En déplacement depuis ce jeudi 3 mai en Nouvelle-Calédonie, le Président de la République Emmanuel Macron entamera, ce samedi, la séquence la plus symbolique et la plus importante de ce déplacement officiel, à six mois du référendum d’autodétermination. Il assistera en effet aux commémorations du 5 mai 1988, date à laquelle 19 kanak et 2 gendarmes sont tués lors des événements d’Ouvéa. Il remettra également l’acte de prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France, au Centre culturel Jean-Marie Tjibaou, avant un grand discours précédent son retour dans l’Hexagone.
Paul Fizin, Docteur en Histoire et professeur à Nouméa, explique cette séquence très attendue, et qui engendre, sur place, des oppositions de la part d’habitants d’Ouvéa, dans les Îles Loyauté. Pour l’Historien, « le plus important c’est d’être attentif à ce que dira Emmanuel Macron dans son grand discours (…) pour voir quel sens il donne à cet acte ».
A son arrivée en Nouvelle-Calédonie, le Président de la République a dit ne pas vouloir « faire Bégayer l’histoire ». Comment interprétez-vous ces propos ?
Les visites Présidentielles en Nouvelle-Calédonie ont toujours eu lieu lors de moments forts de l’Histoire de ce pays. Il y a eu la visite de François Mitterrand dans les années 80, alors que la Nouvelle-Calédonie connaissait des troubles graves, les événements et puis ensuite, les accords de 1988 et plus tard, de 1998. Cette visite d’Emmanuel Macron est symbolique puisqu’on arrive au terme d’un processus qui aura mis 30 ans. Elle a lieu six mois avant le référendum issu de ces accords de décolonisation et boucle ainsi la visite de François Mitterrand, arrivé durant le réveil indépendantiste kanak en Nouvelle-Calédonie.
Emmanuel Macron a dit également qu’il ne donnerait pas d’avis ou de position sur la question ? Est-ce en rupture ou en continuité par rapport à ces prédécesseurs ?
C’est la continuité de ce que François Hollande et Jacques Chirac avait adopté comme position. Il y a trois partenaires qui ont permis la paix en Nouvelle-Calédonie : l’Etat, les indépendantistes et les loyalistes (non indépendantistes). Il y a un savant équilibre et à partir du moment où l’Etat prend position pour le maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la République, on serait dans un partenariat déséquilibré.
La séquence la plus attendue est qui sera la plus regardée est celle du recueillement à Ouvéa, à la fois sur la stèle commémorative des gendarmes tombés le 5 mai 1988, et sur la tombe des 19 kanak qui ont subi le même sort. S’en suivra la remise de l’acte de possession au Centre Jean-Marie Tjibaou. Y-a-t-il encore des réticences à sa présence aux commémorations et à la remise de cet acte ?
A Ouvéa, il y a encore des tensions fortes actuellement. Il y a toujours des branches dures, au sein notamment de l’Union calédonienne, qui n’acceptent pas la visite d’Emmanuel Macron. Mais certaines autorités coutumières, notamment d’Ouvéa, se sont prononcées pour. On note tout de même une division même au sein de l’autorité coutumière.
Concernant la remise de l’acte de possession, c’est une remise symbolique. Il y a un décalage dans le temps. En 1853, quand la France prenait possession de la Nouvelle-Calédonie, elle était sous un régime impérial et sur l’acte de possession, on retrouve les signatures de grands chefs coutumiers du Nord de la Nouvelle-Calédonie. Des années plus tard, la France est devenue une République et remet l’acte de possession non pas à des chefs coutumier mais à un gouvernement collégial de la Nouvelle-Calédonie, composé à la fois d’indépendantistes et de loyalistes. L’acte est fort et peut être interprété de différentes manières.
Pourquoi tant de différences dans interprétations ?
Il y a plusieurs grilles de lectures tout simplement parce que ceux qui regardent cet acte ne le regardent pas avec le même œil. Pour certains, cet acte de possession est unilatéral, le résultat d’une décision de la France de prendre possession de la Nouvelle-Calédonie. En remettant cet acte de possession, on comprend que c’est à la Nouvelle-Calédonie de choisir son destin. Pour les loyalistes, voire les loyalistes plus durs, il s’agit d’un symbole annonciateur d’un « largage » de la Nouvelle-Calédonie de la part de la France. Un acte de prise de possession est un acte de souveraineté, c’est ce qui manifeste la puissance d’un Etat. A partir du moment où l’Etat remet cet acte, qui incarne sa puissance et son pouvoir, à un gouvernement, certains peuvent y voir une délégation de pouvoir. Le plus important c’est d’être attentif à ce que dira Emmanuel Macron dans son grand discours qui suivra la remise de cet acte pour voir quel sens il lui donne.
Revenons sur les commémorations à Ouvéa : Qu’est-ce qu’Emmanuel Macron peut faire pour y participer en toute sérénité ?
La parole est au centre de la culture kanak. L’une des grandes difficultés de cette visite à Ouvéa, c’est qu’il y aura aucun discours, il s’agira de temps de recueillement. Ces temps de recueillement peuvent être interprétés de différentes manières. Certains y voient la satisfaction d’un Etat, un geste d’affront, 30 ans plus tard sur la tombe des 19 kanak. D’autres y voient au contraire un geste de réconciliation. Il faudra, encore une fois, être attentif au grand discours d’Emmanuel Macron pour savoir quel sens il donne à cette présence à Ouvéa. Tant qu’il ne l’aura pas verbalisé, les interprétations iront dans tous les sens à Nouméa.
En tant que Docteur en Histoire, pensez-vous que cette visite, et notamment l’ensemble des séquences qui ont été prévues, vont dans le sens de l’Histoire, des 30 dernières années qui se sont écoulées en Nouvelle-Calédonie ?
Oui, c’est un signe fort envers le peuple Kanak, un signe fort de réconciliation et d’apaisement. Si on regarde l’essentiel de ces visites, elles tournent autour du monde kanak. C’est finalement un choix normal puisque ce pays est en voie de décolonisation et les seuls ayant été colonisés sont les kanak, les Mélanésiens. Pour savoir si le pays est décolonisé, il faut regarder la situation des kanak. Emmanuel Macron semble, en ce sens, donner toutes les garanties pour une pleine décolonisation de ce pays, dans tous les domaines : culturels, économiques, politiques,…
Ouvéa, entre drame, traumatisme et réconciliation
La petite île d’Ouvéa dans la province des Îles Loyauté, où Emmanuel Macron se rendra samedi au terme de sa visite en Nouvelle-Calédonie, a été le théâtre paroxystique des violences entre indépendantistes kanak et loyalistes caldoches dans les années 1980. Des troubles secouent « le Caillou » depuis 1984, quand un enchaînement sanglant fait véritablement basculer la situation dans le drame. Le 22 avril 1988, des indépendantistes attaquent la gendarmerie de Fayaoué, chef-lieu de la commune d’Ouvéa, tuent quatre gendarmes et en prennent 27 autres en otage.
L’événement provoque la stupeur à Paris. Bernard Pons, alors ministre des DOM TOM, est envoyé à Nouméa et dépêche sur place des renforts de gendarmerie et des unités d’élite, qui procèdent à des interrogatoires musclés dans les tribus pour savoir où ont été emmenés les otages.Douze gendarmes sont rapidement relâchés tandis que le 27 avril, le capitaine Philippe Legorjus, chef du GIGN, ainsi que six militaires et un magistrat sont à leur tour faits prisonniers dans la grotte de Gossanah, au nord d’Ouvéa.
A trois jours du second tour de l’élection présidentielle, Paris opte pour la manière forte. Le 5 mai 1988, l’opération militaire « Victor » permet la libération des otages, sains et saufs, mais au prix d’un bain de sang : 2 militaires et 19 kanak sont tués, certains exécutés d’une balle dans la tête. A Paris, le président François Mitterrand déplore le « bilan douloureux » de cette opération, tandis que le Premier ministre Jacques Chirac adresse ses « chaleureuses félicitations » à l’armée. Les deux hommes s’affrontent alors au second tour de l’élection présidentielle le 8 mai et, pour nombre d’observateurs, le drame d’Ouvéa a contribué à la défaite de Jacques Chirac.
En Nouvelle-Calédonie, l’organisation indépendantiste kanak FLNKS, opposée au nouveau statut voulu par le gouvernement Chirac, avait décidé de boycotter activement les élections territoriales programmées le même jour que le premier tour de la présidentielle. Pour stopper l’escalade de violence, le leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou et son rival loyaliste Jacques Lafleur se réconcilient moins de deux mois après le drame d’Ouvéa. Le 26 juin 1988, ils signent ainsi les accords de Matignon, sous l’égide du nouveau Premier ministre, socialiste, Michel Rocard.
Un an plus tard, Jean-Marie Tjibaou paiera de sa vie cette main tendue. A Ouvéa, le dirigeant kanak et son lieutenant Yeiwéné Yeiwéné sont assassinés par un indépendantiste ultra, Djubelly Wéa. Traumatisée par ce nouveau drame, qui la met au ban du monde kanak, l’île d’Ouvéa se replie sur sa souffrance pendant de nombreuses années et un « travail de réconciliation » se met peu à peu en place. En 2004, une coutume kanak de réconciliation et de pardon entre les trois familles -Tjibaou, Yeiwéné et Wéa- contribue à refermer les plaies.
Emmanuel Macron, premier président à se rendre à Ouvéa, doit y effectuer « trois gestes de mémoire et de recueillement ». Une cérémonie aura lieu devant la stèle commémorative de la gendarmerie de Fayaoué, puis il se recueillera à Wadrilla, où Jean-marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné ont été assassinés, et enfin devant le monument dédié aux victimes de l’assaut sur la grotte.
Avec AFP.