En vingt ans, le nombre de sans-abri a été multiplié par quatorze en Polynésie française, selon un récent rapport de la Chambre territoriale des comptes (CTC) qui dresse un tableau inquiétant des inégalités sociales dans cet archipel encore souvent perçu comme un paradis.
Autour de la cathédrale de Papeete, capitale de la Polynésie, une vingtaine de personnes dorment à même le sol. Parmi elles, Teahurai Yee-on a installé ses affaires dans un renfoncement. "Je me suis fâché avec mes parents et j'ai fugué", raconte-t-il.
Depuis sept ans, il vit dans la rue. "J'aimerais travailler, mais mon avenir, il est sale, il est volé", lâche le trentenaire.
Un peu plus loin, Stan Mama garde le sourire: "Si j'ai pas à manger, je dors, et si j'ai bien mangé et qu'il me reste une pièce, je joue au bingo". À 27 ans, elle a volontairement quitté la promiscuité familiale pour la rue. "Dans les quartiers, c'est pire que dans la rue: eux, personne ne les aide", dit-elle.
Selon le rapport de la CTC polynésienne publié lundi, le nombre de sans-abri est passé "d'une cinquantaine au début des années 2000 à près de 700 en 2024".
Rapporté à une population de 280.000 habitants, dont les deux tiers vivent sur l'île de Tahiti, l'ampleur du phénomène illustre la montée d'une précarité structurelle.
Dans les quartiers insalubres du nord de Tahiti, beaucoup d'habitations, construites avec des matériaux de récupération, n'ont ni eau potable, ni électricité, ni toilettes. En 2019, une étude du ministère local du Logement recensait 50.000 personnes vivant dans un "logement indigne", soit 18% de la population, contre 2% en France hexagonale.
La CTC relève que "plus du quart des individus vit sous le seuil de pauvreté monétaire", fixé à 385 euros par mois, alors que la vie y est bien plus chère que dans l'Hexagone: +31% en moyenne par rapport à l'Hexagone, et jusqu'à +80% pour le panier alimentaire.
Manque de travail
"L'indicateur le plus parlant, c’est l'indice de Gini (qui mesure la répartition des revenus au sein d'un territoire): 0,3 en France et 0,4 en Polynésie, comme en Nouvelle-Calédonie", explique à l'AFP Florent Venayre, professeur d'économie à l'Université de la Polynésie française. "Cette différence n'a l'air de rien, mais elle est énorme: la Polynésie est au niveau des États-Unis en matière d'inégalité", poursuit-il.
Le taux d'emploi plafonne à 58% et même parmi les travailleurs, "beaucoup ont des revenus très faibles", souligne Florent Venayre. Selon lui, la première cause en est le manque de travail à Tahiti, l'autre facteur étant le niveau d'éducation. "En France, 43,1% de la population est diplômée du supérieur. Ici, on est à 16,4%", relève-t-il.
La précarité touche aussi des publics invisibles: quelque 20.000 personnes handicapées vivent souvent dans des conditions très difficiles, souligne la CTC. La pandémie de Covid-19 et le confinement ont encore "fortement détérioré les conditions de vie des ménages les plus vulnérables", observe l'institution monétaire.
En 2023, la Polynésie française a pourtant consacré 470 millions d'euros à la lutte contre la pauvreté. Des moyens jugés conséquents, mais "souffrant d'un manque de coordination et d'évaluation" qui "nuit à leur efficacité", selon la Chambre, qui déplore une absence d'objectifs chiffrés.
Parmi ses huit recommandations, l'institution propose la création d'un observatoire permanent de la pauvreté et le financement de 800 logements sociaux neufs par an, le parc locatif social représentant seulement 3,3% du parc de résidences principales.
Longtemps soutenue par l'implantation du Centre d'expérimentation du Pacifique pour les essais nucléaires, mobilisant plusieurs milliers d'emplois entre 1963 et 1998, l'économie polynésienne s'est profondément transformée.
En quelques décennies, elle est passée d'un modèle de subsistance à une économie "tertiarisée" et dépendante "des transferts publics et du tourisme", souligne la CTC.
Mais cette mutation a aussi ébranlé les solidarités traditionnelles. "La montée de l'individualisme et l'urbanisation ont affaibli les mécanismes familiaux de protection contre la précarité", note la CTC.
Avec AFP