À quelques semaines du deuxième référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, Outremers360 laisse la parole aux experts, institutionnels et universitaires, qui décrypteront et analyseront ce scrutin majeur, pour cet archipel du Pacifique sud, issu de l’Accord de Matignon en 1988, et de l’Accord de Nouméa en 1998.
Pierre-Christophe Pantz, docteur en géopolitique, spécialiste en sciences politiques et en géographie électorale, nous livre une analyse approfondie et une photographie détaillée du rapport de force électoral qui s’exerce dans l’archipel avec un double constat : la cristallisation et l’immuabilité. Pour Pierre-Christophe Pantz, « seul un changement de paradigme politique, rompant avec cette bipolarité d’opposition, pourrait offrir une porte de sortie viable et satisfaisante pour le plus grand nombre ».
23 mois après le 1er référendum d’autodétermination du 4 novembre 2018, et un peu moins d’un an et demi après l’élection provinciale du 12 mai 2019, près de 180 000 électeurs calédoniens ont de nouveau rendez-vous avec les urnes pour une deuxième consultation référendaire, décisive à plus d’un titre pour l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.
En effet, le camp indépendantiste, galvanisé par le résultat du « OUI » au premier référendum (43,3%) déjouant l’ensemble des sondages l’annonçant lourdement perdant, espère surfer sur cette dynamique afin d’inverser les équilibres politiques et d’accéder à la pleine souveraineté lors des référendums à venir.
De son côté, le camp non-indépendantiste, qui a remporté le 1er référendum (56,7%) avec une différence relativement confortable (18 535 suffrages), espère accroitre son avance pour tenter d’endiguer la « vague » indépendantiste (si on considère qu’il s’agit d’une vague) aperçue lors du référendum.
Si on ne dispose pas de boule de cristal pour déterminer avec certitude qui sortira vainqueur de ce duel au soir du 4 octobre 2020, il est néanmoins possible d’obtenir des indices grâce à l’étude historique des résultats électoraux et grâce à la géographie électorale de l’archipel.
Une révolution référendaire, vraiment ?
Le premier enseignement du référendum de novembre 2018, c’est la surprise d’une participation record (81,01%). C’est sans conteste l’évènement électoral qui a été le plus mobilisateur ces trente dernières années. Et on peut constater que depuis, la situation de la participation s’est largement dégradée jusqu’au référendum, qui était un événement, on peut le comprendre, qui a facilement et massivement mobilisé.
Mais l’ampleur de cette mobilisation après 15 ans de baisse successive, notamment dans les fiefs indépendantistes, était surprenante, surtout par rapport à la répartition de cette mobilisation. La province Nord est donc proportionnellement celle qui a le plus voté (86%), soit +3 points par rapport à la province Sud (83%) et +25 points par rapport à la province des Îles (61%).
Hormis la participation, la vraie surprise, c’est le décalage entre le score prévu par les sondages et le résultat du référendum. Aucun sondage n’avait prévu ni un sursaut de la participation, ni un tel score indépendantiste (43,3%).
Pourtant, pendant près de 20 ans, le vote indépendantiste avait légèrement progressé aux alentours de 40%. En 2014, les différents partis indépendantistes avaient d’ailleurs atteint 41,5%, ce qui est relativement comparable (à 2 points près) avec le résultat au référendum de 2018. La progression du score indépendantiste en 20 ans demeure relativement modeste : une évolution de +3 points (élection provinciale 1999 et référendum 2018) et de +2 points lorsque l’on garde seulement le score des provinciales (1999-2019), ce qui témoigne d’une évolution relativement peu significative.
Les sondages étaient donc clairement en contradiction avec la constance du rapport de force enregistrée lors de chaque élection provinciale. Malgré quelques petits décalages, les élections provinciales semblent donc constituer un baromètre fiable du rapport de forces entre indépendantistes et non-indépendantistes. C’est donc sans surprise que ce scrutin référendaire s’inscrit dans la continuité de l’ensemble des votes provinciaux : un double clivage électoral, ethnique et géographique, qui se vérifie à toutes les échelles de l’archipel.
Géographique d’abord. Deux provinces sur trois, et 22 communes sur 33, majoritairement indépendantistes. Le constat semble assez immuable par rapport aux élections provinciales, même si pour être honnête, on peut noter depuis 20 ans, une dégradation sensible du score non-indépendantiste aux îles et au Nord et une stabilisation au Sud.
Ethnique ensuite. La répartition géographique des résultats indépendantistes peut aisément se superposer à celle de la population kanak. En croisant les données ethniques collectées par l’ISEE lors des différents recensements et les résultats aux différentes élections provinciales, on constate une forte proximité entre la répartition polarisée de la population kanak en Nouvelle-Calédonie, et la répartition électorale du vote indépendantiste. À quelques exceptions près, les communes majoritairement kanak (Nord-Est, Est, Îles Loyauté) sont également celles où les partis indépendantistes ont obtenu leur meilleur résultat depuis près de 30 ans. La géographie électorale de ce référendum ne déroge pas à celle des élections provinciales précédentes : le vote indépendantiste est un vote essentiellement kanak.
Néanmoins, rappelons que l’usage des données ethniques doit être accompagné d’une extrême prudence. En effet, comparer ces données avec les résultats électoraux ne doit pas faire oublier que le corps électoral retenu pour le référendum, exclu de fait 36 000 personnes arrivées après 1994. Ce qui veut dire que ce corps électoral comprend proportionnellement plus de kanak que la part de kanak recensée par l’ISEE. Rappelons qu’en 2018, 46% de ce corps électoral était de statut coutumier, et dans l’hypothèse où il existe un nombre non négligeable de kanak de statut de droit commun, il y a donc au minimum un électeur sur deux dans la liste électorale du référendum.
Les enseignements de l’élection provinciale de 2019 : le retour à la normale ?
Si rien ne laissait présager de la participation massive au référendum en province Nord (+20 points, soit 86% de participation) et en province Sud (+11 points soit 83% de participation) ainsi que le recul particulièrement inquiétant pour les îles Loyauté (-6 points soit 61% de participation), la baisse impressionnante de la participation, 6 mois seulement après le 1er référendum, à l’échelle du territoire (-15 points) apparait pourtant presque logique quand on se situe par rapport aux précédentes élections provinciales.
A l’échelle du Territoire, il se pourrait que le processus de l’Accord de Nouméa, qui a repoussé pendant 20 ans la consultation référendaire, ait contribué à émousser la bipolarisation politique et plus particulièrement la mobilisation de l’électorat indépendantiste. C’est peut-être aussi ce recul de la participation qui a contribué au léger repli du score indépendantiste (42,4% en 2019 contre 43,3% en 2018) de surfer sur la dynamique référendaire.
Malgré cette évolution baissière en 2019 du score indépendantiste, le positionnement des indépendantistes s’est pourtant considérablement renforcé au Congrès (48,1% des sièges, Présidence, Vice-présidence, commission permanente, commissions intérieures). Plusieurs explications peuvent être évoquées : le positionnement intermédiaire de l’Eveil océanien, l’architecture institutionnelle visant le rééquilibrage politique du territoire et la dispersion électorale, plus flagrante au sein du camp non indépendantiste.
Par ailleurs et même si cela demeure inférieur aux précédentes provinciales, il convient de noter l’augmentation sensible de la participation aux îles (+5 points par rapport au référendum), ce qui soulève la problématique des procurations.
Depuis plusieurs années, la communauté loyaltienne (des Îles Loyauté, ndlr) dans le Grand Nouméa est devenue plus importante que la population résidente aux îles. Parmi eux, la plupart continue de garder leur domicile électoral aux îles. Le bilan, c’est quasiment deux électeurs aux îles pour une personne résidente ! Et lors de chaque élection provinciale (dont la dernière en 2019), cela s’est matérialisé par un nombre croissant de procurations et par l’intensification des allers-retours au moment du scrutin.
Afin de juguler au maximum cette pratique de « vote à distance » des loyaltiens pour le référendum, les deux camps s’étaient déjà accordés lors du comité des signataires du 03 novembre 2017 sur deux conditions spécifiques : la mise en place des bureaux de vote décentralisés (BVD) pour les électeurs des îles (Loyauté, Belep et Île des Pins) à Nouméa et l’obligation de justifier les procurations.
En 2018, face au nombre d’inscrits relativement faible (3 300) dans les BVD, on peut s’autoriser à conclure que les nouvelles conditions d’établissement des procurations pour le référendum ont sans doute contribué au gonflement de l’abstention aux Îles. En 2019, le « retour à la normale » pour ce scrutin provincial a donc inévitablement contribué à améliorer le taux de participation : les procurations standards ne nécessitant pas de documents justificatifs. Pour le référendum de 2020, le nombre d’inscrits en BVD a considérablement augmenté (5 800) ce qui aura vraisemblablement une incidence sur le taux de participation aux îles.
Enfin, et ce n’est pas une surprise, l’élection provinciale de 2019 disposait des mêmes caractéristiques électorales que celles ancrées dans le paysage politique calédonien depuis les accords de Matignon-Oudinot (et même au-delà) : un vote figé et un clivage ethnique, géographique et social.
Ce constat est rendu possible par la géographie électorale. A la lumière de la cartographie des résultats, cette « méthode » permet de vérifier avec une certaine objectivité la résilience de la cristallisation du vote en Nouvelle-Calédonie. Cette méthode a des limites, car si elle permet d’observer des disparités dans la répartition des votes, si elle permet de faire des rapprochements par corrélation entre la répartition des populations kanak et celle du vote indépendantiste, elle ne permet pas de cerner avec exactitude la percée du vote indépendantiste chez les non-kanak ou celle du vote loyaliste chez les kanak (sauf vraisemblablement aux îles où la population est quasi exclusivement kanak). Elle ne permet pas non-plus de confirmer ou infirmer un rebond de la participation des jeunes au scrutin, ni leur tendance électorale.
Néanmoins, dans un archipel, où les disparités sociales et ethniques se superposent, cette méthode apporte quelques certitudes sur la géographie du vote.
La première certitude, c’est que si le corps électoral a bel et bien été gelé, les tendances électorales ont subi le même effet, avec des changements marginaux observables. D’une commune à l’autre, il y a finalement très peu de « swing states » d’une élection à l’autre, c’est à dire de commune qui change de camp à la faveur d’une élection. A l’inverse, de véritables fiefs indépendantistes se sont construits sur cette stabilité. Cette résilience électorale finalement, c’est ce qui caractérise le paysage électoral de l’archipel, et c’est peut-être cette constance qui a contribué à émousser la participation aux échéances provinciales.
La seconde certitude, et c’est une projection que je me risque à faire, c’est que le revers de la médaille de 30 ans d’équilibre et de stabilité politique, c’est l’échec dans la quête de convaincre l’autre camp, de bousculer les lignes. Les Kanak continuent toujours à voter massivement pour l’indépendance tandis que les Non-Kanak continuent à voter essentiellement pour le maintien dans la République française. Dans les deux camps, le pari de convaincre au-delà des frontières ethniques a échoué.
Quelles perspectives alors face à ce constat d’immuabilité ? Un indice peut être : la répartition de l’abstention au référendum calquée sur celle de l’électorat indépendantiste, laisse entrevoir potentiellement un rapprochement des écarts entre les deux pôles aux deux référendums à venir. Pour cela, il faudra que la participation du réservoir de voix indépendantiste soit maximale, et espérer une mobilisation moindre des non-indépendantistes.
C’est potentiellement à ce prix-là que les indépendantistes pourront espérer briser le plafond de verre du référendum. Mais le résultat du référendum, quel qu’il soit, ne résoudra pas l’essentiel du problème en Nouvelle-Calédonie, à savoir une double impasse électorale. Premièrement, une victoire des indépendantistes ne doit pas faire oublier qu’en comptabilisant ceux n’ayant pas le droit de voter au référendum (environ 36 000), les personnes « théoriquement » opposées à l’indépendance, constitueront encore au-moins la moitié de la population calédonienne. Et c’est la même chose si l’indépendance échoue au deuxième et troisième référendums, une part non-négligeable de la population, essentiellement kanak, sera toujours attachée viscéralement à l’indépendance.
Cette cristallisation nous confronte donc à une double impasse et vraisemblablement, seul un changement de paradigme politique, rompant avec cette bipolarité d’opposition, pourrait offrir une porte de sortie viable et satisfaisante pour le plus grand nombre. Mais à quelques encablures du deuxième référendum, cette perspective semble encore à ce jour relativement improbable tant l’enjeu référendaire continue d’exacerber les tensions et les rivalités, neutralisant toutes formes d’initiatives alternatives.
Pierre-Christophe Pantz, docteur en géopolitique, et spécialiste en sciences politiques et en géographie électorale.
Lire ou relire les précédentes expertises sur le référendum en Nouvelle-Calédonie :
Référendum en Nouvelle-Calédonie : En 2020, répétition ou reconfiguration ? Par Jean-Jacques Urvoas