Nouvelles de Polynésie : « Au fond de moi une déchirure » de Stéphanie-Poerava Willmann

Nouvelles de Polynésie : « Au fond de moi une déchirure » de Stéphanie-Poerava Willmann

©DR

La Délégation de la Polynésie française à Paris a lancé, en 2017, son premier Concours Littéraire de Nouvelles, avec pour thème : le déracinement. Pour l’occasion, Outremers360 lance sa série « Nouvelles de Polynésie » et vous propose de découvrir les neuf jeunes écrivains primés de cette première édition du concours. Ce dimanche, place à Stéphanie-Poerava Willmann et sa nouvelle « Au fond de moi une déchirure », 8ème Prix du Concours de Nouvelles de la Délégation polynésienne.

Depuis mon déracinement, ma vie parisienne oscille entre joie et peine. A l’image du volubile margouillat, je m’adapte et sillonne gracieusement les dédales du métro. Et puis soudain, sans prévenir, la Polynésie – ma terre de cœur – me revient par bouffées. Une simple odeur – comme celle des couronnes d’hibiscus des marchands du Xème arrondissement[1] – suffit à me rappeler à ma vie d’antan.

Un seul et même rêve me hante sans relâche depuis mon départ de Tahiti. Peuplée d’éclats d’ukulélé, la même scène se répète : Je me rêve seule dans le marae[2] d’Arahurahu. Couronnés d’une simple tresse de feuilles vertes, mes cheveux détachés coulent sur mes épaules. Comme toujours, j’ai quitté la maison après une dispute avec mon tane[3] et j’ai couru dans la nuit sombre pour fuir les effluves dorés de bière Hinano[4]. J’ai laissé mon âtre refroidir et j’ai effleuré la tête de mon chien jaune pour qu’il ne grogne pas en mon absence.

Vêtue d’un paréo bleu usé jusqu’à la trame, je heurte avec colère mes pieds nus sur les pierres volcaniques. Du sang coule de ma peau meurtrie et la terre noire boit avidement l’offrande. Dans la précipitation, je n’ai pas eu le temps de trouver mes savates[5]. Je pleure sans en connaître les raisons et les larmes salées coulent sur mes joues brunies par le soleil. Une ambiance étrange suinte des lieux et les anciens tikis[6] en pierre murmurent des avertissements. Ne te retourne pas. Tu as renoncé à tes racines. Marche et ne nous regarde plus. Tu n’as plus le droit d’invoquer les esprits. Il y a des ombres malveillantes autour de moi et mes ancêtres tentent de me défendre. Je ne sais plus ce que je dois trouver dans ce lieu ancien et je tourne désespérément sans but. Des merles croassent dans les cocotiers et je sens leurs ailes me frôler, de plus en plus proches.

Soudain le marae s’illumine et la pénombre s’efface brusquement comme le lever d’un rideau de théâtre. Une reconstitution publique semble avoir lieu. Des tribunes en métal sont hâtivement dressées à coup de marteaux. Des danseuses font irruption sur l’herbe et entament de lancinants déhanchements. Je tente de m’approcher d’elles et de toucher leurs vaporeuses chevelures. Mais les rieuses vahine[7] s’échappent et me montrent du doigt.

Dans leurs rires, il me semble entendre la même phrase de condamnation Tu n’es plus des nôtres. Tu n’as plus le droit de danser le Heiva[8]. Les virils danseurs rejoignent ensuite les femmes brunes et exécutent quelques savants mouvements de jambes. La scène finale ravit les spectateurs et déclenchent de longues salves d’applaudissements. Couchée lascivement sur un brancard de feuilles de cocotiers et portée par ses consœurs, une jeune femme  représente une ancienne pratique tabu[9] : le sacrifice humain. Elle est entourée de plaintes mélodieuses puis déposée avec soin sur l’autel en pierre du temple. Curieuse, je m’approche de son visage rond et me reconnais alors. Dans ses yeux noirs, je vois ma propre vie se refléter tel un puits sans fond. Dans une dernière litanie, le prêtre à la majestueuse coiffe de plumes de coq clôture la cérémonie par une longue tirade. Tandis que la nausée étrille mes entrailles, la joyeuse troupe de danse exécute un dernier salut et se plie aux traditionnelles photographies avec le public. Entre deux flashs crépitants, l’histoire du marae est brièvement ressuscitée.

Je me réveille en sueur, le sang battant mes tempes. Je regarde l’homme à mes côtés qui dort paisiblement sous l’épaisse couverture de laine. Il ignore que pour lui j’ai renoncé à la terre de mes ancêtres et que j’ai même oublié le tamure[10]. Je me lève et je prends un verre d’eau dans la cuisine de l’appartement glacé. Face à moi la fenêtre dévoile des immeubles gris qui se profilent dans le ciel morne. Je suis assise sur une chaise en paille un peu bancale, je caresse  machinalement mon tatouage maori à moitié effacé. Sous mes pieds nus je sens le carrelage froid, je sais que je ne peux continuer ainsi, prise au piège de mes rêves contradictoires.

Je me rends doucement à la cave et j’ouvre la cantine qui sert de coffre-fort à mon cœur. Pêle-mêle, les objets de mon ancienne vie dorment doucement. Hâtivement posé, un tableau de tapa[11]représentant une majestueuse pirogue semble me juger sévèrement. J’écarte brusquement les colliers de fleurs jaunis qui sont tombés en poussière,  pour pouvoir saisir de vieux journaux intimes. Je remonte, les dépose doucement sur la table de cuisine. J’ouvre le premier cahier, dans une odeur de moisi pour entamer la lecture de grosses lignes d’écriture malhabile. « 13 juillet 2000, aujourd’hui avec Teiva, nous venons d’acheter une petite maison en tôle au bord de l’Océan. Nous allons enfin construire un pan important de notre histoire commune. Dans le jardin, nous avons planté un cocotier,  symbole de notre nouvelle vie. Je vais pouvoir le  regarder grandir et nos petits-enfants pourront se régaler de la chair laiteuse de ses fruits.».

Les heures se sont écoulées, le café a refroidi et j’ai déroulé mes années de vie. Une fois ma lecture achevée, je pose ma tête entre mes mains et les larmes brouillent ma vision. Au fond de moi résonne une chanson traditionnelle que chantait ma nourrice pour m’endormir le soir.

Peu importe qui je suis, peu importe ma nouvelle vie, j’appartiens au peuple polynésien. Déracinement, j’écris ce mot en toutes lettres pour trouver la force de briser mon propre tabu et évoquer l’océan Pacifique qui gronde dans mes veines.

Lexique:

[1] Quartier de Paris réputé pour ses produits indiens

[2] Lieu sacré utilisé pour les cultes

[3] Homme polynésien

[4] Bière locale dont la bouteille est ornée d’un dessin représentant une  tahitienne

[5] Terme courant en Polynésie pour désigner les tongs

[6] Représentation des dieux

[7] Femmes polynésiennes

[8]   Festival annuel de danse

[9]  Un interdit, une pratique interdite

[10] Tamouré. Danse polynésienne

[11] Ecorces d’arbres servant à confectionner des décors ou vêtements