Société et Religion. La conjugaison du religieux à La Réunion : Les années 60 (Épisode 2 sur 8)

Société et Religion. La conjugaison du religieux à La Réunion : Les années 60 (Épisode 2 sur 8)

©Joseph Morel / Pinterest

À l’approche de la visite du Pape François dans l’Océan Indien, la rédaction d’Outremers360 vous propose chaque jour, du lundi 26 août au lundi 2 septembre, une immersion inédite dans « La conjugaison du religieux à La Réunion », avec le père Stéphane Nicaise, jésuite et anthropologue. 

Après un premier propos introductif ce lundi 26 août, Stéphane Nicaise plonge dans La Réunion des années 60, période durant laquelle « le terme religion désigne alors presque exclusivement le catholicisme », « l’hindouisme est maintenu au rang de superstition » et où l’islam et la religion catholique entretienne « des relations de bon voisinage ». 

« La recension des rares ouvrages publiés en 1960 à La Réunion révèle que le terme religion désigne alors presque exclusivement le catholicisme. L’islam fait exception, mais l’hindouisme est maintenu au rang de superstition. Par exemple, la Revue du Tourisme, de l’Économie et des Arts, Richesses de France, dans son numéro consacré à La Réunion (1960, n°45) et publié sous le patronage du Conseil Général, a confié à Monseigneur François Cléret de Langavant, Évêque de Saint-Denis, le soin de présenter la religion, sous le titre, « Place de la religion dans l’âme réunionnaise ».

En quatre pages, l’Évêque brosse un tableau plus conforme aux préoccupations missionnaires qu’à un état des lieux des différentes pratiques qui ont cours à La Réunion. Ainsi, après avoir loué le sens profondément religieux du Réunionnais, il ne s’écarte pas de la vision chrétienne de la société. L’existence d’autres pratiques religieuses n’est mentionnée que deux fois. La première concerne la prière que ceux qui ne vont pas à la messe font à une petite chapelle malabar : « Je ne prétends pas du tout discuter de la valeur de cette prière où il y a surtout de la superstition ; quoi qu’il en soit, cette superstition est l’indice d’une croyance au surnaturel, donc d’un sentiment religieux » (Cléret de Langavant, 1960 : 74). Ce discours déductif évite la réduction de l’hindouisme local à des pratiques diaboliques. La désignation de « superstition » sert davantage de point de départ à l’évangélisation dont les résultats attendus sont en proportion de l’âme naturellement religieuse des Réunionnais.

Le Temple du Colosse à Saint-André ©Maela Winckler

Le Temple du Colosse à Saint-André ©Maela Winckler / IRT

La deuxième mention informe sur l’islam de manière neutre : « La communauté musulmane, elle aussi, est, semble-t-il, assez fidèle à la pratique de sa religion ; on s’en rend compte les vendredis aux abords de la mosquée, et aussi lors de l’accueil qui est fait aux pèlerins de La Mecque de retour dans l’île » (Ibidem : 74). Le ton est distancié. On se respecte tout autant qu’on s’ignore. A la différence de l’hindouisme local, l’islam, religion de plein droit, ne produit pas d’interférence avec le catholicisme. Des relations de bon voisinage sont même notées par l’Évêque. Par exemple, les prêtres et les religieuses se voient souvent offrir une place gratuite dans les autocars dont les propriétaires sont musulmans.

Il n’y a rien à dire de plus sur la religion. Par contre, l’Évêque s’appesantit sur la confusion assez générale à La Réunion entre la religion et la superstition. Il en dénonce la cause dans le manque de connaissance des vérités religieuses. Présente chez les chrétiens, l’Évêque trouve aussi cette ignorance chez les musulmans, « et surtout chez les malabars ». Elle explique la mise sur le même pied, par beaucoup de croyants, des différents personnages tels que Jésus, Shiva et saint Expédit. Cette confusion fait les beaux jours des guérisseurs et sorciers car, faute de bien comprendre le surnaturel, tout lui est attribué.

Versés au registre des « superstitions », tous les recours non authentifiés par la religion égarent donc les fidèles. L’Évêque en tire un constat : « Comment s’étonner alors que tant de chrétiens d’origine indienne pratiquent couramment les deux religions : celle de leur baptême et celle « de leurs ancêtres », comme ils disent souvent ? » (Ibidem : 75). Vingt ans plus tard, les données culturelles et cultuelles n’auront guère changé, sinon qu’elles s’inscriront dans un autre cadre général de la société réunionnaise. La « double pratique » sera devenue un thème proprement religieux.

Un autre ouvrage de 1960 retient l’attention. Jean Defos du Rau, agrégé d’Histoire et de Géographie, publie sa thèse de doctorat, L’île de La Réunion, Étude de géographie humaine. L’auteur n’est pas un ecclésiastique. Pourtant sa présentation de la vie religieuse réunionnaise se rapproche beaucoup du discours épiscopal précédemment rapporté. Ce rapprochement atteste la vision de l’époque partagée par le plus grand nombre, ou, tout au moins, par ceux qui font autorité dans la société, par leur savoir et leur pouvoir.

Un homme en prière à la mosquée de Saint-Denis ©Serge Gélabert / IRT

Un homme en prière à la mosquée de Saint-Denis ©Serge Gélabert / IRT

Pour à peine plus d’une page consacrée à La vie religieuse, exclusivement catholique, l’auteur développe sur plus de deux pages Les fêtes malabares. Cette disproportion est relative. Car les pratiques inspirées du catholicisme sont évoquées sous d’autres registres, tels que Les rites familiaux. Cette remarque souligne le fait que toute l’existence réunionnaise est d’entrée référée au christianisme. Seul ce qui s’en écarte motive un paragraphe distinct. Ainsi, dans La vie religieuse, n’est énoncée que la piété catholique, et les statistiques le justifient : « 310 000 Réunionnais sur 320 000 sont des catholiques baptisés » (Defos Du Rau, 1960 : 498). L’auteur, dans une démarche scientifique, utilise donc ce cadre général pour y situer les pratiques qui ne correspondent pas en tout point à l’orthodoxie du catholicisme :

« Cependant, dans cette population simple, droite, mais naïve et ignorante, il est difficile de ne pas mélanger religion et superstition, ou les religions entre elles ; la foi est solide en général, touchante et profonde, mais peu éclairée ; le clergé a beau tonner en chaire, les mélanges les plus curieux sont solidement ancrés dans les traditions : communistes sincères qui ne manqueraient la messe pour rien au monde et envoient leurs fils la servir ; vieilles bigotes qui vont au cimetière faire brûler une bougie la tête en bas pour jeter un sort au voisin ; fidèle aigri allant demander au curé de dire une messe « pour qu’il arrive malheur » à un tel (messe « en l’honneur du Saint-Esprit »). Certains sorciers malabars voient devant leur case stationner les voitures de la bourgeoisie éclairée et bien-pensante. Plus logiques sont les milliers de petites niches creusées dans les levées de terre le long des chemins ; elles abritent « des Bons Dieux » (statuettes de plâtre de N.-D. de Lourdes, du Sacré-Cœur, de Sœur Thérèse, etc.) » (Ibidem : 498-499).

La lecture du phénomène religieux dans La Réunion de 1960 fait ainsi l’objet d’un consensus parmi ceux qui disposent du savoir et du pouvoir dans la société. Leurs écrits fournissent néanmoins les rares matériaux ethnographiques disponibles. Sortis du discours interprétatif de l’époque, ces matériaux aident à noter la continuité des pratiques, voire leur renforcement, ou à situer le contexte de leur apparition, quand ce n’est pas aussi de leur disparition.  

Stéphane Nicaise.

La suite ce mercredi 28 août, avec une analyse de la conjugaison religieuse à La Réunion dans les années 80, et notamment la « renaissance de l’hindouisme ».