Délit de solidarité-Tribune de Christiane Taubira : « La fraternité est faite de nerfs, de joie et de sens »

Délit de solidarité-Tribune de Christiane Taubira : « La fraternité est faite de nerfs, de joie et de sens »

© Outremers 360

Dans une décision datée du 6 juillet, le Conseil Constitutionnel a consacré le principe de fraternité dans l’affaire de Cédric Herrou, un agriculteur ayant porté son aide aux migrants traversant les frontières franco-italiennes. Cédric Herrou avait été condamné en août 2017 par la Cour d’appel d’Aix-en-Province pour « délit de solidarité » à 4 mois de prison avec sursis.
Dans une tribune publiée sur le HuffingtonPost, l’ancienne Garde des Sceaux Christiane Taubira souligne que « le Conseil constitutionnel met un terme au strabisme des gouvernants qui louchent entre des principes et valeurs auxquels ils restent quand même plutôt attachés, et le boucan que font les fureurs et les rumeurs sur un peuple ». Outremers360 vous propose la tribune complète ci-dessous:

C’est la deuxième, celle de Schoelcher, Lamartine, Arago, de Louis Blanc et bientôt d’Hugo, qui stabilise le triptyque lyrique et magique de la devise républicaine. La fraternité ne se conçoit pas hors la liberté et l’égalité qui, sans elle, ne savent même pas faire lien entre elles.

Par à-coups et saisons de confusion, des charlatans maîtres ès approximation prétendent que la Droite se définit par la liberté, quand la gauche aurait des obsessions sur l’égalité. Ce disant, écartelant la devise comme si elle était un assemblage aléatoire et distrait où chacun se sert comme dans un libre-service, help yourself! Ils se montrent juste ignorants de sa cohérence. Grand bien nous fera quand la Gauche retrouvera des obsessions sur l’égalité. Ainsi qu’un peu de mémoire. Lors des débats effervescents précédant et suivant la Révolution, entre 1788 et 1793, liberté et égalité sont amarrées l’une à l’autre, la première étant même considérée comme se déduisant de la deuxième. C’est une période où le volontarisme est tel que la protection des ouvriers, journaliers et paysans s’inscrit sous le concept de l’individualisme révolutionnaire, chacun étant propriétaire de sa force de travail et libre de choisir à qui la louer. Théoriquement. Le rapport de forces économique en montrera impitoyablement le caractère chimérique. Ainsi, la première loi sociale en 1841 commencera par le commencement: l’encadrement (!) du travail des enfants, huit heures par jour pour les cinq-onze ans, douze heures pour les douze-seize ans. La démarche est plus charitable que sociale, mais elle révèle un état d’esprit et les lois sociales de 1848 en tireront enseignement. Quelle époque! Olympe de Gouges exige d’une même voix et d’une même plume, l’abolition de l’esclavage, l’égalité pour les femmes, des ateliers solidaires pour les ouvriers et chômeurs. Anarchasis Cloots et Thomas Paine sont citoyens d’honneur ou français et prennent part aux débats publics et à l’élaboration des lois. Le Chevalier de Saint-Georges commande la Légion du 13ème régiment de chasseurs à cheval – auquel prend part le futur général Dumas – et entrave les projets de Dumouriez à la tête de l’armée du nord. Toussaint Louverture et Louis Delgrès sont respectivement général et colonel de l’armée française. Un demi-siècle de va-et-vient pour consolider la notion de citoyenneté et l’exigence de respect des droits inhérents à la personne humaine, quitte à assumer une contradiction dans les termes. Ainsi s’énonce la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les droits de l’espèce humaine, imprescriptibles, inspirés par le droit des gens ou droit naturel; ceux du citoyen, enrichis de droits civiques, de libertés individuelles et publiques. Cette Déclaration, dont les rédacteurs n’ont jamais fait mystère de s’adresser au monde, appartient au bloc de constitutionnalité. Quels détours! C’est qu’il n’en faut pas moins pour rappeler que la question démocratique – l’égalité en dignité et en droits fondamentaux – est liée à la question sociale, les libertés étant illusoires sans justice sociale. Et c’est à l’épreuve des guerres, des malheurs, des dangers détournés ou surmontés, des reconstructions et des transformations que la fraternité a pris sens, qu’elle a irrigué la nation et inventé, au-delà de la tribu ethnoreligieuse, une socialité soudée par les valeurs, l’Histoire assumée, le destin à forger ensemble. La nation civique a supplanté la communauté ethnique. Et multiples sont les visages de celles et ceux qui tendent la main hospitalière, ils ont tous la quiétude radieuse de qui fait ce qui est bon et juste.

Par sa décision, le Conseil constitutionnel met un terme au strabisme des gouvernants qui louchent entre des principes et valeurs auxquels ils restent quand même plutôt attachés, et le boucan que font les fureurs et les rumeurs sur un peuple qui aurait tout oublié tant de ses faits de gloire que de ses différends insolubles. Or, c’est en mettant un terme à la suppression de services publics, à la compétition effrénée, à la démolition du lien social que l’on peut ressouder et redonner confiance. Ceux qui font commerce de toute détresse continueront de jacasser, sur estrades, en éditos et tribunes. Ils sont l’étiage de la conscience humaine, et ne projettent que l’ombre de nos reculs.

Les sages du Conseil constitutionnel ont considéré qu’il était temps pour nous d’entrer dans le vingt-et-unième siècle, de prendre au sérieux les idées et les combats ayant tissé la cohésion d’un peuple qui cultive un tel tropisme prométhéen. Cela peut offrir un temps d’avance pour comprendre l’état du monde et ces nouvelles façons d’habiter la Terre.

Preuve que les institutions sont bien notre patrimoine commun le plus précieux.