S’appuyant sur la situation économique et sociale en Guadeloupe, Sébastien Mathouraparsad, Maître de conférence en économie à l’Université des Antilles s'intéresse dans cette expertise aux alternatives possibles pour faire baisser la facture du prix des carburants sur les ménages de Guadeloupe. Le biocarburant à partir de la canne, peut-elle constituer cette solution?
Novembre 2021. Tandis que la saison des pluies touche à sa fin, les prix des produits pétroliers s’enflamment en Guadeloupe. Le territoire vient d’enregistrer en un an une hausse de +25 centimes par litre de super sans plomb, +42 centimes par litre de diesel et +8,67 euros sur la bouteille de gaz. Le budget carburant s’élève dorénavant à 700 euros de plus à l’année par rapport à 2020 pour un moteur diésel et 416 euros de plus pour un sans-plomb.
Plusieurs raisons expliquent cette hausse des prix des carburants. En premier lieu, le cartel des pays arabes producteurs de pétrole a décidé de maintenir sa production à un niveau modeste. Le cours du pétrole a alors atteint en octobre 2021 des chiffres jamais atteints depuis 7 ans. En deuxième lieu, le déconfinement a permis la relance de l’activité économique, ce qui s’est accompagné d’une hausse de la demande en produits hydrocarbures et donc d’une stimulation des prix. En troisième lieu, l’euro a perdu environ 15% de sa valeur face à la monnaie américaine depuis 2013. Aussi, la facture pétrolière de la France s’est considérablement alourdie en équivalent euros.
L’histoire socio-économique récente de nos territoires raconte qu’avant chacune des grandes crises sociales qui a secoué les outre-mer (Guyane en 2008, Guadeloupe et Martinique en 2009, La Réunion en 2018), le secteur pétrolier a éternué, la fièvre des prix des carburants a augmenté, et le peuple a battu pavé. Comment réduire les prix locaux des carburants ?
Un choc pétrolier qui élève les coûts de production et appauvrit les ménages
Une hausse moyenne des prix de l’énergie entraine une hausse des coûts de production qui se répercute sur les prix de vente des producteurs qui augmentent à leur tour. Selon nos résultats, ce sont les secteurs les plus demandeurs de carburant qui sont le plus touchés, en l’occurrence les secteurs des transports (hausse des coûts de +6,6%) et de la pêche (+6,1% selon nos résultats), de l’activité agroalimentaire (-3,2%), des activités agricoles (-2,2%).
Les entreprises vont réduire leurs demandes de facteur de production, notamment du travail, ce qui entraîne une hausse du chômage (+4,4%). La baisse d’activité génère une réduction du PIB réel (-2,1%).
En raison du ralentissement économique, moins de revenus sont redistribués aux ménages
(de l’ordre de -1,7%), ce qui détériore la situation des ménages. Le nombre de ménages en- dessous du seuil de pauvreté augmente de +1,3%.
Comment réduire les prix
Ainsi, l’inflation des prix de l’énergie a des conséquences socio-économiques importantes. Une première solution est de baisser les prix des carburants. Cependant, depuis la crise sociale de 2009, le système de fixation des prix des carburants, aux Antilles-Guyane est encadré par le décret Lurel, notamment pour contenir les marges de la Société anonyme de la raffinerie des Antilles (SARA) et des pétroliers.
Aussi, selon nous trois pistes pourraient aider à réduire l’impact des prix du carburant. La première piste porte sur le coup de pouce exceptionnel de l’Etat. L’aide exceptionnelle décidée par le gouvernement est de 100 euros. Cependant, pour le propriétaire d’un moteur diesel, qui débourse 700 euros de plus en carburant en 2021, il est probable que le coup de pouce soit à peine perceptible.
La deuxième piste concerne les taxes. La Taxe spéciale sur les carburants (TSC) appliquée dans le territoire alimente le budget des collectivités (Région, Département et communes) et son produit est évalué à 109 millions d’euros en 2017. En supposant un scénario extrêmement fort dans lequel la collectivité décide de supprimer ses taux de TSC qui seraient portés à 0%, cela donnerait un sérieux coup de pouce aux secteurs d’activité. Le PIB ne serait plus en recul que de -0,8% (contre -2,1% sans suppression de la taxe) et la baisse de l’activité économique impacterait le chômage de +0,8% (contre +4,4% sans suppression). Toutefois, un tel scénario fragiliserait les marges de manœuvre des collectivités, qui ont déjà enregistré des pertes de recettes fiscales suite au confinement. Et surtout, les collectivités peuvent certes soutenir les acteurs, mais est-ce à elles de payer la facture de ce choc mondial ?
La troisième piste pour réduire les prix des carburants concerne l’offre de matières premières. Pour diminuer l’inflation des prix, il faudrait une tension concurrentielle suffisante pour dissuader le cartel de poursuivre ses stratégies à l’avenir, responsables des chocs pétroliers. Au regard des différents pays, le principal producteur, et principal adversaire des pays arabes, est les Etats-Unis qui produisent du pétrole de schiste à des coûts très élevés.
Mais ils n’ont pas une capacité de réaction suffisante quand une pénurie mondiale survient. Par ailleurs, la piste du pétrole vénézuélien, qui aurait pu diversifier l’offre pour notre territoire, n’a jamais été poursuivie et ne pourra pas l’être au vu de la situation économique du pays.
Le biocarburant, une alternative au tout-pétrole
Une alternative au pétrole devrait être la recherche de solutions durables qui nous soustrairait au « tout pétrole » et décarbonnerait notre mode de vie, car l’économie est très énergivore alors que nous devons relever des défis environnementaux, notamment en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre. A ce sujet, la production de carbone des transports est deux fois plus importante en Guadeloupe qu’en métropole (resp. 1,21 tCO2/hab contre 0,68 tCO2/hab).
La France est le premier producteur de biocarburant en Europe. Pourtant, il n’existe pas à l’heure actuelle de production de biocarburant en Guadeloupe. Il n’est même pas offert à la consommation. L’idée serait de produire du biocarburant à base de canne-à-sucre. C’est une activité dont le Brésil est le principal producteur mondial.
Il faut savoir que la filière canne-sucre-rhum emploie près de 10% de la population active en Guadeloupe. C’est une filière importante mais fragilisée depuis la fin des quotas sur le sucre et qui a reçu un coup dur avec la panne majeure de l’usine de Marie-Galante dont l’activité s’est arrêtée en pleine campagne sucrière. Aussi, de nouveaux débouchés pourraient offrir de nouvelles perspectives pour la filière, une diversification de l’activité régulièrement encouragée par la Commission européenne.
Selon des travaux de la CTCS (2007), la production potentielle de biocarburant à base de
canne-à-sucre pourrait couvrir entre 3% et 35% de la consommation locale en carburant selon différents scénarios. Les auteurs estimaient un prix à la pompe de 1,27 euros/litre alors que le prix du sans plomb était au moment de l’étude de 1,58 euros/litre.
Selon nos résultats, sous l’effet d’une offre de biocarburant, les ménages pourraient substituer leur demande de carburant fossile (-26%) à de l’énergie renouvelable (+39%). La plupart des autres secteurs, tirant profit de la baisse du coût du biocarburant, verraient leur production augmenter. Ils auraient alors davantage besoin de main d’œuvre, ce qui conduirait à une réduction du chômage (-14%). Sous l’effet de la baisse du coût du carburant, les coûts de production des branches diminueraient, ce qui impacterai les prix producteurs puis les prix de vente. L’indice des prix à la consommation enregistrerait un recul (-0.2%).
En raison de l’augmentation de la demande de main d’œuvre liée au surplus d’activité, les rémunérations des travailleurs seraient en hausse (+3,8%). Notons d’ailleurs, que sous l’effet de la hausse de la demande de cannes adressée aux planteurs, le prix de la canne se négocierait à un prix plus important pour les planteurs (+11%) et donc leur rémunération augmenterait. Ce scénario aurait des effets positifs sur les inégalités de revenus dans l’économie qui diminueraient de -0,3%. De façon plus générale, les revenus des agents dans l’économie augmenteraient en raison du « boom » industriel. Ceci stimulerait en retour l’activité des branches. Le surplus d’activités permettrait finalement d’accroître le PIB réel (+3,9%).
Par ailleurs, la réduction de la consommation de carburant fossile permettrait de réduire les émissions de gaz à effet de serre (-5,4%). Les importations de carburant fossile seraient en diminution (-5.6%) au profit d’une hausse de l’activité de la filière canne-biocarburant.
Cependant, nous voyons deux inconvénients à ce scénario. En premier lieu, la production de biocarburant réduirait la consommation de carburant fossile et donc les recettes liées à la TSC. Pour compenser cette perte, les collectivités pourraient imposer un taux d’octroi de mer sur la production locale de biocarburant (mais en veillant à ce que le prix à la pompe demeure attractif).
En second lieu, l’utilisation de cannes dans le secteur biocarburant pénaliserait la filière sucre-rhum qui accuserait un recul d’activités selon nos résultats (-7,6%). Pour remédier au problème de concurrence des sols et toute menace sur la filière sucre-rhum, la branche de production de biocarburant pourrait exploiter une large partie des terres polluées au chlordécone (14 200 ha selon l’étude ChlEauTerre, 2017). Notons que la production cannière occupe 13 200 ha sur le territoire en 2020.
Mythe ou réalité?
Au final, selon nos résultats, une production locale de biocarburant réduirait la dépendance au pétrole, la vulnérabilité économique et les émissions de gaz à effet de serre. Elle accroitrait la diversité des débouchés de la filière canne-sure-rhum tant pour les planteurs que pour les distilleries, génèrerait de l’activité économique et de l’emploi. L’utilisation des terres polluées au chlordécone permettrait de réduire le coût de production du biocarburant et limiterait l’effet d’éviction des sols dans la production alimentaire.
Pourquoi cela n’a pas été déjà réalisé ? Les contraintes à la mise en place d’une telle activité sont essentiellement d’ordre économique. Il faut réaliser des investissements et que ceux-ci soient rentables au vu du marché étroit. Le politique a de nouveau un rôle pour inciter à la fois la production (défiscalisation des investissements, subvention de production comme c’est le cas sur le sol national) et la consommation (subvention de l’équipement des véhicules, obligation d'incorporation dans les carburants, intégration à la production d’électricité, approvisionnement des transports en commun bus, bateaux et avions comme au Brésil,…).
En outre, notons que si la hausse du cours du pétrole a des conséquences économiques et sociales très mauvaises, l’inflation des prix de l’énergie peut constituer un mal pour un bien.
En effet, une telle inflation réduit le coût relatif de production du biocarburant et rend la production de biocarburant rentable. C’est ce qui se passe pour la production de pétrole de schiste aux Etats-Unis.
La mise en place d’une telle activité est-elle irréaliste ? Certes, dans notre scénario, la production de biocarburant est dépendante de sa matière première, la canne, qui est soumise aux aléas climatiques. Toutefois, la production industrielle de biocarburant à travers le monde utilise d’autres biomasses (betterave en France, maïs aux Etats-Unis,…). Par ailleurs, la recherche scientifique nous indique déjà que les biocarburants de 2ème génération sont plus intéressants en termes de rendement. D’autres matières premières disponibles sur notre territoire pourraient ainsi rendre la chaine de production rentable (coques de noix de coco en profusion sur le territoire, bagasses,….). Quid des algocarburants ? Qui sait si l’inconvénient des sargasses peut là aussi devenir une opportunité.
En attendant, notons qu’en 2019, La Réunion a structuré une activité de production d’éthanol destinée à la production d’électricité. Plutôt que d’exporter l’excédent de mélasse en métropole comme déchet, une turbine transforme l’excédent en bioéthanol. La quantité d’éthanol à livrer à la centrale doit être comprise entre 3 000 m3 et 5 000 m3 (éthanol à 95°).
Sébastien Mathouraparsad
Maître de conférence en économie à l’Université des Antilles