Nouvelles en Polynésie : « La Caresse du Ciel » de Jérémie Vernaudon

Nouvelles en Polynésie : « La Caresse du Ciel » de Jérémie Vernaudon

Polynésie la mer , Huile de Henri Matisse (1869-1954, France)

Après « Au fond de moi une déchirure » de Stéphanie-Poerava Willmann, « Tina ou le rêve sans fin » de Dinah Desjardins et « Ton Cœur qui bat dans le mien » de Mareva Bouchaux, respectivement 8ème, 7ème et 5ème Prix du Concours Littéraire de la Délégation de la Polynésie française à Paris, retour sur le 6ème Prix de ce concours de nouvelles sur le thème du déracinement : « La Caresse du Ciel » de Jérémie Vernaudon. 

Rémi ouvrit la porte et resta quelques secondes sur le seuil à contempler l’intérieur de son appartement parisien resté désespérément identique depuis son départ sept mois plus tôt. Ce constat le déprima quelque peu. Comme souvent depuis cinq ans, il s’efforça de dissiper les souvenirs douloureux qui en cet instant prenaient forme dans sa tête, ravivés par le silence de la pièce qui s’ouvrait devant lui. A quoi avait servi ce voyage en fin de compte ? Tous ces lieux visités, ces personnes rencontrées ? A la fin, force était de constater qu’il n’avait pas trouvé la rédemption tant espérée. Comment avait-il pu seulement y croire ? A la fin, il se sentait toujours désespérément seul. Il tenait encore fermement la poignée de sa valise et songea un court instant à faire demi tour et repartir. N’importe où, tant que c’était ailleurs, et cette fois ne plus commettre l’erreur de revenir.

Debout devant sa porte, les souvenirs de son ancienne vie lui paraissaient à présent presque irréels, comme s’ils eussent été ceux d’un autre. Il se revoyait deux ans auparavant rentrant de mission de Dubaï, d’Arabie Saoudite ou de Shanghai. D’une destination lointaine où l’emmenait régulièrement son ancien métier de consultant pour un gros cabinet parisien. A l’époque, il travaillait beaucoup, trop à l’évidence. Mais jamais il ne s’était senti aussi fatigué que ce soir, de retour de sept mois à parcourir le monde à la recherche de l’oubli. Son avenir était pourtant tout tracé. D’abord des études dans l’une des plus grandes écoles de commerce de France puis l’entrée dans l’un des cabinets de conseil les plus prestigieux de la place. Pendant cinq années, il avait monté les grades de consultant un à un… Jusqu’à ce jour de novembre où il avait subitement tiré sa révérence. Progressivement, il avait perdu goût à son travail. S’investir davantage dans son métier n’avait pas suffi à inverser ce lent déclin. Tout au plus avait-il retardé l’inéluctable dénouement. Aujourd’hui, il n’avait plus le goût de rien. Tant d’efforts réduits à néant.

C’est amusant, se dit-il, comme même des gens réputés intelligents peuvent se laisser berner par un mensonge aussi éhonté que l’espoir d’un avenir radieux. Il était devenu cynique, cela exaspérait sa fiancée Emilie. Tout naturellement, elle avait fini par s’en aller. Elle était la dernière personne qui le liait encore à son ancienne vie. A présent, tous ses anciens amis et collègues l’avaient oublié. Ou bien c’est lui qui leur avait tourné le dos, il n’en était plus très sûr à présent. Qu’importe. Fort heureusement, et parce qu’un malheur n’arrive jamais seul dit on, il avait fait de nouvelles rencontres à Paris. Ses nouveaux amis avaient su voir chez lui ses principales qualités : une carte gold, un compte bancaire bien garni et le besoin de se changer les idées urgemment. « Paris, comme toute capitale qui se respecte, sait donner du réconfort à ses enfants égarés… même si ça ne vaut pas Bangkok et Phnom Penh si tu veux mon avis », lui avait expliqué Roman un soir où ils entraient dans un bar à hôtesses miteux de Pigalle. Il savait y faire Roman pour dénicher ce qu’il appelait les « bons plans incroyables ». « Je n’ai pas trop de biffeton en ce moment mais si tu veux je peux te montrer des coins incroyables de la capitale et te faire rencontrer des gens tout aussi incroyables », lui avait-il dit le jour où ils s’étaient rencontrés. C’était dans un bar du 6ème arrondissement où Rémi passait de plus en plus de temps depuis qu’il ne travaillait plus. Les endroits dans lesquels Roman le conduisait dès le jeudi soir et jusqu’au lundi matin étaient tous plus obscures les uns que les autres. La bienséance avait depuis longtemps déserté ces lieux.

Rémi vivait au jour le jour pour ne plus avoir à penser au lendemain. Pourtant, au fond de lui, il savait que tout cela ne pourrait durer éternellement, que ce n’était pas lui ou du moins ce n’était pas ce qu’il restait de lui. C’est en ces termes qu’il avait un jour justifié à Roman son intention de partir en voyage à l’étranger pour une durée indéterminée, pour se poser et réfléchir à la suite. « Okay », avait approuvé Roman ; puis après quelques secondes de silence : « Vas en Asie mon vieux, ils ont le sens de la fête là-bas, c’est pas comme ici ». Et aujourd’hui, il était de retour.

Il lui fallut un peu plus de temps qu’à l’accoutumée pour ramener un semblant de tranquillité dans son esprit. Il se décida à entrer dans son appartement et posa ses affaires sur le sol poussiéreux. Que faire à présent ? Malgré le ciel bleu et la température agréable inhabituelle en ce mois de novembre, Rémi ressentait une profonde lassitude de se trouver à nouveau à Paris. Il songea un instant à rentrer en Polynésie, son pays natal. « N’est-ce pas le moment ? », se demanda-t-il.

En arrivant à Paris pour ses études, il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour s’habituer à sa nouvelle vie. Contrairement à beaucoup de jeunes Polynésiens venus faire leurs études en métropole, lui n’aspirait pas à rentrer tout de suite au pays après l’obtention de son diplôme. Il avait noué des liens d’amitié avec ses camarades de classes préparatoires et d’école de commerce. Surtout, il avait trouvé l’amour en la personne d’Emilie, une Bretonne qu’il avait rencontrée en école de commerce. Après deux ans de relation, ils avaient décidé d’emménager ensemble. Et puis Paris, c’était une ville unique au monde, la Ville Lumière dans laquelle on ne s’ennuyait jamais, de jour comme de nuit. Depuis l’enfance, Rémi aimait voyager. Ses romans préférés parlaient d’aventuriers qui parcouraient le monde à la recherche de trésors perdus. Le fait de vivre en métropole lui avait permis de ressembler un peu plus à ses héros. Il lui semblait que rentrer en Polynésie signifiait renoncer à une grande partie de la liberté de mouvement que lui offrait l’Europe. Rémi écarta finalement cette possibilité. « C’est encore trop tôt », se dit-il finalement, comme à chaque fois qu’il songeait à un éventuel retour en Polynésie. Il alluma son ordinateur et fit défiler les photos prises ces sept derniers mois passés à voyager. Alors qu’il se remémorait les meilleurs moments, il finit par s’endormir, son ordinateur ouvert sur ses genoux.

Il fut réveillé par le son d’une notification sur son ordinateur lui indiquant qu’il avait des emails en attente d’être lus. En ouvrant sa boîte de réception, il eut la surprise de trouver un message de Roman. Celui-ci lui demandait des nouvelles de son voyage, s’il avait rencontré l’âme-sœur en Asie et que si tel était le cas il lui devait bien une bière. Enfin il lui suggérait de l’appeler dès son retour pour se voir et qu’il lui raconte l’Asie autour d’une bière. Rémi n’était pas allé en Asie mais qu’importe, Roman accepterait de boire à la santé de n’importe quel peuple du monde il le savait. Et cela faisait plaisir à Rémi de revoir son compagnon des bas fonds de Paris. Il continua à descendre la liste des emails non lus. C’est alors qu’il le vit dans la liste et en eut le souffle coupé. Destinataire : Simon Imirau.

Suite à sa dernière et plus violente dispute avec son beau-père, Rémi avait pris la décision de couper les ponts. Depuis, il lui semblait plus facile d’accepter d’aller s’installer en Corée du Nord que de rentrer habiter en Polynésie. Pourtant, il gardait un agréable souvenir de son enfance et de sa jeunesse à Tahiti, tout comme de ses retours en vacances chaque été lorsqu’il était étudiant à Paris. Mais les choses avaient commencé à se gâter sérieusement lorsque sa mère lui avait annoncé son intention de se marier avec Simon. Rémi ne s’était jamais entendu avec son beau-père. Sa mère le lui avait présenté un été où il était en vacances à Tahiti. Sur le principe, Rémi n’était pas opposé à ce que sa mère fréquente un homme et veuille se remarier. Après tout, son père avait déjà donné l’exemple après avoir posé bagages en Nouvelle-Calédonie. Mais Simon… Il était tout l’inverse de Rémi. Simon n’avait pas fait d’études, il n’avait pas le bac et avait commencé à travailler très jeune en tant qu’ouvrier. D’abord dans les cultures d’ananas de Moorea puis au déchargement des containers dans le port de Papeete. Il était finalement devenu électricien et avait petit à petit appris le métier jusqu’à monter sa propre entreprise. C’était un homme droit et strict qui ne parlait pas pour ne rien dire. Surtout, il avait un sens aigu de la critique, ce qui avait le don d’agacer Rémi. Lorsqu’il prenait la parole en présence de Rémi, c’était le plus souvent pour exprimer une sorte de mépris pour les gens qui comme lui travaillent dans des bureaux et feraient mieux d’apprendre à travailler de leurs mains pour être plus utiles à la société. Il remettait régulièrement en question l’utilité de faire de longues études en métropole alors qu’on pouvait apprendre de vrais métiers sans avoir besoin de s’exiler. Mais le comble de la bêtise était selon lui de s’installer en France une fois son diplôme obtenu. C’était pour lui une forme de trahison envers son pays d’origine. Rémi s’était défendu de cette accusation et lui avait répondu que rester à Paris était pour lui « un moyen d’acquérir de l’expérience en vue de rentrer plus tard pour contribuer plus efficacement au développement de la Polynésie ». Cependant, à mesure que Rémi prenait goût à la vie parisienne, il était de moins en moins convaincu d’honorer un jour ces belles paroles. Simon non plus ne croyait pas au retour définitif de Rémi en Polynésie et chaque année qui passait lui donnait un peu plus raison. Rémi se souvint enfin de la dernière fois où il était rentré en Polynésie huit ans auparavant.

Son séjour s’était conclu par une violente dispute avec son beau-père. Le soir même où il prenait l’avion pour rentrer à Paris, il avait mal réagi à une critique de plus de Simon au sujet de son « amour pour la France ». Rémi y avait vu une référence directe à sa relation avec Emilie. Il venait en effet d’annoncer à sa mère son intention d’emménager avec elle à Paris. La désapprobation à peine dissimulée de Simon avait fait entrer Rémi dans une colère noire. Il avait tout bonnement répondu à Simon que c’était un con fini, qu’il ne méritait pas d’être avec sa mère et qu’il ne comprenait pas qu’elle puisse supporter un con pareil. Il avait ensuite dit espérer que leur mariage ne tienne pas et avait conclu en disant qu’il n’avait jamais aimé Simon et qu’il ne l’aimerait jamais. Ses cris de rage avaient eu raison de sa demi-sœur de quatre ans qui avait fondu en larmes.

Rémi cliqua sur le mail et il lut : « Bonjour Rémi, j’espère qu’après toutes ces années de silence ce message te parviendra quand même. Je voulais te dire qu’on fêtera l’anniversaire de ta mère qui approche comme tu sais. Ce sera l’occasion de rassembler la famille autour d’elle. Je te préviens encore une fois bien tard mais si tu es d’accord, cela nous ferait plaisir que tu sois avec nous pour le fêter ensemble. Si c’est d’accord, dis moi la date et l’heure de ton arrivée et je viendrai te chercher à l’aéroport. Bien à toi, Simon. ». Il relut plusieurs fois et pensa un instant à un canular. C’est à peine s’il pouvait imaginer son beau-père utilisant un ordinateur, et encore moins pour lui écrire à lui et lui donner du « bien à toi ». Ca paraissait presque absurde. En même temps, des années avaient passé depuis leur dernière confrontation. Cinq ans, c’était assez pour vous changer un homme, Rémi lui même en était la preuve vivante. « Admettons que ce soit Simon, pensa-t-il, il n’est pas question que je lui obéisse. De quel droit se permet-il de m’envoyer un email comme s’il ne s’était rien passé ». Rémi nota toutefois que Simon avait écrit « je te préviens encore une fois bien tard » et qu’en cela il reconnaissait ce que Rémi lui avait tant reproché jusqu’à aujourd’hui : de n’avoir pas été capable de l’avertir plus tôt de la terrible nouvelle.

Comme toujours lorsqu’il était confronté à son passé, les souvenirs commençaient à affluer dans la tête de Rémi, tirés de leur sommeil par ce message de son beau-père. Rémi redoutait par dessus tout la douleur de la blessure que ces fantômes du passé rouvraient immanquablement dans son cœur. Il prit sa veste et sortit dans la rue. Il était presque trois heures du matin et il avait besoin de marcher. La rue du Four dans laquelle il habitait, d’ordinaire très passante, était à cette heure de la nuit quasiment déserte. Il hésita un instant à appeler Roman pour lui proposer de se voir mais se ravisa finalement. Il avait besoin d’affronter seul cette douleur qui faisait depuis le temps partie de lui. A cet instant, il aurait donné tout ce qu’il possédait pour voir l’océan. Lui seul, pensa-t-il, aurait pu apaiser le chagrin qui en cet instant se répandait inexorablement dans son cœur. L’océan, voilà une chose que Paris ne pouvait pas offrir, se dit-il avec amertume, et c’était là un grand défaut. Il marcha machinalement en direction de la Seine. Il sentait que ce soir, il ne pourrait pas fermer son esprit aux souvenirs douloureux qui jaillissaient de sa mémoire. Il n’en avait pas envie. Ce soir, il avait besoin de se souvenir, de pleurer et normalement d’aller mieux ensuite, jusqu’au prochain face à face avec le passé. Il remonta la rue Dauphine et arriva devant le Pont Neuf. Parvenu à la moitié du pont de l’autre côté de l’Ile de la Cité, il s’immobilisa. Il s’appuya sur le rebord et regarda en direction du Pont des Arts. C’est le moment qu’il choisit pour lâcher prise et penser pleinement à sa mère. Il se souvint la dernière fois où il l’avait vue aux Etats-Unis. Elle avait profité qu’il soit en mission pour quelques semaines à Los Angeles pour venir le voir depuis Tahiti. Elle dormait avec lui dans sa chambre d’hôtel et ils avaient passé de longs moments le soir et le week-end à se parler. Il lui avait raconté ses projets de se marier et d’avoir des enfants avec Emilie. Il envisageait d’ici quelques années de démissionner de son travail de consultant pour consacrer plus de temps à fonder une famille. Enfin, il lui avait confié songer de plus en plus à rentrer définitivement à Tahiti, d’autant qu’Emilie était d’accord de le suivre. Sa mère était ravie.

Depuis sa dernière dispute avec Simon, Rémi n’était plus retourné à Tahiti. Mais la Polynésie lui manquait et il avait la ferme intention d’y aller quelques semaines en vacances avec Emilie, quitte à souffrir de nouveau les critiques de Simon. En vérité, il aurait volontiers accepté d’entendre ses critiques chaque jour de sa vie sans broncher si cela avait pu empêcher le départ trop rapide de sa mère. Elle avait succombé à une rupture d’anévrisme cérébral quelques mois après leur dernier au revoir à l’aéroport de Los Angeles. Lui était reparti sur une mission particulièrement intense en
Allemagne. Son beau-père avait tardé à le prévenir parce qu’il n’avait pas sa ligne directe. Sa mère connaissait son numéro par cœur et ne l’avait visiblement noté nulle part. Simon avait d’abord envoyé un email à Rémi sur une ancienne adresse personnelle, la seule qu’il connaissait, mais Rémi ne la consultait qu’occasionnellement. Il était finalement passé par les services administratifs qui s’étaient chargés de transmettre le message à l’entreprise de Rémi qui l’avait alors joint pour l’avertir. Rémi était rentré au plus vite à Paris et avait pris le vol du lendemain pour Tahiti. Il était finalement arrivé vingt-deux heures plus tard, la veille au soir de l’enterrement. Il s’était immédiatement rendu à la veillée organisée pour sa mère. En entrant dans la salle où était exposé le cercueil, il était tombé dans les bras de son père arrivé quelques jours plus tôt de Nouvelle-Calédonie et avait immédiatement fondu en larmes. Puis il était allé embrasser Simon qui paraissait lui aussi dévasté. Il était déjà tard et la salle de la veillée s’était vidée. A la fin, il ne resta que Rémi. Il passa la nuit auprès de sa mère.

Lorsque Rémi ouvrit les yeux aux alentours de midi, il retrouva le décor familier de sa chambre éclairée par les quelques rayons du jour qui filtraient à travers les volets fermés de sa fenêtre. Il était rentré chez lui peu avant le lever du jour et s’était immédiatement endormi. Il se sentait à présent apaisé. Pleurer lui avait fait du bien. Il se leva, prit son ordinateur et relut le mail de Simon. C’est à ce moment qu’il prit sa décision. Oui, il irait fêter avec lui
l’anniversaire de sa mère. Oui, il irait se recueillir sur sa tombe après cinq années d’absence. Simon l’avait prévenu trop tard du décès de sa mère, certes, mais c’est la vie qui lui avait pris sa mère, pas Simon. Rémi éprouvait bien sûr de la peur à l’idée de rentrer à Tahiti dans les jours à venir. Peur de se retrouver face à Simon et aux siens après cinq ans sans donner signe de vie. Cependant, à sa grande surprise, il ressentait aussi une joie profonde. Joie de revoir sa
famille et de commencer à renouer avec elle. Joie aussi de retrouver sa terre natale et joie surtout de se rapprocher de sa mère, de lui dire dans le secret du recueillement qu’elle lui manquait énormément.

Lorsque l’avion se posa à l’aéroport de Tahiti-Faa’a, le cœur de Rémi se mit à battre plus vite. Il se demandait s’il trouverait son île changée depuis sa dernière venue cinq ans auparavant. Cinq ans. Il lui semblait qu’il s’était écoulé le double. En sortant de l’avion, la caresse moite de la brise polynésienne sur son visage le réconforta. Il descendit les marches et posa les pieds sur la piste d’atterrissage. Il avait encore du mal à croire qu’il était à Tahiti, lui qui encore quelques heures auparavant se demandait ce qu’il ferait du reste de sa vie. Allait-il se réveiller dans son appartement parisien d’un moment à l’autre ? A cet instant, il n’osait pas exclure complètement cette possibilité. Il éprouva un ravissement d’enfant en entrant dans le hall de l’aéroport qui était exactement comme dans ses souvenirs. Il se sentait déjà chez lui.

Le lendemain, comme ils en avaient finalement convenu ensemble, Rémi descendit dans le hall d’entrée de l’hôtel et attendit Simon. Il était anxieux à l’idée de le revoir. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, ils ne s’étaient pas quittés sous les meilleurs auspices. Il s’assit dans un fauteuil et fit mine de lire un magazine. « Tant pis, il faudra bien trouver des choses à se dire », pensa Rémi. Il guettait du coin de l’œil l’arrivée de Simon avec appréhension. C’est alors qu’il le vit entrer. Rémi se leva et sans vraiment y réfléchir ils se prirent dans les bras l’un de l’autre. Sur le chemin en voiture vers la maison de Simon, ils n’échangèrent que quelques mots. « Je te remercie d’être venu, lui dit Simon. Ca me fait très plaisir de te revoir ». Il paraissait sincère. « Et ça fera aussi très plaisir à Haurai. Ta sœur était très contente quand je lui ai annoncé que tu venais. Tu lui manques beaucoup tu sais. Tu vas la trouver changée depuis la dernière fois. Elle a eu neuf ans cette année. Elle est très mature pour son âge ». Rémi fut surpris en entendant ces mots. Il n’avait plus vraiment pris de nouvelles de sa demi-sœur depuis le décès de sa mère. Elle avait seulement quatre ans à l’époque. Lorsqu’il pensait à sa mère, il lui arrivait de se demander si sa demi-sœur ressentait le même chagrin. Il s’imaginait que, puisqu’elle était très jeune lorsque leur mère était partie, elle avait plus facilement fait le deuil. Aujourd’hui, pour la première fois, il se dit que sûrement elle en souffrait encore, tout autant que lui.

Lorsqu’ils entrèrent, Simon entreprit de lui faire visiter la maison. Elle était admirablement décorée. « C’est grâce à ta mère, dit Simon avec un sourire plein de nostalgie. J’essaie de garder la même harmonie dans la décoration mais je ne suis pas aussi doué qu’elle c’est évident ». Rémi sentit au son de sa voix, et comme à chaque fois que Simon parlait de sa femme depuis qu’il était venu le chercher à l’hôtel, qu’elle lui manquait beaucoup à lui aussi. Simon n’était plus le même homme aujourd’hui, il s’était visiblement adouci. Les critiques qui fusaient autrefois dès qu’il ouvrait la bouche avaient complètement disparu. Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre de Haurai, Rémi fut immédiatement touché par l’impression de grande tranquillité qu’y s’en dégageait. Son regard se posa d’abord sur une photo d’elle en train de danser. Il la prit dans ses mains et la regarda. Elle avait bien grandi. Elle était devenue une bien jolie jeune fille. « Elle adore la danse tahitienne, commenta Simon. La danse et la lecture. Ce sont ses activités favorites. Et en plus elle travaille bien à l’école, je suis fier d’elle. Ta mère serait très fière d’elle aussi. Elle a hérité de son intelligence, comme toi ». Rémi continuait à parcourir la pièce colorée du regard, il avait l’impression de redécouvrir sa sœur grâce aux objets présents dans sa chambre. Il réalisa avec surprise qu’il ne connaissait finalement que peu de choses d’elle. Il se dirigea vers une étagère sur laquelle se trouvaient les romans d’aventure de son enfance. Il se revoyait enfant passant des heures à en dévorer avidement chaque page assis à même le sol de sa chambre. Melville, Dumas, London, Verne, Twain. Ses auteurs préférés étaient tous là. « Elle adore les romans d’aventure, dit Simon. Elle a récupéré les tiens et les a tous lus. Maintenant elle écrit même ses propres histoires. Elle t’en fera surement lire quelques unes ». Rémi sourit. Il était de plus en plus impatient à l’idée de revoir sa sœur. Sur l’étagère se trouvaient aussi plusieurs photos de sa sœur avec sa mère et son père et aussi deux photos de Rémi. En les voyant, il fut bouleversé. Il en prit une des deux mains comme pour s’assurer qu’il s’agissait bien de lui. « Tu lui manques beaucoup tu sais, ajouta Simon. Elle te considère complètement comme son grand frère. Elle me pose régulièrement des questions sur toi et sur ta mère. Elle est fière de tout ce que tu as accompli depuis que tu es parti en France. Pour être tout à fait honnête, c’est elle qui m’a convaincu de t’envoyer le mail. Rassembler la famille pour fêter l’anniversaire de votre mère, c’était aussi son idée ». Sa sœur dont il n’avait pris aucune nouvelle au cours des dernières années, qu’il n’avait même pas essayé de réconforter après le décès de leur mère. Cette sœur qu’il avait depuis toujours considérée simplement comme une « demi-sœur », cette sœur avait gardé des photos de lui, elle avait pensé à lui tout ce temps. Il éprouva soudain de la pitié pour elle qui n’avait pas eu la chance de connaître sa mère comme lui l’avait connue. L’amertume laissa bientôt place au regret de n’avoir pas joué son rôle de grand frère comme il aurait dû le faire. Il s’en voulait d’avoir fait preuve de tant d’égoïsme.

Simon et Rémi rejoignirent finalement le reste des convives dans la cour. Il faisait beau et chaud en ce début d’après-midi de novembre. Rémi reconnut immédiatement ses cousins, cousines, oncles et tantes qui s’empressèrent de venir le saluer chaleureusement. Peu après, Simon prit la parole pour dire la bienvenue à Rémi parmi les siens et pour annoncer une danse préparée par Haurai en l’honneur de sa maman. Au même moment, Haurai émergea du groupe
des convives et se plaça au milieu de l’espace prévu à cet effet devant les tables du déjeuner. Simon mit en marche la radiocassette et Haurai se mit à danser au rythme de la musique tahitienne. Rémi fut émerveillé par la beauté de sa sœur et par la grâce de ses gestes. Il était à son tour fier de sa sœur et heureux de l’avoir retrouvée. Alors qu’il regardait avec admiration sa sœur balayer l’air de ses gestes, Rémi se jura de faire en sorte de rattraper le temps perdu. Il décida de rester plus longtemps que prévu à Tahiti chez Haurai et Simon. Tout se passa pour le mieux dans une ambiance familiale. Dans les jours qui suivirent, Rémi réussit à convaincre Simon de le laisser emmener Haurai en France pour deux semaines juste après Noël. Elle n’avait encore jamais voyagé en dehors de la Polynésie et fut enchantée à l’idée de partir avec son frère enfin retrouvé. Pour la première fois depuis de longues années, Rémi sentait la solitude et la tristesse l’abandonner.

Ils prirent le métro et sortirent à l’arrêt Bir Hakeim. Ils marchèrent une dizaine de minutes avant d’arriver à leur destination. La Tour Eiffel était dressée devant eux, solidement ancrée dans le sol et caressant le ciel en même temps. Rémi l’avait vue pour la première fois lorsqu’il était enfant, en vacances avec ses parents. Sa mère, se souvenait-il, l’avait trouvée majestueuse. Ils s’arrêtèrent pour l’admirer. Rémi réalisa que pour la première fois il la trouvait belle lui aussi. Il eut le sentiment que toutes ces années où il avait vécu à Paris, à sa manière, elle avait veillé sur lui.