Société et Religion. La conjugaison du religieux à La Réunion : Les années 80 (Épisode 3 sur 8)

Société et Religion. La conjugaison du religieux à La Réunion : Les années 80 (Épisode 3 sur 8)

Église de Notre-Dame des Laves au Piton Sainte-Rose ©Emmanuel Virin / IRT

À l’approche de la visite du Pape François dans l’Océan Indien, la rédaction d’Outremers360 vous propose chaque jour, de ce lundi 26 août au lundi 2 septembre, une immersion inédite dans « La conjugaison du religieux à La Réunion », avec le père Stéphane Nicaise, jésuite et anthropologue. 

Après une analyse de la perception des religions à La Réunion dans les années 60, Stéphane Nicaise entame la période des années 80, période des « mutations extrêmement rapides de la société réunionnaise », où la « simple opposition entre religion et superstition n’est plus de mise ». Stéphane Nicaise explique notamment comment s’opère un « changement de point de vue sur le phénomène religieux à La Réunion », à travers une « approche (qui) privilégie l’étude de la créolité et de son caractère pluriel ». 

« En 1980, le changement de point de vue sur le phénomène religieux à La Réunion est radical, à tel point qu’il pourrait passer pour caricatural. Il accompagne les mutations extrêmement rapides de la société réunionnaise. L’université est en chantier, un élan de productions locales s’amorce. Deux collections à vocation encyclopédique voient le jour, Encyclopédie de La Réunion, en huit volumes, et A la découverte de La Réunion, en dix volumes. Cette dernière consacre son volume 8 à « Rites et croyances ». Confiée à Christian Barat, jeune ethnologue au Centre Universitaire de La Réunion, l’approche privilégie l’étude de la créolité et de son caractère pluriel. Le phénomène religieux réunionnais est ainsi mis en perspective avec l’ensemble des processus sociaux et culturels :

« L’un des traits originaux du peuple de La Réunion, île de l’archipel créole de l’océan Indien, est la pluralité de ses rites et croyances. Des traces de coutumes religieuses africaines ou malgaches, la vie et la présence catholiques, le renouveau de l’Hindouisme malbar et/ou tamoul, la pratique de l’Islam, le respect des religions des ancêtres chinois, le succès des sectes de Témoins de Jéhovah, d’Adventistes du septième jour, de la Mission Salut et Guérison, la permanence d’une petite minorité de protestants témoignent de cette pluralité liée à la diversité des teintes ethno-culturelles, héritage de plus de trois siècles d’histoire. A la frontière des religions se développent des cultes souvent qualifiés de populaires et des pratiques dans lesquelles il est difficile de faire la part de la religion, de la médecine traditionnelle, de la magie et de la sorcellerie » (Barat, 1980 : 8-9).

Premier constat. La simple opposition entre religion et superstition n’est plus de mise. La réflexion opère dans un autre cadre de pensée. La méthode empruntée à l’ethnologie conduit à établir d’abord un inventaire exhaustif des pratiques. Alors seulement l’essai d’interprétation tente de répartir ces pratiques à l’intérieur des catégories usuelles : religion, sorcellerie et magie. Mais l’auteur interroge la pertinence de cette répartition : le terrain réunionnais n’impose-t-il pas aux chercheurs de créer des outils propres à ce qui fait l’originalité de ce milieu culturel ? La créolité exige, en effet, un effort de conceptualisation pour honorer son particularisme au plan de l’anthropologie, c’est-à-dire de la comparaison des systèmes culturels de par le monde.

Deuxième constat. L’énumération des pratiques s’ouvre sur une donnée jusqu’à présent totalement ignorée : « les coutumes religieuses africaines ou malgaches ». Et le terme de « traces » placé en amont sanctionne l’oubli dans lequel ces pratiques sont plongées. En créole, les « traces » sont, par exemple, les signes laissés par un chasseur dans la forêt pour retrouver son chemin : feuilles froissées, branches cassées, marques faites au couteau sur le tronc des arbres. L’héritage des populations africaines et malgaches dans le creuset réunionnais est dans un état comparable. L’urgence s’impose donc d’exhumer et de valoriser les traces de ces pratiques des composantes majoritaires du peuplement de l’île. Mais le traitement de ces données est difficile. Car les éléments recueillis, au nom de la fidélité supposée de la transmission, risquent d’être trop vite assimilés à des pratiques recueillies sur la Grande île. Il faut pouvoir faire la part des choses avec l’action des processus de créolisation sur ces pratiques réunionnaises dites « afro-malgaches ».

Christian Barat indique alors une méthode d’enquête garante de cette démarche : « La rédaction et l’illustration de cet ouvrage qui rend compte de quelques aspects de cette réalité diverse et complexe reposent essentiellement sur des informations, des explications et des témoignages recueillis directement auprès de ceux et de celles qui vivent cette pluralité de rites et de croyances » (Ibidem : 10-11). Mais restituer la diversité et la complexité créole ne se confond pas avec l’accumulation, même exhaustive, des différentes pratiques. Ce procédé ne ferait que juxtaposer les éléments d’un paysage pluriel. La visée est de descendre dans l’intériorité des fidèles qui fréquentent divers lieux de cultes. La pluralité des pratiques relève, en effet, d’une transversalité. L’informateur devient initiateur d’une observation originale qui oblige le chercheur à penser un système cohérent, composé d’éléments empruntés à des pratiques au départ totalement indépendantes les unes des autres comme le sont différentes religions.

Grâce à cette méthode d’enquête, l’observation se soumet à la réalité des pratiques. Elle n’est pas commandée par l’approche classique par communautés dites ethnoculturelles. L’interprétation qui s’ensuit est à son tour émancipée des oppositions entre religion, superstition et magie. Contraint par le terrain, le chercheur doit construire un modèle de continuité entre des pratiques aux accents distincts. Progressivement, se dessine alors un continuum entre la religion, la sorcellerie, les médecines traditionnelles et la magie. Ce continuum religieux est à l’image d’un dégradé de teintes qui, d’une polarité à une autre, décline les différentes nuances à travers lesquelles ces polarités ne cessent jamais d’être reliées. Cette modélisation est particulièrement présente dans les travaux de Christian Barat (1989) et de Jean Benoist (1993 ; 1998) ». 

Stéphane Nicaise.

Rendez-vous demain pour la suite de notre dossier La conjugaison du religieux à La Réunion, avec le chapitre « Le Temps des renouveaux ».