Interview exclusive. Sécurité, orpaillage, santé, justice : Antoine Poussier, préfet de Guyane dresse le bilan sur l’action de l’Etat dans un territoire en pleine mutation

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Interview exclusive. Sécurité, orpaillage, santé, justice : Antoine Poussier, préfet de Guyane dresse le bilan sur l’action de l’Etat dans un territoire en pleine mutation

À l’heure où la Guyane fait face à des défis aussi massifs que structurants, le préfet Antoine Poussier dresse pour Outremers360 un bilan sans détour de l’année écoulée. Lutte contre l’orpaillage illégal avec une mobilisation militaire inédite, baisse enfin amorcée des homicides, efficacité renforcée des contrôles contre le trafic de stupéfiants, lancement de la future Cité de la justice à Saint-Laurent-du-Maroni, montée en puissance du CHU et accélération des politiques de cohésion et d’équipement : autant de chantiers qui redessinent le territoire. Entre avancées concrètes, obstacles persistants et perspectives pour 2026, il revient sur les priorités de l’État et les mutations à l’œuvre dans un territoire en pleine transition.

Lutte contre l’orpaillage illégal : une mobilisation inédite de l’État

Cette année encore, les chiffres montrent une mobilisation exceptionnelle des forces militaires sur le terrain, tandis que le nombre de garimpeiros poursuit sa baisse. Quel bilan tirez-vous de la lutte contre l’orpaillage illégal, alors que le phénomène demeure alimenté par un cours de l’or très élevé et des flux transfrontaliers toujours actifs ?

L’opération Harpie, qui existe depuis 2008, est un effort unique de l’État français pour lutter contre une délinquance qui est à la fois économique puisqu’on pille le sous-sol de la France, environnementale, mais également sanitaire, puisque le mercure utilisé par les garimpeiros remonte toute la chaîne alimentaire et finit par se retrouver dans le sang des populations du fleuve. 

Quand on regarde les choses sur le temps long, notamment depuis 2017, on constate une évolution du phénomène. D’une part, le nombre de garimpeiros a diminué : on estimait à plus de 10 000 le nombre de garimpeiros, ils sont aujourd’hui environ 8 000. Et ce, alors même que le cours de l’or a été multiplié par quatre depuis 2017 et a doublé sur les trois dernières années. On estime aujourd’hui que la production illégale d’or est de l’ordre de cinq tonnes.

Nous sommes pleinement engagés et déterminés à lutter pour éradiquer ce phénomène, mais nous sommes pénalisés par deux facteurs. Le premier, c’est évidemment le cours de l’or. Le second, c’est que l’on a à l’évidence encore des enjeux pour renforcer la coopération régionale.

L’orpaillage illégal relève d’une délinquance transnationale : la main-d’œuvre vient à 95 % du Brésil, les matériels proviennent très majoritairement du Suriname, et une grande partie de l’or illégalement prélevé en Guyane repart également vers le Suriname. Pour obtenir des résultats encore plus importants dans la lutte contre l’orpaillage illégal, nous avons donc besoin de renforcer cette coopération régionale, et en particulier de l’engagement plus fort du Suriname.

Pour donner un exemple très concret, le long du Maroni, à la frontière entre la France et le Suriname, on estime qu’il existe une centaine de comptoirs, appelés « comptoirs chinois ». Il s’agit de magasins qui vendent du matériel acheté par les garimpeiros présents en France. Ils sont implantés côté surinamais, ce qui est pour nous totalement inacceptable, puisque pendant que l’armée française engage des moyens importants,  avec en moyenne plus de 300 militaires de la gendarmerie et des armées déployés chaque jour sur le terrain et qui sont environ 700 au moment où l’on se parle, pour détruire des matériels, ces derniers peuvent être rachetés trop facilement de l’autre côté du Maroni.

Nous avons vraiment besoin de l’appui du Suriname pour franchir une nouvelle étape dans la lutte contre l’orpaillage illégal.

Concernant les perspectives à l’horizon 2026, on aura toujours un cours élevé de l’or qui restera le principal moteur de cette délinquance. Mais il y a aussi des nouveautés importantes. Pour la première fois, nous avons mis en place un état-major intégré commun, réunissant à la fois la gendarmerie et les armées, pour le renseignement, la planification, la prévention et la conduite des opérations. Nous pensons que cela renforcera sensiblement notre efficacité.

Par ailleurs, nous sommes en train de remplacer les anciens hélicoptères Puma par des hélicoptères Caracal, capables d’aller plus loin, plus vite, et de transporter davantage de personnel. La modernisation de la mobilité est un enjeu majeur.

Notre stratégie reste fondée sur l’atteinte économique du modèle de l’orpaillage illégal, notamment par la destruction des matériels. Mais cette stratégie est mise à l’épreuve par la hausse continue du cours de l’or : si l’impact sur les portefeuilles est réel, ceux-ci se reconstituent aussi plus rapidement. C’est pourquoi nous réfléchissons à expérimenter, en complément, d’autres stratégies d’asphyxie et d’être en capacité de bloquer et d’interdire l’accès à la zone, d’empêcher la circulation de carburant, ce qui contraint les garimpeiros à quitter les sites. Ce sont des pistes que nous souhaitons développer en 2026, notamment dans le secteur de Camopi, avec l’adaptation d’un barrage mobile sur le fleuve.

Nous aimerions également le mettre en œuvre dans le secteur de la crique Pagot, un affluent de la Comté, qui contribue à l’approvisionnement en eau potable de toute l’île de Cayenne.

Sécurité : une violence très élevée mais une baisse amorcée

Alors que le nombre d’homicides a nettement reculé cette année, passant de 59 en 2023 à 36 aujourd’hui, malgré une violence toujours très élevée et des phénomènes persistants comme la circulation des armes, l’orpaillage illégal et le trafic de stupéfiants, quel bilan tirez-vous de cette baisse amorcée et des moyens déployés pour y parvenir ?

Cette année, on observe une nette diminution. Aujourd’hui, on est à 36 homicides. C’est évidemment encore énorme, ce sont des chiffres très élevés, mais ils sont malgré tout en baisse par rapport aux années précédentes.

Pour expliquer ce niveau d’homicides, on identifie trois facteurs principaux. Le premier, c’est la circulation des armes à feu, trop importante en Guyane dans un contexte sud-américain, avec des pays voisins où les armes circulent de manière extrêmement fluide.

Ensuite, on observe deux autres phénomènes explicatifs. D’une part, des formes de délinquance très organisées, à commencer par l’orpaillage illégal, et d’autre part le trafic de stupéfiants. Quand on analyse les faits, une majorité des homicides sont liés à ces activités : environ un tiers ont lieu en forêt, en lien avec l’orpaillage illégal. D’autres sont directement liés au trafic de stupéfiants, parfois sur fond de règlements de comptes. On observe aussi d’autres formes de criminalité, comme la pêche illégale sur le littoral, là encore souvent en lien avec des logiques de trafic. C’est bien la combinaison de ces trois phénomènes qui explique le niveau de prévalence des homicides.

Pour lutter contre ce phénomène, nous menons une politique très fortement engagée contre la circulation des armes. Cette action repose notamment sur des contrôles de flux, en particulier sur les deux fleuves frontaliers. Les opérations Atipa et Aïmara, menées respectivement sur l’Oyapock et sur le Maroni, à Saint-Georges et à Saint-Laurent-du-Maroni, sont des contrôles fluviaux coordonnés entre la police (essentiellement la PAF), la gendarmerie et les douanes, afin de contrôler un maximum de pirogues en circulation.

Nous menons également des contrôles routiers, avec notamment un point de contrôle permanent sur Crique Margot, à la sortie de Saint-Laurent-du-Maroni, ainsi que de nombreux contrôles sur RN2 qui relie Saint-Georges à Cayenne. Dans les agglomérations à Kaw, St-Laurent et Cayenne, des contrôles de recherche d’armes sont également conduits sur demande du procureur de la République. Cette politique permet aujourd’hui de saisir en moyenne près de deux armes par jour en Guyane.

C’est vraiment la stratégie que nous mettons en œuvre : multiplier les contrôles de la manière la plus systématique possible pour entraver la circulation des armes. Et je pense que c’est un facteur important, qui explique en partie la diminution observée depuis deux ans. Pour mémoire, en 2023 on comptait 59 homicides, 49 en 2024, et cette année nous en sommes à 36 homicides, et on espère que le décompte s’arrêtera là d’ici la fin de l’année.

Trafic de stupéfiants : des contrôles aéroportuaires efficaces

Mis en place en 2022, le dispositif « 100% Contrôle » a permis de diviser par cinq les saisies à l’arrivée à Paris : un résultat qui confirme son efficacité.

Depuis la mise en place, fin de l’année 2022 du dispositif « 100% Contrôle  », on observe en effet une diminution très importante des saisies à l’arrivée à Paris. Cela confirme son efficacité et l’entrave du trafic de stupéfiants par voie aérienne. Pour donner un ordre de grandeur, les saisies réalisées à l’arrivée à Orly et à Roissy ont été divisées par cinq depuis 2023. Ce sont des volumes significatifs, et cette évolution se traduit d’ailleurs par une adaptation des trafiquants, qui cherchent désormais d’autres itinéraires. Dans certains cas, ils passent par les Antilles. Nous avons également identifié des déviations par des voies de trafic passant par la Guyane, le Suriname puis le Brésil et le Portugal.

Quoi qu’il en soit, cela démontre que les contrôles mis en place dans les aéroports constituent une contrainte réelle pour les trafiquants. Ces contrôles produisent un effet tangible sur les flux, et même si la pression reste significative, elle a néanmoins fortement diminué.

Justice : une nouvelle prison pour 2028 à Saint-Laurent-du-Maroni

Alors que la future Cité de la justice de Saint-Laurent-du-Maroni doit offrir 500 places supplémentaires d’ici 2028 et répondre à une suroccupation pénitentiaire, quel bilan d’étape tirez-vous de ce chantier stratégique pour l’Ouest guyanais ?

La prison de Saint-Laurent-du-Maroni s’inscrit dans un projet plus large, de Cité de la Justice, qui comprendra, au-delà de l’établissement pénitentiaire, un tribunal judiciaire ainsi que les services de probation associés et ceux de la protection judiciaire de la jeunesse.

C’est engagement ancien de l’État, qui répond à la fois aux besoins de la justice et dans le cadre plus large de l’aménagement du territoire à l’ouest de la Guyane, autour de Saint-Laurent-du-Maroni. Les travaux de cette cité judiciaire ont déjà commencé. Ce projet pénitentiaire prévoit la création de 500 places, ce qui permettra de répondre aux besoins de la Guyane en matière de capacités de détention. Aujourd’hui, la prison de Rémire-Montjoly est occupée à plus de 150 %.

Par ailleurs, cette nouvelle prison facilitera aussi le maintien des liens familiaux pour les personnes détenues. La distance entre Saint-Laurent-du-Maroni et Cayenne c’est trois heures de route, ce qui rend actuellement très difficile le maintien des contacts familiaux.

Enfin, lors de son déplacement en Guyane, au mois de mai dernier, le garde des Sceaux a annoncé que ce nouvel établissement pénitentiaire comprendrait un quartier de haute sécurité. Celui-ci permettrait, comme cela se fait désormais ailleurs dans l’Hexagone, d’isoler les criminels les plus dangereux et les plus endurcis, notamment dans le domaine du narcotrafic, en particulier certains membres importants de ce qu’on appelle les factions brésiliennes.

Santé : le CHU de Guyane et l’accès aux soins de proximité

Alors que le nouveau CHU, qui regroupe les trois principaux hôpitaux du territoire, doit renforcer la cohérence de l’offre de soins et garantir l’accès aux services médicaux jusque dans les communes les plus isolées, quel rôle la préfecture joue-t-elle, aux côtés de l’ARS, dans l’amélioration des soins de proximité en Guyane ?

Le pilotage de la politique de santé relève d’abord d’une compétence exercée par la direction générale de l’Agence régionale de santé, sous l’autorité de son directeur, qui doit arriver avant la fin du mois.

Le Centre hospitalier universitaire porte, quant à lui, deux enjeux majeurs. Le premier est institutionnel : il s’agit d’un établissement qui regroupe les hôpitaux de Kourou, de Cayenne et de Saint-Laurent-du-Maroni. L’enjeu est donc de garantir une réelle complémentarité et une véritable cohérence territoriale entre ces trois établissements.

Le second enjeu est universitaire. Le CHU permet d’inscrire durablement les formations médicales en Guyane, et donc de renforcer le niveau et la qualification de ces formations qui jusqu’à présent s’arrêter en deuxième année.

Par ailleurs, à ces trois établissements hospitaliers sont également rattachés l’ensemble des centres délocalisées de prévention et de soins, les DPS qui jouent un rôle très particulier en Guyane : ils permettent un accès aux soins dans l’ensemble des communes, y compris les plus isolées.

Ils garantissent, grâce à l’intervention de plus de 200 professionnels, un accès et une continuité des soins sur tout le territoire, jusqu’à Maripasoula et Camopi par exemple.

Finalement, à certains égards, il est parfois presque plus facile d’avoir accès à un médecin généraliste à Camopi que dans certaines communes de l’Hexagone touchées par les déserts médicaux, ce qui est un élément très significatif.

Politique de la ville : signature des contrats de ville et rattrapage des équipements

Alors qu’une nouvelle géographie prioritaire a été définie, que les contrats de ville s’apprêtent à être signés et que l’État renforce ses efforts d’équipement, quel bilan tirez-vous cette année de la politique de la ville en Guyane ?

En Guyane, six communes sont concernées. Les quartiers de la politique de la ville sont des catégories issues de l’Hexagone, qui doivent parfois être adaptées aux réalités locales.

Ce qui est important pour nous, c’est qu’une nouvelle géographie prioritaire a pu être définie en Guyane de manière consensuelle, et que les contrats de ville, qui sont vraiment les documents d’engagement entre l’État et les collectivités en faveur du développement de ces quartiers, vont être signés le 17 décembre pour Saint-Laurent du Maroni et le 19 décembre pour l’ensemble des autres communes.

C’est une politique désormais bien engagée et qui fonctionne. Nous avons aussi le dispositif des exceptions de taxe foncière non bâtis. Pour la première fois en Guyane, nous allons le mettre en œuvre avec les principaux bailleurs sociaux afin de dégager des ressources supplémentaires au profit de l’animation et de l’accompagnement des quartiers de la politique de la ville.

La Guyane reste un territoire dont la population augmente, même si c’est désormais moins vite qu’au cours des décennies précédentes. Mais c’est un territoire encore en phase d’équipement. Il faut se souvenir que la population de la Guyane, dans les années 1960, était dix fois inférieure à ce qu’elle est aujourd’hui. Nous sommes passés de 30 000 à 300 000 habitants en quelques décennies : c’est une phase de rattrapage. La Guyane vit aujourd’hui une période comparable, en termes d’équipement, à ce que l’Hexagone a connu dans les années 1960.

Les besoins en équipements restent donc très prioritaires, notamment les équipements scolaires, pour lesquels l’État fournit un effort important. Pour le primaire, ce sont 15 millions d’euros par an versés aux communes pour soutenir leurs projets. Pour le secondaire, ce sont 50 millions d’euros par an consacrés aux collèges et lycées, pour accompagner la Collectivité territoriale de Guyane. À la rentrée 2025, par exemple, le préfet a autorisé l’ouverture de quatre établissements secondaires. Ce qui n’existe nulle part ailleurs en France.

Sur le logement, il existe également un important effort de rattrapage à mener. Concernant le déploiement du logement social, l’outil principal est l’Opérateur d’intérêt national (OIN), créé en 2016 et qui occupe vingt-quatre secteurs. Sa mise en œuvre a peut-être été un peu lente, mais il est désormais pleinement opérationnel. Son rôle est d’aménager des terrains, puis de vendre des droits à construire aux bailleurs sociaux, via l’EPFAG (l’établissement public foncier et d'aménagement de Guyane qui gère l’OIN). On a maintenant une capacité de production de logements sociaux est pleinement opérationnelle.