Dans deux décisions datant du 27 janvier, le Conseil d’État a donné raisons à deux victimes des essais nucléaires dont les demandes d’indemnisation avaient été rejetées par le comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN).
Surtout, cette jurisprudence du Conseil d’État, qui s’impose à tous les tribunaux et cours administratives précise Tahiti-infos, met à mal un amendement entré en vigueur le 30 décembre 2018, précisant un seuil minimal d’exposition d’1 millisievert par an (1 mSv) qui donne droit à une indemnisation. Ce nouveau seuil, apparu après la suppression du « risque négligeable » par la loi EROM de février 2017, s’ajoute aux critères déjà établis par la loi d’indemnisation des victimes des essais nucléaires de janvier 2010 :
« La personne souffrant d’une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné soit entre le 13 février 1960 et le 31 décembre 1967 au Centre saharien des expérimentations militaires, ou entre le 7 novembre 1961 et le 31 décembre 1967 au Centre d’expérimentations militaires des oasis ou dans les zones périphériques à ces centres ; soit entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 en Polynésie française ».
Dans ces deux décisions parues le 27 janvier, le Conseil d’État a enjoint le Civen de réexaminer les dossiers de deux victimes dont les demandes avaient été faites avant l’entrée en vigueur de l’amendement du 30 décembre 2018, dit aussi « amendement Tetuanui », du nom de la sénatrice polynésienne ayant réintroduit, à la demande du Civen, ce nouveau seuil minimal d’exposition, vécu comme le retour d’un verrou par les associations.
Ces décisions faisant jurisprudence, elles ouvrent ainsi la possibilité à 62 des 138 demandes d’indemnisation portées notamment par l’association 193 pour le compte de victimes polynésiennes, après avis défavorable du Civen ou en attente d’examen par le Comité d’indemnisation, précise encore Tahiti-infos.
Les décisions du Conseil d’État font suite à deux pourvois déposés d’une part par le Civen pour la première victime, et par le Ministère des Armées pour la seconde. La première victime avait fait appel auprès du Tribunal de Dijon en janvier 2016 après rejet de sa demande d’indemnisation par le Civen. Cet appel ayant été rejeté, elle a saisi la cour administrative d’appel de Lyon qui « a (…) annulé ce jugement et la décision du Civen puis enjoint à celui-ci de réexaminer la demande d’indemnisation de l’intéressé », dans un arrêt du 21 février 2019. « Par un pourvoi, enregistré le 8 avril 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État », le Civen avait demandé d’annuler l’arrêt de la cour d’appel de Lyon. Sans succès.
Concernant la seconde victime, c’est la ministre des Armées qui a demandé l’annulation, en juillet 2019, d’un arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux, qui a elle-même annulé un rejet de demande d’indemnisation par le ministre de la défense datant d’octobre 2014. Cette seconde victime avait d’abord fait appel au Tribunal administratif de La Réunion qui l’a rejeté. La cour d’appel de Bordeaux a par la suite annulé ce rejet dans son arrêt du 14 mai 2019. Une indemnisation qui devait s’élever à 286 314 euros, précise le Conseil d’État.
Dans les deux cas, le Civen et la ministre des Armées mettaient en avant, dans leurs pourvois, ce fameux amendement du 30 décembre 2018. Mais pour le Conseil d’État, cet amendement ne s’applique pas aux demandes faites avant son entrée en vigueur, même si elles ont été rejetées. Ces demandes devront donc s’examiner par les uniques critères de lieu, de date et d’établissement d’une maladie radio-induite cités plus haut.
En Polynésie, ces décisions du Conseil d’État ont eu un écho particulier chez les associations accompagnant les victimes des essais nucléaires. « C’est vraiment un encouragement (…) pour toutes les familles à se manifester pour que cet amendement soit supprimé ou suspendu en attendant des études sérieuses de la part de l’État à propos de la réalité des maladies qui touchent notre pays », a déclaré Auguste Uebe-Carlson, fondateur de l’association 193, interrogé par Tahiti-infos.
Selon lui, « le nombre de dossiers a considérablement baissé » depuis l’entrée en vigueur de cet amendement, qui « a découragé beaucoup de familles polynésiennes à entamer une demande d’indemnisation ». « Nous rappellerons au président Macron ces décisions du Conseil d’État », a-t-il également déclaré. Le président de la République est attendu en avril, vraisemblablement du 16 au 18. Nul doute que les sujets du nucléaire et de l’indemnisation des victimes seront au menu de cette visite.