Société et Religion. La conjugaison du religieux à La Réunion : « Marier modernité et tradition, dans une alliance originale typiquement créole » (Épisode 6 sur 8)

Société et Religion. La conjugaison du religieux à La Réunion : « Marier modernité et tradition, dans une alliance originale typiquement créole » (Épisode 6 sur 8)

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À l’approche de la visite du Pape François dans l’Océan Indien, la rédaction d’Outremers360 vous propose chaque jour, de ce lundi 26 août au lundi 2 septembre, une immersion inédite dans « La conjugaison du religieux à La Réunion », avec le père Stéphane Nicaise, jésuite et anthropologue. 

Cette semaine, Stéphane Nicaise s’est penché sur les années 60, les années 80, le Temps des renouveaux et le renouveau de l’Église diocésaine. Ce samedi, on poursuit ce dossier spécial dans La conjugaison du religieux à La Réunion avec le prêtre anthropologue, en s’intéressant au rapport à la tradition.

A travers ces lignes, transpire une Réunion en souffrance (voir les premiers épisodes). Bien que son développement soit de type européen, ses racines continuent à alimenter une vision traditionnelle du monde. Ainsi beaucoup de Réunionnais n’attendent pas de l’action sociale, économique et politique les conditions d’amélioration de leur quotidien. Ils connaissent les forces trop puissantes qui exercent leur mainmise sur leur existence. C’est à une contre-offensive du même ordre qu’ils confient leur destin. Néanmoins, au sein des courants religieux de La Réunion, personne n’envisage de se replier sur un monde traditionnel. L’enjeu, pour tous, est de marier modernité et tradition, dans une alliance originale typiquement créole. Pour La Mission, Bernard Boutter l’exprime par le sous-titre de son ouvrage : « Refuge de la religiosité populaire ou vecteur de modernité ? ». Le rapport à la tradition, s’il ne s’établit que comme refuge bloque tout processus d’adaptation. Au contraire, par les ruptures sans appel que l’adhésion au pentecôtisme crée avec des comportements de la tradition, le fidèle est réceptif aux changements apportés par la modernité.

La dynamique de La Mission prend appui sur la séparation définitive que le décès établit avec les défunts. En monde créole, comme dans les sociétés traditionnelles, existe au contraire un engagement réciproque entre les vivants et les morts. La relation inaugurée par la veillée du corps qui suit immédiatement le décès institue le défunt comme partenaire de l’existence quotidienne. Rêves et visions l’alimentent. Ils commandent les comportements d’apaisement et de sollicitation : faire dire une messe, aller sur la tombe, et cetera. L’incrustation du malheur dans une existence personnelle et familiale est alors, dans bien des cas, le signal d’alarme de l’altération de la relation avec les défunts. Un oubli a été commis à leur égard, ou une communication de leur part n’a pas été correctement interprétée. Tout est entrepris pour rétablir l’entente. Dans d’autres cas, le malheur ne vient pas des défunts insatisfaits, mais plus directement de l’action maléfique d’esprits manipulés par des personnes malintentionnées. C’est le registre de la sorcellerie contre laquelle des spécialistes opèrent.

La Mission provoque le déplacement d’éléments essentiels du système de représentation au fondement de ces comportements. Elle demande aux nouveaux adhérents de rompre toute relation avec les défunts en prêchant la séparation définitive : le mort n’est plus avec nous, nos prières ne lui servent à rien, la veillée du corps n’a plus de raison d’être ou sinon elle est réduite à peu de manifestations. La Mission impose une seconde rupture par la redistribution du jeu des forces surnaturelles. Elle valide d’abord la perception de La Réunion comme territoire infesté par Satan. Mais elle émancipe les fidèles de la multiplicité des recours contre les esprits maléfiques en enseignant de ne compter que sur l’Esprit Saint investi de toute la puissance divine. L’attention est donc focalisée sur l’Esprit Saint capable d’assumer toute l’action des recours avant sollicités.

Les changements introduits par La Mission dans le système de représentation du monde créole laissent cependant entière la croyance aux possessions. Ils ont surtout favorisé l’abandon des obligations à l’égard des défunts, en particulier des rituels malbars (samblani) et malgaches qui exigent une grande mobilisation. Par exemple, les services malgaches consistent en sacrifices d’animaux et en offrandes alimentaires grâce auxquels les aïeux convoqués investissent leurs descendants par la transe qui, en les saisissant, valide la communion établie et l’obtention des bienfaits demandés (Nicaise, 2005). Nous voici ramenés aux « traces de coutumes religieuses africaines ou malgaches » signalées par Christian Barat. Ces pratiques n’ont sans doute jamais cessé d’exister. Le contexte général de la société réunionnaise ne leur permettait pas une expression publique. L’ouverture et la mobilité confirmées dans les années 80 favorisent maintenant leur publicité. Ces manifestations attestent la vitalité du monde créole pour affronter la modernité, à condition cependant de ne pas « rompre le pacte » (Boutter, 2002 : 185) avec tous les acteurs surnaturels en interaction avec l’existence humaine.

Stéphane Nicaise. 

Rendez-vous demain pour la suite de notre dossier Société et Religion.