versants.
Le projet BRIDGES, lauréat du PEPR Exploratoire et codirigé par l’IRD, représente un pilier du volet Outre-mer de France 2030. En quoi ce projet constitue-t-il une avancée majeure pour la coopération scientifique régionale, notamment dans le bassin de l’océan Indien ?
Ce qui nous distingue dans le paysage de l’enseignement supérieur et de la recherche, c’est précisément cette logique de co-construction avec les acteurs des territoires : les populations locales, ainsi que les partenaires de l’enseignement supérieur et de la recherche implantés localement.
À ce titre, le PEPR BRIDGES est un programme particulier. Il est fortement ancré dans le sud-ouest de l’océan Indien, une région stratégique confrontée à d’importants enjeux de vulnérabilité environnementale – notamment en ce qui concerne la gestion des écosystèmes marins, à l’échelle locale comme régionale, dans un contexte de changement climatique. Ce programme s’inscrit également dans une démarche spécifique à l’IRD : celle de la diplomatie scientifique, qui vise à renforcer les coopérations régionales, à la fois entre les institutions elles-mêmes et de manière intersectorielle.

Pourquoi avoir ciblé spécifiquement cette région du sud-ouest de l’océan Indien ?
Parce qu’il s’agit de l’une des régions les plus riches au monde en biodiversité. Elle abrite également une pêche artisanale essentielle, au cœur des modes de vie et de consommation de nombreuses communautés locales. Cette activité constitue une source majeure de nutrition et de revenus. Mais cette biodiversité, comme les sociétés humaines qui en dépendent, est aujourd’hui fortement menacée par des pressions globales, qu’elles soient environnementales, économiques ou sociales.
Le programme BRIDGES vise donc à renforcer la résilience sociale et environnementale de la région à travers un ambitieux travail de recherche collaborative. Mais il ne s’agit pas uniquement de recherche : ce PEPR a aussi pour vocation de soutenir la formation des futures générations de chercheurs et d’acteurs du développement durable dans cette région du monde.
Les territoires concernés sont notamment La Réunion, Mayotte et les îles Éparses. BRIDGES s’inscrit dans une logique d’inclusion, mobilisant un large éventail d’acteurs – institutionnels, académiques, mais aussi les habitants eux-mêmes. Il encourage également des coopérations renforcées entre ces territoires et les équipes de l’Hexagone.

La stratégie Outre-mer 2025 de l’IRD vise à positionner les territoires ultramarins comme des leaders de la science de la durabilité. Comment y parvenez-vous ?
La stratégie Outre-mer de l’IRD s’appuie notamment sur notre réseau de représentants dans les territoires ultramarins. Aujourd’hui, nous comptons quatre représentants implantés en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française, en Guyane et à La Réunion – cette dernière couvrant également Mayotte.
Cette présence locale durable est essentielle : elle permet un ancrage profond dans l’histoire, les dynamiques et les besoins spécifiques de chaque territoire. Au total, nous mobilisons de nombreuses unités de recherche, avec plus de 200 personnes actuellement affectées dans les outre-mer.
Cette stratégie a été définie comme une priorité dès 2021, et inscrite dans notre Contrat d’Objectifs, de Moyens et de Performance (COMP). Elle le restera dans le futur COMP 2026–2030, car elle constitue une priorité stratégique et partenariale. Concrètement, cela se traduit par des moyens ciblés pour les outre-mer, avec plusieurs axes d’action :
- Accompagner les jeunes chercheurs dans leurs premières expériences sur le terrain, en leur apportant des moyens supplémentaires.
- Créer des dispositifs de soutien à la recherche : allocations, post-doctorats, voire des chaires de professeurs juniors, comme récemment à l’Université de Guyane.
- Encourager l’engagement citoyen à travers des dispositifs comme le service civique scientifique.
Ces mesures permettent de déployer notre stratégie de manière opérationnelle, à travers des projets fédérateurs ancrés dans les sciences de la durabilité. On peut citer, par exemple :
- Des programmes de lutte antivectorielle.
- Des initiatives autour de la sécurité alimentaire.
- Des actions sur les risques et aléas naturels, comme les cyclones ou les phénomènes de submersion.

Nous cherchons également à mobiliser des bailleurs de fonds pour soutenir et amplifier ces projets.
L’IRD s’engage aussi dans le co-pilotage de projets d’envergure comme c’est le cas de BRIDGES et du PEPR Grands Fonds Marins, ou encore du pilotage du PPR Outre-mer, qui incarne pleinement notre vision.
Enfin, cette stratégie repose sur des partenariats institutionnels solides. À La Réunion, par exemple, un Contrat d’Objectifs et de Moyens (COM) a été signé avec la Région Réunion. En Guyane, des discussions avancées sont en cours avec la Collectivité Territoriale pour établir un partenariat similaire.
C’est ainsi, grâce à des moyens ciblés et des coopérations étroites avec les acteurs locaux, que nous accompagnons les territoires ultramarins dans leur positionnement comme leaders de la science de la durabilité, en lien étroit avec leurs universités et leurs partenaires académiques.
Quels sont les partenariats développés avec les universités ultramarines pour structurer durablement l’écosystème de recherche dans les territoires ?
Travailler concrètement sur le terrain suppose de construire des partenariats solides avec les universités ultramarines, que ce soit pour accueillir des doctorants, des post-doctorants, ou mettre en place des chaires universitaires.
Cela repose notamment sur l’action de nos représentants et chercheurs sur place, qui entretiennent des relations étroites, continues et de confiance avec les universités locales. Ces liens sont à la fois opérationnels -dans la gestion des projets- et stratégiques. Pour ma part, j’échange aussi très régulièrement avec les présidents et présidentes d’université dans chacun de ces territoires.
Nous sommes particulièrement impliqués avec l’Université de Guyane et celle de Polynésie française, notamment à travers des projets structurants comme les appels à projets « Excellence» ou les programmes PIOM. Ce travail s’appuie aussi sur nos unités mixtes de recherche, qui sont en cotutelle avec ces universités et constituent un socle fort de collaboration au quotidien.
Quel rôle jouent les consortiums de recherche dans le développement scientifique des Outre-mer ?
Les consortiums de recherche dans les outre-mer sont encore trop peu connus, y compris au sein de nos propres ministères de tutelle. J’ai pu m’en rendre compte récemment. Pourtant, ce sont des dispositifs extrêmement efficaces pour structurer la recherche, soutenir la formation et stimuler l’innovation directement dans les territoires.
Parmi ces outils, on peut citer le CRESICA (Consortium pour la Recherche, l’Enseignement Supérieur et l’Innovation en Nouvelle-Calédonie), et le RESIPOL en Polynésie française. À Mayotte, un tel consortium n’existe pas encore, mais un partenariat actif est en cours de construction avec l’université de Mayotte.
Ces consortiums sont avant tout des structures de coordination qui permettent de tracer une trajectoire commune entre acteurs académiques, institutionnels et scientifiques. Ce qui est particulièrement précieux, c’est qu’ils sont pilotés par les universités elles-mêmes, ce qui garantit une gouvernance ancrée localement et adaptée aux spécificités de chaque territoire.

Face à l’intensification des crises écologiques -montée des eaux, érosion de la biodiversité, risques naturels- comment l’IRD ajuste-t-il ses priorités scientifiques pour accompagner les territoires les plus exposés, comme Mayotte ou la Polynésie ?
Ce sont des territoires qui subissent pleinement les effets dramatiques des changements climatiques et qui sont peu contributeurs de ces bouleversements à l’échelle mondiale dans le sens où ils émettent peu de gaz à effet de serre.
En Polynésie, on développe des projets construits en lien étroit avec les acteurs locaux qui portent principalement sur la vulnérabilité des écosystèmes insulaires. L’objectif, c’est de renforcer la participation de la Polynésie française aux consortiums financés par nos programmes, France 2030.
Il y a notamment le programme PPR « Océan & Climat » qui est pertinent ici. Actuellement, une expertise collective est menée par l’IRD sur les grands fonds marins et les ressources minérales dans le Pacifique. L’idée, c’est vraiment d’impliquer plus fortement nos partenaires académiques à nos côtés dans cette démarche. En parallèle, nous travaillons aussi sur les enjeux de pollution et les impacts sociétaux et environnementaux, avec une implication directe pour la Polynésie française.
À Mayotte, une dynamique comparable est à l’œuvre : en partenariat avec l’Université de Mayotte, nous avons déployé un plan d’action spécifique pour développer des projets répondant aux enjeux environnementaux locaux.
De manière générale, notre approche repose sur d’excellentes relations avec l’ensemble des acteurs des territoires. Que ce soient les acteurs des provinces en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie, à Mayotte, à La Réunion ou en Guyane. L’IRD a une bonne compréhension des réalités locales, grâce à son travail de proximité sur le terrain qui nous permet d’identifier les problématiques propres à chaque territoire et les besoins des populations. Il ne s’agit pas de faire une recherche « hors sol » ou de type « hélicoptère », qui survole les réalités locales. Nous voulons au contraire considérer ces territoires non pas comme des terrains d’étude, mais comme des lieux où vivent nos concitoyens, avec des enjeux concrets auxquels la recherche permet d’apporter des solutions. Il y a des questions urgentes qu’il faut que l’on résolve, par la science, la recherche et la formation.
C’est cette logique d’ancrage territorial que nous portons : une recherche qui s’inscrit dans la durée, mais qui peut aussi, quand c’est nécessaire, apporter des réponses rapides. On l’a vu par exemple à La Réunion, sur les questions de lutte antivectorielle, où des solutions technologiques ont pu être développées rapidement et efficacement. Mais il ne faut pas oublier que la recherche s’inscrit généralement dans un temps long, qui demande aussi des financements et un engagement constant.
Voilà pourquoi à l’IRD, nous insistons sur une démarche respectueuse, collaborative et utile aux populations.
EG