Société et Religion. La conjugaison du religieux à La Réunion : En marge des religions (Épisode 7 sur 8)

Société et Religion. La conjugaison du religieux à La Réunion : En marge des religions (Épisode 7 sur 8)

La Vierge au parasol ©Serge Gelabert

À l’approche de la visite du Pape François dans l’Océan Indien, la rédaction d’Outremers360 vous propose chaque jour, de ce lundi 26 août au lundi 2 septembre, une immersion inédite dans « La conjugaison du religieux à La Réunion », avec le père Stéphane Nicaise, jésuite et anthropologue. 

Après une analyse du mariage de la modernité et de la tradition dans la religion, « dans une alliance originale typiquement créole », Stéphane Nicaise poursuit l’explication de cette alliance qui s’élabore aussi « pour une part importante en dehors des religions ». Il s’intéresse notamment aux « déviances au sein de l’Église catholique » décalées « par rapport à l’image de société moderne que La Réunion donne ». 

L’exemple de La Mission révèle la résistance du monde créole aux tentatives de réorienter la pratique religieuse. Cependant, l’alliance de la tradition et de la modernité s’élabore pour une part importante en dehors des religions. D’autres espaces servent de laboratoire. Reliés entre eux, ils constituent un continuum créole du religieux qui, à travers certaines de ses manifestations, constitue une religion créole (Nicaise, 2008). La distinction avec les religions instituées est dans le non-respect de leurs lois. La religion, en effet, repose sur la définition d’une orthodoxie à laquelle des officiants veillent au sein d’un clergé organisé. L’ensemble forme une clôture qui enserre l’expression de la relation au surnaturel. Tout ce qui ne s’inscrit pas dans ce cadre est considéré comme déviant voire condamnable. Ces situations d’écarts par rapport à une orthodoxie sont souvent qualifiées de « religion populaire ». Mais le terme « populaire » risque d’assimiler les pratiques désignées à l’obscurantisme supposé maintenir une masse de gens peu instruite dans la superstition.

Le terrain réunionnais redouble la difficulté par la rapidité des mutations supportées par sa société entre 1960 et 1990. A peine trois générations couvrent le passage de la colonie de plantation au département muni des infrastructures les plus modernes. L’accélérateur de rêves se grippe cependant en 1991 avec les émeutes urbaines du Chaudron, banlieue de Saint-Denis. Simultanément, émerge la multiplicité des recours religieux. Ils avaient commencé leur progression, comme à l’ombre des grands courants qui retenaient l’attention. L’abondance des faits divers relayés par les médias révèle l’ampleur du phénomène. Ainsi, dans la presse écrite, de l’escroquerie à la mise à mort, les années 1990 sont ponctuées d’affaires dont acteurs et victimes partagent la même vision du monde.

L’année 1995 est exemplaire. Les assises condamnent à vingt ans de réclusion criminelle un homme qui a tué, en 1992, la personne qu’il tient pour responsable des esprits dont il est assailli. Elles condamnent de même à quinze ans une femme qui a tué, aussi en 1992, l’auteur présumé de l’envoûtement dont elle est victime. Dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1995, un devineur est abattu d’un coup de fusil dans la nuque. L’homme était soupçonné de pratiquer la magie noire et de s’adonner à des rites sataniques. Un mois plus tard, c’est au tour d’une petite fille de 5 ans d’être étouffée par sa mère prise d’un délire mystique qui lui fait crier : « Jéhovah a repris ma fille ». L’année avait commencé avec un drame similaire : un homme a « sacrifié » à Dieu sa femme et ses deux enfants de 6 et 9 ans. La liste macabre se poursuit : en 1998, une femme de 38 ans décède au cours d’une séance d’exorcisme chez une guérisseuse ; en 2001, c’est au tour d’un jeune homme de 32 ans de succomber sous les coups d’une flagellation destinée à chasser le démon qui possède son corps.

Ces faits sont décalés par rapport à l’image de société moderne que La Réunion donne. Ils attestent la représentation du monde qui continue à commander les ressorts les plus profonds de l’existence de beaucoup de Réunionnais. Certes, la fréquence de passages à l’acte aussi graves semble diminuer. Mais la périodicité des thèmes de la sorcellerie et des superstitions dans la presse montre que le phénomène de fond régresse peu. Dans ses manifestations les moins extrêmes, il s’infiltre jusqu’au cœur des religions instituées. L’Église catholique, par son rôle prédominant dans l’histoire sociale de l’île, est un lieu d’observation privilégié. D’autant que son caractère hiérarchique force l’autorité épiscopale à dénoncer publiquement les courants déviants en son sein. Ce n’est pas le cas, par exemple, dans les différentes formes d’hindouisme qui laissent une plus grande latitude aux initiatives des fidèles. Aucune autorité centralisatrice ne peut en effet contraindre à un alignement des pratiques sur une orthodoxie admise par tous. Les pratiques reliées aux traditions malgaches et africaines sont encore plus éloignées de tout contrôle normatif.

Les déviances au sein de l’Église catholique occupent donc davantage la scène publique. Ainsi les années 1990 et 2000 sont exemplaires de l’effervescence religieuse enracinée aux soubassements anthropologiques du monde créole réunionnais. Cependant, le terreau traditionnel est d’autant plus porteur qu’il est fécondé par des apports extérieurs. Quatre courants religieux sont identifiables. Ils se recommandent d’une audience mondiale : les apparitions de Medjugorge, la Vierge de Manduria dont les statues exsudent de l’huile, les groupes de prière « Marie porte du ciel », les groupes de prière « Cellules de maison ». Sans compter ce que le Renouveau continue à drainer de pratiques plus ou moins orthodoxes.

Devant cette prolifération, l’Évêque veille aux dérapages. Il lui incombe de faire appel à l’obéissance des catholiques, soit pour renoncer à certaines pratiques, soit pour accepter de les modifier en fonction des exigences posées par l’Église. En juin 1994, il diffuse ainsi dans les paroisses une mise en garde, « Rectifier les dérapages », contre les groupes de prière dénommés « Marie Porte du ciel ». Suivent plusieurs interventions qui n’aboutissent pas au résultat escompté. Finalement, en septembre 2003, l’évêque use publiquement de toute son autorité : « Aujourd’hui, et de manière solennelle, je demande aux personnes qui fréquentent ces groupes de ne plus y aller ».

Dans la même période, de mars 2001 à juillet 2002, la presse fait abondamment écho aux tensions que provoque au sein de l’Église diocésaine une statue de la Vierge de Manduria qui exsude de l’huile. L’évêque parvient à la subtiliser au regard des fidèles trop enclins à crier au miracle. Mais un prêtre marque publiquement son désaccord avec la décision de son supérieur. A peine fini, cet épisode est relayé à Savannah par les apparitions de la Vierge à un jeune homme de 18 ans. Beaucoup de monde s’y précipite. Au mois d’octobre 2002, l’évêque rend public une mise en garde, « Savannah : risque de secte ! ». Les médias s’emparent de l’évènement jusqu’à ce que le voyant, qui se dénomme « Petit lys d’amour », se révèle être le gourou d’un réseau sectaire. L’organisation qu’il a mise en place est assez solide pour le maintenir en clandestinité alors qu’il est condamné en octobre 2006 à quinze ans de réclusion criminelle pour viol et agression sexuelle sur deux garçons mineurs. Sa cavale ne prend fin qu’en août 2007. Son organisation est alors démantelée.

Juliano Verbad dit "Petit lys d'amour'

Juliano Verbad dit « Petit lys d’amour »

Ces phénomènes sont, bien au-delà de la sphère catholique, la partie immergée de l’iceberg. Ils confortent des observations et des analyses faites dès les années 1970, et rapportées aux domaines de l’anthropologie médicale et de l’ethnopsychiatrie. Jean Benoist est représentatif de ce courant. Son ouvrage de 1993 le thématise : « Il faut aller plus loin, vers l’anthropologie des faits de religion, qui recoupe elle aussi celle de la maladie : on rencontre toujours les dieux sur le chemin de la mort » (1993 : 20). Dans cette perspective se réinscrit la « constellation de recours où les conduites traditionnelles se combinent à la médecine scientifique. C’est là que s’articulent tradition et modernité, dans un ensemble où le médecin voit des contradictions alors que le malade en vit l’unité » (Benoist, 1993 : 85).

On comprend mieux pourquoi la présentation du phénomène religieux à La Réunion par simple distinction des pratiques associées individuellement à des communautés ethnoculturelles n’est pas pertinente. Car la grande majorité des pratiques, en deçà de leurs identifications de surface, répond à la logique de l’enchaînement entre promesse, carême et service. Cet algorithme rapporté par Jean Benoist est profondément inscrit dans la plupart des démarches. Le pénitent sait que pour obtenir un bienfait, il lui faut s’engager à un sacrifice dont l’acte final est l’offrande qu’il fera en remerciement. Autour de cette structure fondamentale se réorganisent les différents apports religieux, non pas sur un principe exclusif, mais au contraire accumulatif.

Un jeu d’équivalences internes s’est, en effet, mis en place. Il institue un principe de transversalité entre l’ensemble des croyances et des pratiques. Laurence Pourchez rend compte de ce continuum dans son étude très fouillée des pratiques qui entourent la conception et la naissance de l’enfant à La Réunion. Par exemple, « jugé indispensable » par une majorité de la population, le baptême catholique s’accorde avec des rituels de type hindou ou autres. Ainsi, la fréquence du phénomène des cheveux maillés chez les bébés « conjuguée à un peuplement pluriethnique de l’île, rend particulièrement hasardeuse toute hypothèse sur une origine exclusive du rituel » (Pourchez, 2002 : 229).

La transversalité est maintes fois repérable. Elle met en chaîne des pratiques dont l’hétérogénéité est incontestable dans un contexte non réunionnais. Sa spécificité est d’accompagner la recherche de protection contre des agressions dont le caractère obsessionnel et la force présumée sont à la mesure des violences charriées par toute l’histoire sociale du peuplement de l’île. L’ethnopsychiatrie permet de décrypter les comportements qui, imprégnés de religieux, débordent en permanence la sphère habituellement attribuée aux religions. Jacques Brandibas qualifie l’étiologie de ces comportements : « La maladie est souvent interprétée comme la manifestation d’une attaque du sacré dans l’équilibre précaire d’un sujet. Les objets de soin seraient inefficaces s’ils ne supposaient une théorie de l’univers où le sacré est aussi porteur de forces de protection et de restauration. C’est la fonction des dieux et des ancêtres ».

Stéphane Nicaise. 

Ne manquez pas demain notre dernier épisode du dossier « La conjugaison du religion à La Réunion ».