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Depuis le début des années 2000, l’omerta autour des trente années d’essais nucléaires en Polynésie française se lève peu à peu. La création de l’association Moruroa e Tatou en 2001, première association polynésienne des vétérans du nucléaire, l’accession des indépendantistes à la Présidence de la Polynésie en 2004, la création d’une Délégation de suivi des conséquences des essais qui a permis la dé-classification progressive d’archives, la réalisation et publication de plusieurs documentaires et livres et la récente suppression du principe de « risque négligeable », ont peu à peu levé le voile sur les années nucléaires en Polynésie. Mais connait-on réellement l’histoire de ces essais, du début de leur implantation aux dernières avancées législatives ? Dominique Morvan, fondatrice du Magazine Dixit, revient sur ces années nucléaires qui aujourd’hui encore, sont capitales dans les relations entre la Collectivité et l’Etat.
La loi Morin d’indemnisation des victimes du nucléaire votée en 2010 n’a généré que trop peu de dossiers pris en charge par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) : 84 pour la Polynésie, 49 pour l’Algérie et 973 pour la France hexagonale. Son amendement de février 2017, qui a acté la suppression de la notion de « risque négligeable » a créé un effet pervers, la paralysie du processus d’indemnisation. Lors de son voyage en février 2016, le président François Hollande a reconnu que les essais nucléaires menés en Polynésie française avaient eu « un impact » sur l’environnement et la santé. Pour autant, ce début de reconnaissance ne peut être qu’un premier pas dans un processus de réhabilitation de la mémoire et une prise en charge digne de l’ensemble des effets induits par 40 années d’expérimentation nucléaire. Il nous paraît nécessaire de rappeler l’histoire de ces années sombres.
La France a réalisé 17 essais nucléaires dans le Sahara de 1960 à 1966, mais dès 1958 l’Etat, qui pressent que l’Algérie va accéder à son indépendance et ne voudra pas des essais sur son sol, doit trouver une alternative au site d’expérimentation. Le choix se porte sur la Polynésie. Une décision prise par le général de Gaulle de façon unilatérale, justifiée par la raison d’Etat : la nécessité pour la France en période de guerre froide d’accéder à l’arme de dissuasion au plus vite.
Une contestation durement réprimée
En Polynésie la contestation est portée par Pouvana’ a Oopa, ce qui entraînera son arrestation en 1958, alors qu’il est vice-président du Conseil de gouvernement. La France écrit alors une des pages les plus sombres de son histoire coloniale en Polynésie. Comment la population réagit elle ? Comme en a témoigné Jacques Denis Drollet, alors membre de l’Assemblée territoriale, la menace lui a été clairement énoncée par le général de Gaulle : si la Polynésie résiste, elle aura un gouvernement militaire. Si cette mise en demeure a pour beaucoup été vécue comme une humiliation, la perspective du développement économique qu’engendre la création du Centre d’expérimentation du Pacifique, le CEP, va pour beaucoup mettre un voile sur sa genèse.
Un développement économique contre nature
Au début des années 60, les grands chantiers nécessaires à l’installation du CEP démarrent : aménagement du port de Papeete, construction de l’aéroport et des bases de Hao, Moruroa et Fangataufa. 3500 militaires débarquent en Polynésie. Des milliers de Polynésiens quittent leurs îles et leurs modes de vie de pêcheurs ou d’agriculteurs pour travailler au CEP. Le niveau de vie augmente pour une majorité de Polynésiens, la qualité de vie, notamment de la santé aussi ; de nouveaux besoins naissent générés par la société de consommation. Une classe nouvelle aisée apparaît qui s’enrichit des mannes du CEP. Mais la masse des laissées pour compte grossit également…
En 1981, John Doom, secrétaire général de l’Eglise Evangélique de Polynésie française, tire la sonnette d’alarme : « le peuple polynésien a été confronté à une véritable révolution, (…) ses structures internes ont été détruites, des milliers de jeunes après avoir été contraints d’entrer dans un système scolaire non adapté finissent dans la rue… »
193 essais nucléaires réalisés en Polynésie
Dès 1963, la contestation est portée par l’église protestante Maohi, et notamment John Doom. En juin 1973 le « Bataillon de la Paix » réuni plusieurs milliers de Polynésiens avec des députés français et des représentants des Eglises. A la tête de ce gigantesque cortège, Pouvanaa a Oopa qui est devenu sénateur à son retour d’exil et de nombreuses personnalités comme Francis Sanford, qui est alors député. En 1977, Oscar Temaru farouche opposant à la bombe fonde le parti indépendantiste qui deviendra le Tavini Huira’atira no te Ao Ma’ohi. On ne saurait parler de l’opposition à l’expérimentation nucléaire sans évoquer Bengt Danielson et son épouse Marie-Thérèse qui sont des figures emblématiques.
La contestation anti-nucléaire est également très forte en France et à l’international. Dès 1972 elle est portée par l’organisation Greenpeace. L’État français installe un contrôle sévère de toutes informations, il n’hésite pas à saboter plusieurs bateaux de l’organisation pour les empêcher de rejoindre Moruroa. Jusqu’au drame de juillet 1985, où la DGSE coule le bateau amiral de Greenpeace le Rainbow warrior dans la baie d’Auckland, l’opération causera la mort d’un journaliste. De 1966 à 1974 : 46 essais aériens ont été effectués et de 1975 à 1996 : 147 essais souterrains dans les sous-sols des lagons de Moruroa et Fangataufa. C’est en tout 193 essais nucléaires qui ont été réalisés.
Une dernière campagne en 1995
De juillet 1991 à juin 1995 un moratoire signé par le président Mitterand marque un arrêt des essais, mais le nouveau président Jacques Chirac élu en mai, décide de lancer une dernière campagne pour je cite « compléter les données scientifiques et techniques pour passer définitivement à la simulation ». En octobre 1995, après le 1er essai des émeutes provoquent la quasi destruction de l’aéroport et l’incendie d’une partie de Papeete. Pour beaucoup d’observateurs, cette flambée de violence est prévisible tant la situation sociale s’est dégradée. Le dernier essai a lieu en janvier 1996.
Une dotation annuelle pour compenser
Sorti renforcé après les émeutes, le gouvernement de Gaston Flosse négocie avec L’Etat une dotation annuelle pour compenser la perte de la manne nucléaire. Mais la création des infrastructures nécessaires au développement économique, notamment au niveau du réseau routier, tarde. La pression foncière est de plus en plus forte, les besoins en logements explosent, la paupérisation s’accentue et quand le 11 septembre 2001 survient et met un coup de frein brutal au tourisme 1ère activité du pays, la Polynésie n’a pas su opérer sa mutation. En 2004, le vote des Polynésiens sanctionne le gouvernement Flosse.
En 2005, presque dix ans après la fin des expérimentations, l’Etat reconnaît en la personne de Marcel Jurien de la Gravière, que six de ces essais ont affecté plus significativement quelques îles et atolls, entraînant des retombées sur des zones habitées, et ce jusqu’à Tahiti.
Le long travail de recherche des associations
Un long travail de recherche d’informations est entrepris par l’Assemblée sous la direction d’Unutea Hirshon (ancienne représentante indépendantiste, ndlr). Avec l’aide de Bruno Barrillot, l’audition des témoins de la bombe aboutira à la publication d’un rapport édifiant, de plusieurs documents, livres et documentaires, à la création en 2005 du conseil d’orientation sur le suivi des conséquences des essais nucléaires (Coscen) puis en 2007 de la délégation au suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN). Après le décès de Bruno Barrillot en mars 2017, Yolande Vernaudon prend la responsabilité de la DSCEN.
Un énorme travail a également été entrepris par l’association Moruroa e tatou, créée en 2001, portée par des personnalités comme John Doom (décédé en décembre 2016) et Roland Oldham son président. Son combat porte principalement sur la mise en lumière des conséquences sanitaires de l’exposition aux effets des rayonnements ionisants des essais nucléaires chez les anciens travailleurs des sites, sur leur reconnaissance et leur indemnisation par l’Etat. En 2010, l’association peut penser que sa lutte a franchi un grand pas avec l’adoption de la loi dite Morin. Mais le pourcentage dérisoire de dossiers validés ensuite par le comité d’indemnisation et l’acharnement judiciaire de l’Etat exacerbe sa défiance quant à une réelle volonté de transparence, de vérité et de réparation.
D’autres associations de défense des victimes apparaissent. Tamarii Moruroa en 2006 et depuis 2 ans, l’association nommée 193 en référence au nombre d’essais effectués en Polynésie se montre très active, avec à sa tête Auguste Carlson.
Quelles répercussions sur la société polynésienne ?
Après 10 années de crise politique qui ont entraîné la Polynésie dans une crise durable, le dialogue entre l’Etat et le Pays a été restauré depuis 3 ans et a permis de revenir sur la responsabilité de la France en Polynésie. Le voyage du président Hollande en février 2016 et son discours sur la reconnaissance du fait nucléaire ont permis d’élaborer les accords de l’Elysée préalable aux futurs accords de Papeete.
Par-delà les conséquences sanitaires et environnementales, réelles, revendiquées ou fantasmées, nous pourrons nous interroger sur les répercussions d’ordre sociétale engendrées par les années d’expérimentation nucléaires en Polynésie, nous interroger également sur les voies à prendre pour dépasser ce passé et inscrire la Polynésie dans un avenir constructif.
Dominique Morvan
Nota bene : Résumer 40 ans d’histoire en quelques lignes est une tâche difficile et ingrate, car si j’ai veillé à citer les faits et les noms de personnalités qui ont marqué ces années, immanquablement, certains pourront estimer que telle ou telle personne méritait d’être mentionnée.
Témoins de la Bombe, Les Editions Univers Polynésiens
Sous la direction éditoriale de Bruno Barrillot – Photographies de Marie-Hélène Villierme.
Le livre Témoins de la Bombe sont Récits intégraux recueillis par Arnaud Hudelot et retranscrits par Bruno Barrillot.
« La mémoire de trente ans d’essais nucléaires en Polynésie défile tout au long de ces trente-deux témoignages. Ce sont des anciens travailleurs de Moruroa, des femmes, des intellectuels, des hommes d’Eglises, des personnalités engagées dans la vie économique ou politique, des jeunes enfin qui ont seulement connu le Centre d’expérimentation du Pacifique par ouï-dire. Des mots pour reconstruire cette histoire occultée, effrayante parfois, triste trop souvent, mais comme un tremplin pour un avenir encore à construire », Bruno Barrillot.