Nouvelles de Polynésie : « Tina ou Le Rêve sans fin », de Dinah Desjardins

Nouvelles de Polynésie : « Tina ou Le Rêve sans fin », de Dinah Desjardins

©Daily Montmartre

Après Stéphanie Willmann et sa nouvelle « Au fond de moi une déchirure », Outremers360 poursuit la publication des lauréats du premier Concours littéraire de la Délégation de la Polynésie française à Paris. Sur le thème du déracinement, place ce dimanche à Dinah Desjardins et sa nouvelle « Tina ou le rêve sans fin », 7ème Prix du Concours littéraire.

Il y eut soudain, dans la ville, comme un petit air de Polynésie. Avec la hausse du thermomètre, de petits signaux s’étaient mis à clignoter ici et là. En une nuit, d’obsédantes affiches bleu lagon avaient envahi le paysage urbain. Une vahine alanguie sur une pirogue, le regard perdu dans le lointain, délivrait aux passants un message aguicheur, inscrit en toutes lettres: « une fleur, le soleil et vous ». Tina avait aussi repéré l’explosion furtive de tatouages de toutes sortes. Son œil exercé avait surtout enregistré mentalement les « tribaux », aux courbes gracieuses. Le long des berges, bien avant Paris-plage, elle avait croisé, aux premiers rayons du soleil, de faux baigneurs et de vrais touristes, serviettes déployées et boissons fraîches à portée de la main.

Tina sourit. L’océanisation du monde était en marche, c’était une évidence. Elle se surprit même à rire de cette exagération « bien de là-bas », avec ce petit fond de fierté propre aux gens des îles. A leurs yeux, le Pacifique n’avait jamais été vraiment conquis ou colonisé. Ses habitants l’avaient laissé croire à ceux venus en conquérants car on ne pouvait les combattre à armes égales. Le temps accomplissait son œuvre, lentement mais sûrement. Elle se souvenait du choc ressenti à la lecture de l’ouvrage de Michel Panoff Tahiti métisse qui validait cette intuition. Par la seule force de sa culture immémoriale et de ses métissages, le peuple de l’océan reprenait la main. Ne le copiait-on pas partout depuis les mœurs: adoption, enfant roi, mariage libre, famille élargie… jusqu’au style, le fameux pacific way : chemises à fleurs, surf,  ukulélé ?

De sorte qu’elle pouvait aujourd’hui se sentir partout chez elle. Plus besoin de repartir là-bas, sa Polynésie tant aimée était venue à elle. La nostalgie ne pouvait plus être ce qu’elle était à l’heure d’internet, des réseaux, de skype…Dans cette société mondialisée et nomade du XXIème Siècle, les racines n’étaient plus forcément celles qui plongeaient loin dans une terre et te reliaient à tes ancêtres mais aussi celles qu’on pouvait emporter avec soi, via son téléphone, ses fichiers ou son ordinateur. Qu’importait le lieu géographique finalement, tout finissait par se ressembler : les modes de vie et les mêmes évènements à partager que tu sois à New York,  Tahiti, ou Paris.

« Il faut vivre avec son époque » lui avait souvent répété sa mère. Et elle mesurait en effet le chemin parcouru ! Ayant quitté enfant la Polynésie avec ses parents, son père ayant décidé de rentrer en métropole après dix ans de vie exotique, elle était montée à Paris pour ses études comme des milliers de jeunes provinciaux. Elle avait « réussi » d’une certaine manière,  ayant décroché un diplôme puis un emploi. Mais, ces années avaient été terriblement douloureuses. Elle y avait connu la solitude au milieu de la multitude, toujours avec ce sentiment d’étrangeté irréductible qu’elle avait très tôt ressenti. Peut-être était-ce après avoir perdu sa langue maternelle faute de pratique? Elle n’en était pas absolument certaine mais situait le changement vers cette époque-là.

Durant ses années d’étudiante besogneuse, elle avait ressenti son inaptitude physique à un certain type d’efforts, quand l’immobilisation durant de trop longues heures rongeait son dos et meurtrissait sa chair. Impossible alors de se concentrer, et les pensées comme les connaissances s’échappaient comme des fumeroles à la surface d’un volcan. C’est à cette période qu’elle avait perdu ses cheveux, ceux du haut de son crâne, là où ça avait trop chauffé sans doute…Pendant son adolescence, elle avait pourtant réussi à garder ses longs cheveux, les coiffant en tresses sages ce qui dans les années 80 faisaient presque « bonne sœur »…

D’où venait ce mal ou plutôt ces maux ? Pouvait-on souffrir de ce qu’on ne connaissait pas vraiment ? Tina était certes d’origine polynésienne par sa mère mais aussi à moitié bretonne par son père auquel elle ressemblait tant. À la maison, à part quelques photos délicieusement kitsch, des vinyles langoureux et de mystérieux tikis, plus de trace de ce passé révolu. Sa mère était pour ses frères et elle, sans doute pour son père également, « LA Polynésie ». Elle avait bien remarqué combien les yeux des amis et voisins s’illuminaient quand sa mère disait qu’elle était polynésienne, plus encore quand elle précisait qu’elle venait des Iles Marquises,  même au-delà du cercle des fans de Jacques Brel.

Tina se souvint de la joie de son retour au fenua, à trente ans passés, un projet toujours différé pour toutes sortes de prétextes, allez savoir. L’excitation, la joie de « revoir » sa famille maternelle, ou plus exactement de découvrir des dizaines de cousins, taties ou tontons ! Il y avait eu l’émotion insondable de revenir sur son lieu précis de naissance, une toute petite infirmerie, près d’un arbre majestueux au pied duquel son pu fenua avait été enterré, et celle d’entendre à nouveau sonner la rude langue marquisienne, aux puissantes intonations.

De retour en métropole, la douleur avait été si vive qu’il suffisait qu’elle y repense pour sentir sa gorge à nouveau se serrer. Elle avait pris conscience de sa jeunesse métropolitaine étriquée en comparaison avec ce qu’elle avait vu là-bas. Des enfants courts vêtus, joyeux et libres, jouant des heures durant dans l’eau, moqueurs et espiègles. Et cette ambiance des îles en général qui l’avait prise aux tripes : le temps de vivre, les regards intenses, les joies simples, et les effluves de monoï partout, encore plus envoûtantes quand le soir tombe et que le ciel explose en somptueux bouquets.

Sa tristesse s’était alors muée en colère contre ses parents. Pourquoi être partis, pourquoi lui avoir imposé ce choix absurde, révoltant même, s’était-elle dite alors ? Tout le monde rêvait des îles et eux les avaient quittés, sans regrets de plus. Ce ressentiment avait empoisonné les réunions de famille et alimenté le sentiment d’ingratitude que ses parents lui avaient plus ou moins reproché ensuite.

Puis tout cela s’était progressivement apaisé, le reflux avait suivi la tempête. Elle avait beaucoup lu pour nourrir son mal du pays alors que commençait à percer sous le sable doré des motu, le basalte noir du substrat enseveli. La littérature océanienne si prolifique était alors à un tournant et les auteurs autochtones commençaient à faire émerger une parole différente, débarrassée du romantisme des premiers explorateurs. Chantal Spitz avait publié son Ile des rêves écrasés et Titaua Peu fait part de son combat dans Mutismes… même les popaa s’y mettaient et donnaient comme jamais une version plus trash de la vie sous les cocotiers, tel le livre de Une vie polynésienne de Jean-Claude Lama, sorte d’anti Mariage de Loti. Le mythe battait de l’aile et ne semblait survivre que pour des raisons économiques. Si la monde s’océanisait, la Polynésie de son côté se banalisait. Le « pays » était entré dans la modernité, avec ses avantages  et ses revers. Devenu l’un des territoires le plus riches de la région, bien plus que les micro-Etats indépendants de la région, il en payait la facture exorbitante, au plan environnemental et sanitaire.

L’amour aussi avait pansé la blessure. Elle avait retrouvé son amour d’étudiante, l’être le plus opposé à elle-même, issu d’un improbable métissage slavo-oriental. A la génération suivante, les repères avaient explosé pour son jeune fils qui se souvenait avoir épaté sa classe en présentant sa généalogie aux multiples ramifications. Le déracinement pouvait-il encore un problème alors que le métissage était tant valorisé et si on ne savait plus si on était polynésien, russe, chinois ou… breton ?

Tina préférait désormais être positive et voir tout ce qu’elle devait à Polynésie sans dénigrer sa vie hors Polynésie : ses liens de sang qui lui donnaient un sentiment de proximité avec tous les gens du fenua dont elle aimait le fond de générosité, le sens de la  vie et la liberté d’esprit, car jamais dupes des titres et des diplômes. Elle était devenue aussi très sensible à la nature, sa beauté, son cycle, l’apaisement que celle-ci procurait. Devenue fille de la ville, Tina s’était sentie pourtant chez elle au fond des vallées profondes, comme si elle restait  pour toujours enfant de cette terre. Comme ses ancêtres qui ne séparaient pas le monde des dieux, de celui des hommes, des animaux et des végétaux, chaque chose était à sa place, merveilleusement complémentaire.

C’était donc une belle journée de juin et Tina longeait les rives de l’Ile Saint Louis, les pieds sur l’asphalte et la tête dans les banians. Quand soudain quai d’Anjou, elle s’arrêta à droite d’un porche qui portait une plaque rappelant que ce lieu avait abrité l’atelier de Camille Claudel. Tina se souvenait d’un film avec Isabelle Adjani sur le destin tragique de cette artiste qui l’avait beaucoup marqué. Sous son nom, elle découvrit une citation extraite de sa correspondance avec Rodin : « il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente ».

La phrase résonna si étrangement en elle qu’elle eut envie de pleurer. Elle reconnut alors sa « vieille amie » la douleur. Comme dans le poème de Baudelaire («  Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille,  Tu réclamais le Soir; il descend; le voici »), elle ressentit à nouveau le manque. Cela n’avait aucun lien rationnel mais cette impression d’absence, de vide s’était immiscé en une fraction de seconde.

Le déracinement était donc cette chose qui viendrait toujours troubler son âme.  Pas de sevrage possible, pas de remède. Il avait fait d’elle cet être vulnérable, comme un édifice instable auquel il manque une fondation même si cela lui conférait un certain charme.  Le fait que cela concernait des millions de personnes dans le monde ne changerait jamais rien à l’affaire.

Elle s’enfonça dans les rues assombries et un peu malodorantes. Elle savait qu’une fois encore, elle irait chez sa mère s’asseoir dans le vieux canapé et qu’elle attendrait le moment propice pour l’interroger encore et encore sur la vie là-bas quand elle était petite et que la vie s’écoulait aussi simplement qu’un ruisseau de la montagne au milieu des parfums de frangipanier.