©Bertrand Guay / AFP
« A l’heure où la relation privilégiée et quasi univoque entre les Outre-mer et l’Hexagone commence à être ébranlée par une vision rénovée des Outre-mer au centre de leur bassin océanique, la question des congés bonifiés, symbole de cette relation étroite avec l’hexagone, mérite d’être posée ». Lors de la présentation du Livre Bleu Outre-mer, Emmanuel Macron s’est exprimé sur la cherté de la vie en Outre-mer, plus précisément sur la sur-rémunération et sur une réforme des congés bonifiés. « C’est la sur-rémunération des uns qui créent la pauvreté des autres » avait-il déclaré tout en précisant qu’elle ne sera pas remise en cause lors du quinquennat. Une contribution du Think Tank Les Alyzées.
Les « congés bonifiés », en vigueur depuis la fin des années 40 pour les fonctionnaires de l’État, permettent à certains fonctionnaires de retourner régulièrement dans « leur résidence habituelle où se trouve le centre de leurs intérêts moraux et matériels (CIMM) », ce qui désigne, pour les originaires d’Outre-mer, le département ou la région d’Outre-mer où se trouvent leurs racines familiales. Au cours de son déplacement en Guyane, en novembre 2017, le Président de la République Emmanuel Macron s’est publiquement ému des congés bonifiés, devenus inadaptés. Il a souhaité des « retours plus fréquents » avec « des billets moins chers » et « une politique tarifaire plus adaptée ».
Le régime actuel des congés bonifiés est figé depuis 40 ans
Le régime actuel des congés bonifiés est tout droit issu des congés administratifs, mis en place après la départementalisation (1946) au profit des fonctionnaires de l’État en service dans les départements de La Guadeloupe, La Martinique, La Guyane et de La Réunion, et notamment des cadres locaux assurant des fonctions relevant de l’État, intégrés à la fonction publique et susceptibles d’être mutés en métropole au cours de leur carrière. Il était nécessaire de leur donner la possibilité de revenir passer des congés dans leur département d’origine. Le régime alors mis en place permettait, en renonçant pendant 3 ans (2 ans en Guyane) aux congés annuels, de bénéficier d’un congé de 6 mois (10 mois à La Réunion) à prendre en métropole ou dans le département d’outre-mer d’origine.
Les frais de voyage pour le fonctionnaire et sa famille étaient pris en charge par l’État employeur. 20 ans plus tard (1), le régime a été assoupli – l’obligation, par exemple, de renoncer aux congés annuels ayant été supprimée – sous la forme des congés bonifiés actuellement en vigueur. Il a été progressivement étendu (2) aux agents originaires des DOM exerçant en métropole, tant dans la fonction publique d’État que dans la fonction publique hospitalière (loi du 9 janvier 1986) et territoriale (décret du 15 février 1988). Ce régime a ensuite été étendu à Mayotte. Enfin, il a même été étendu aux fonctionnaires de l’État originaires d’un DOM exerçant leur activité professionnelle dans ce même DOM, et leur permet de bénéficier, avec leur famille, à l’issue de 5 ans de service, d’un billet d’avion pris en charge à 50% par l’administration pour se rendre en métropole (100% après 10 ans de service).
Le congé bonifié semble encore aujourd’hui très utilisé même si on ne connaît réellement ni le nombre de bénéficiaires ni le coût pour les collectivités publiques (territoriales, hospitalières et État) ce qui autorise des chiffres parfois fantaisistes. Les bénéficiaires sont, d’une part, les agents titulaires originaires d’un DOM ou de Saint-Pierre et Miquelon et exerçant en métropole dans les fonctions publiques d’État, territoriale ou hospitalière, d’autre part, les agents de l’État originaires de métropole et exerçant dans un DOM ou à Saint-Pierre et Miquelon.
Ces bénéficiaires ont droit tous les 3 ans à un congé de 65 jours correspondant aux 5 semaines de congés annuels et à une bonification supplémentaire de 30 jours, censée représenter les délais de transport. Le voyage du bénéficiaire ainsi que celui de ses ayants droits (enfants de moins de 20 ans et conjoint/concubin/pacs sous condition de ressources). Enfin, lorsqu’un fonctionnaire d’origine ultra marine exerçant dans l’hexagone prend ses congés bonifiés dans le département ou la région d’Outre-mer dont il est originaire, il bénéficie pendant ses vacances de la majoration de traitement (indemnité de vie chère) en vigueur dans ce département (+ 40% et + 35% à La Réunion).
Le diagnostic est sans appel.
– Le dispositif a raté son ancrage dans la civilisation des loisirs du XXIème siècle:
Aujourd’hui, les séjours de vacances sont plus courts et plus nombreux. Or, en l’état actuel des textes, il est impossible de fractionner les congés bonifiés. En outre, de nombreux bénéficiaires de congés bonifiés font état de difficultés pour se faire héberger par leur famille et n’ont d’autre solution que de louer une résidence. Certains n’ont même plus du tout envie de passer leurs vacances dans une famille, plus ou moins éloignée. Les dates des congés bonifiés sont fixées par le bénéficiaire, en tenant compte notamment des dates habituelles des vacances scolaires, si bien que les congés bonifiés sont à l’origine d’une hyperpointe fin juin (vers les destinations d’outremer) et fin août / début septembre (retour vers l’hexagone), facteur d’un accroissement du coût des billets d’avion et d’une quasi impossibilité, pour les autres vacanciers, de trouver des places disponibles.
L’État et les autres collectivités publiques (hôpitaux, collectivités territoriales) organisent eux-mêmes les congés bonifiés en jouant le rôle d’agent de voyage, fonction pour laquelle ils n’ont aucune compétence.
– Le dispositif est devenu inéquitable:
Le « centre des intérêts matériels et moraux » n’a jamais fait l’objet d’une définition juridique précise, opposable à toutes les collectivités publiques concernées, si bien que ce CIMM est laissé à l’appréciation de chaque collectivité en fonction de considérations qui leur sont propres, souvent divergentes d’une collectivité à l’autre, en dépit de la jurisprudence du Conseil d’État. Le régime indemnitaire, qui accompagne l’attribution des congés bonifiés, est facteur d’iniquité entre fonctionnaires : on constate ainsi que les agents originaires d’outre-mer travaillant dans l’hexagone sont beaucoup plus nombreux à demander à bénéficier des congés bonifiés que les agents d’origine métropolitaine exerçant dans un DOM. Les premiers disposent en effet de la majoration de traitement pendant leurs deux mois de vacances outre-mer et gagnent davantage que pendant deux mois travaillés en métropole alors que les seconds perdent cette majoration de traitement.
Les collectivités territoriales de l’hexagone sont réticentes à recruter des ultra-marins pour ne pas assurer la charge du CIMM, engendrant ainsi une discrimination à l’emploi envers les originaires d’Outre-mer.
Concrètement, que peut-on faire ?
La transformation des congés bonifiés passe par la transformation simultanée de ses différentes composantes, facteurs d’insatisfaction des bénéficiaires et d’iniquité. Cette transformation s’appuie sur un contexte en pleine évolution, celui du transport aérien qui n’a plus rien à voir avec le transport maritime et aérien des années 50 : quand il fallait à l’époque 3 semaines de bateau pour aller de l’hexagone à La Réunion, une nuit d’avion suffit aujourd’hui. De plus, l’augmentation bien réelle de la concurrence et l’arrivée des low-cost ont fait baisser significativement le prix des billets d’avion, mouvement qui se poursuit et s’amplifie. Ces transformations simultanées pourraient porter sur :
– L’harmonisation / unification des critères déterminant le CIMM, sur la base des récents arrêts du Conseil d’Etat, de manière à assurer un traitement plus équitable des bénéficiaires, quel que soit le service ou la collectivité qui l’emploie ;
– L’ajustement de la bonification de 30 jours, devenue aujourd’hui inadéquate ;
– La suppression progressive de la majoration de traitement pendant les vacances du bénéficiaire prises outre-mer ;
– La suppression de la possibilité offerte aux fonctionnaires originaires d’outre-mer qui travaillent outre-mer de disposer d’un billet d’avion vers la métropole (financé à 50 ou 100%). Ces fonctionnaires peuvent en effet prétendre à l’aide à la continuité territoriale accessible tous les 3 ans, sous conditions de ressources, sur le budget du ministère des outre-mer.
La résultante de toutes ces transformations pourrait être une « indemnité représentative des congés bonifiés » : cette indemnité, libre d’emploi, serait calculée sur le prix moyen des billets d’avion, en tenant compte des ayants-droits et de la suppression progressive de la majoration de traitement et serait versée selon une périodicité à définir, tant que les critères du CIMM sont satisfaits.
Un tel dispositif devrait permettre de rénover et actualiser en profondeur les congés bonifiés : on escompte en effet que le bénéficiaire aura un comportement économique plus rationnel que l’État ou les collectivités publiques, en cherchant lui-même les billets les moins chers, en privilégiant des départs en basse saison s’il n’a pas d’enfants d’âge scolaire ou en utilisant une partie de l’indemnité à des dépenses d’hébergement. Il pourra ainsi partir tous les 2 ans s’il le souhaite mais aussi moins souvent s’il le souhaite ou, au contraire, plus fréquemment en complétant l’indemnité. Il pourra aussi visiter d’autres territoires de l’espace géographique où se situe son CIMM. Les congés bonifiés seraient ainsi à la croisée de l’ancrage traditionnel et d’une plus grande ouverture sur l’espace océanique.
Enfin, le rapprochement du régime de congé des congés bonifiés avec le régime de congé ordinaire mettrait fin peu à peu à la désorganisation de certains services publics pendant la période des congés bonifiés, ce qui ne serait pas le moindre des avantages de la réforme proposée.
Au-delà de la transformation proposée, ne faut-il pas aussi réfléchir à un autre levier de régulation de la demande de congés bonifiés par une autre politique d’affectation de fonctionnaires de l’État outre-mer ? Actuellement, pour un grand nombre de fonctionnaires, la durée d’affectation dans un département d’outre-mer est illimitée, réduisant ainsi le nombre d’emplois vacants et la possibilité pour des fonctionnaires d’origine ultra-marine de prétendre à ces emplois. Or, dans les Collectivités d’Outre-mer (Polynésie française et Wallis-et-Futuna) et en Nouvelle-Calédonie – où le régime des congés bonifiés n’est pas applicable – la durée d’affectation est limitée à 2 ans (renouvelable une fois, sauf pour les magistrats et professeurs d’université). Une évolution vers une durée d’affectation limitée et plus courte dans les DROM, de manière analogue à ce qui se pratique dans les COM, pourrait déboucher sur une augmentation des postes vacants, accessibles à des fonctionnaires d’origine ultra-marine, et limiterait ainsi le recours aux congés bonifiés.
Les Alizées
(1) Décret n°78-399 du 20 mars 1978
(2) Les militaires disposent d’un régime équivalent