« Que ce soit moi où les autres restaurateurs, personne n’y était préparé » commente Kirahu Chavez, jeune chef tahitienne qui en 2019, reprend un restaurant de Papeete pour lui donner une nouvelle vie : Le « Kozy ». Après avoir fait ses gammes à Paris, Kirahu Chavez réalise ainsi le rêve de tous les chefs : « avoir son restaurant dans lequel on peut faire notre propre cuisine, où on peut laisser libre cours à notre imagination et notre créativité ».
Mais alors qu’il faut entre une et trois années pour qu’un restaurant dispose d’une trésorerie solide, cette crise sanitaire aux répercussions économiques ébranle le secteur de l’hôtellerie-restaurant et bien plus encore, ces jeunes chefs qui ont apporté à la gastronomie une aventure entrepreneuriale.
Entre les solutions pour s’adapter, les inévitables pertes, mais aussi le soutien des clients et des équipes, Kirahu Chavez raconte comment elle a maintenu son activité, tout en protégeant ses clients, ses salariés et surtout, son rêve. INTERVIEW.
Outremers360 : Quand et pourquoi as-tu ouvert ton restaurant ? Quelles ont été les démarches effectuées pour te lancer dans cette aventure entrepreneuriale ?
Kirahu Chavez : J’ai ouvert le Kozy le 28 juin 2019, sachant que le rachat a été fait le 27 mai 2019, donc bientôt un an. C’est un rêve qui se concrétise : chaque chef rêve d’avoir son restaurant dans lequel on peut faire notre propre cuisine, où on peut laisser libre cours à notre imagination et notre créativité. Par rapport au financement, j’ai eu recours à un prêt auprès d’une banque locale, mais aussi à la Sofidep pour un prêt d’aide à entrepreneuriat et enfin une partie en fonds propre.
Comment as-tu personnellement vécu l’arrivée de cette épidémie, et surtout la fermeture forcée des lieux rassemblant du public, notamment les restaurants ?
Que ce soit moi où les autres restaurateurs, personne n’y était préparé. On ne s’attend pas à ce qu’une pandémie nous tombe dessus et ça a été compliqué à gérer. Pendant la première semaine, nous avons fermé. Puis avec mon associé, qui est aussi mon compagnon de vie, on s’est posé pour pouvoir réfléchir, se poser les bonnes questions, essayer de rebondir. Les premières inquiétudes qu’on a eu c’est comment faire pour payer les salaires de nos employés. On en a trois en CDI, qui ont des familles.
Au final nous avons décidé de rouvrir, de faire uniquement de la vente à emporter ou des livraisons, moyennant respect des gestes barrières bien sûr, comme la distance entre les clients le personnel. D’ailleurs, les clients récupèrent leurs plats dans un box hermétique. On essaie vraiment de protéger nos clients et nos employés.
Il faut savoir qu’en même temps que la crise sanitaire était annoncée, tout devait tomber : TVA, impôts, … Et tout ça a rajouté des incertitudes et des inquiétudes surtout pour nos finances : comment faire pour payer tout ça ? Comment continuer à honorer nos fournisseurs ? J’ajoute que cela ne fait pas encore un an que nous avons ouvert le Kozy, et il faut au moins une à trois années pour qu’un restaurant dispose d’une trésorerie solide. Pour l’instant, on fait tout pour survivre.
Pour un restaurant qui dresse des tables et qui reçoit, est-ce que cela a été difficile de se mettre à la vente à emporter et la livraison ?
C’était l’option la plus logique et réalisable. On dispose d’un véhicule, de deux conteneurs hermétiques : un destiné au produit, l’autre au client. Donc à chaque fois, un plat est mis dans le conteneur hermétique et à chaque livraison, le conteneur est désinfecté et prêt pour la prochaine livraison. Nous n’avons qu’une seule livreuse pour éviter les contacts et pour la partie vente à emporter, l’accès intérieur au restaurant est fermé au client et celui-ci récupère sa commande à l’extérieur. On essaye de protéger au maximum le client et nous-même par la même occasion.
Quelles sont concrètement les pertes pour ton restaurant ? En termes de chiffre d’affaires, de personnel puisque tu as engagé du personnel, de clientèle ? Arrives-tu à maintenir le cap et rester à flot ?
Pour l’heure, on est au moins à 60% de perte de chiffre d’affaires, je dis bien au moins. C’est une énorme perte pour nous. Au niveau du personnel, nous les avons gardés en totalité. Et c’est justement pour sauvegarder nos emplois que nous avons décidé de rouvrir. Nos trois salariés sont toutes les trois mères de famille et c’est important pour nous d’avoir préservé leur emploi.
Pour l’instant on arrive à maintenir le cap : on paye nos salariés, on paye nos fournisseurs. Mais au-delà de ça, c’est assez compliqué de dire que nous sommes « à flots ». En réalité, on vit au jour le jour, on s’adapte à cette situation au jour le jour.
Le gouvernement de la Polynésie a annoncé un plan de sauvegarde de l’économie, comprenant des aides pour les entreprises. As-tu pu bénéficier de ces aides ?
Pour ma part, je ne vais pas encore bénéficier d’aide. Il y a certaines aides, notamment le revenu de solidarité, auxquelles je ne peux pas prétendre. Ce qui rend effectivement la situation plus compliquée encore. Ensuite d’autres aides devraient arriver.
Néanmoins, on a fait quelques démarches, on s’est confronté à des murs aussi. Il arrive qu’on baisse les bras mais on a quand même envie de se battre comme tout le monde et comme tout le monde, on a des impératifs à payer. On ne lâche pas l’affaire, on continue à frapper à toutes les portes mêmes si certaines se ferment sans qu’on puisse comprendre pourquoi. On a cette impression que les mails, les retours qu’on a ne sont pas en adéquation avec les aides annoncées. On ne sait pas trop vers qui se tourner aussi, personne ne sait quoi nous répondre…
Parfois on se sent un peu seul. On essaye de demander des aides mais quand on est face à un mur c’est assez compliqué et on ne sait pas vers qui nous tourner. On espère que ce soit plus explicite et qu’on arrive à mieux comprendre ce qui a été mis en place. On se demande aussi si nous sommes les seuls à être dans cette situation compliquée ou si c’est également le cas pour nos confrères. On attend leur retour.
Le confinement a été prolongé jusqu’au 29 avril. Jusqu’à quand penses-tu pouvoir tenir ainsi ? Envisages-tu d’autres solution pour t’adapter ?
Pour le moment on vit au jour le jour, mais si la situation s’étale jusqu’en juin, je ne pense pas qu’on puisse tenir. En juin, il y aura tous les impératifs, qui ont été reportés, à payer, comme la TVA ou l’impôt sur la société. La date du 29 avril, c’est déjà un report, et s’il y a d’autres reports, notre situation ne fera qu’empirer. Au final, que ce soit maintenant ou après, l’argent il faudra qu’on le sorte de nos propres poches. Et outre la vente à emporter et la livraison, pour l’instant, je n’ai aucune vision sur comment je pourrais encore m’adapter à plus long terme. On fait avec ce qu’on a et ce qu’on peut faire surtout. On se débrouille comme on peut.
À Papeete, tu es idéalement située entre la Présidence de la Polynésie et le centre-ville, avec le siège de la plus grande banque de Polynésie, l’Assemblée territoriale, la CCISM et bien d’autres institutions économiques de la Collectivité. Cette clientèle de bureau était fidèle au déjeuner notamment, est-ce que tu la retrouves pour les livraisons que tu as mis en place, notamment celle de la banque voisine qui continue à travailler ?
Bien sûr ce sont encore nos clients aujourd’hui, on les livre encore ou ils viennent récupérer leur commande. Nous avons aussi des clients situés entre Punaauia et Arue (communes entourant la zone urbaine de Papeete), chez qui on livre. Et nous leur en sommes vraiment reconnaissant car c’est grâce à eux que le cœur Kozy continue à battre et qu’on arrive à maintenir le cap. Même si on ne dépasse pas la ligne vitale, on arrive à tenir grâce à eux. Donc du fond du cœur, merci à eux !
Est-ce qu’à un moment donné tu as envisagé une fermeture totale du restaurant, ou une mise sous cloche le temps que ? Comment fais-tu pour rester motivée et continuer coûte que coûte ton activité ?
Nous l’avons envisagé mais c’est inconcevable. D’abord parce que c’est un rêve que nous avons réalisé et ensuite parce que nous avons trois salariés qui ont des familles donc on ne peut pas se permettre de fermer l’activité. Même mis sous cloche, on l’a expérimenté une semaine et on s’est rendu compte des pertes. C’était catastrophique et on n’a pas voulu réitérer.

Kirahu Chavez a ouvert son restaurant en juin 2019, après avoir officié dans des adresses parisiennes
La motivation on la puise dans le fait de faire vivre le restaurant et nos salariés. Et c’est surtout à chaque livraison ou commande, on reçoit un petit mot de soutien et de réconfort de nos clients et ça nous apporte beaucoup de baume au cœur. On reste fier de ce qu’on fait, grâce à nos clients et surtout nos salariés, c’est la force première de notre entreprise. Sans elles, parce que ce sont des femmes, on n’aurait pas pu y arriver. Et après nos clients je tiens aussi à remercier l’équipe. On continue à travailler, et même si ce n’est pas facile, on ne lâche rien.
Personnellement et professionnellement, que comptes-tu faire une fois la levée du confinement ?
Je compte voir toute ma famille, mais vraiment TOUTE MA FAMILLE. Elle me manque énormément et je ne le cache pas, il y aura fêtes sur fêtes. Professionnellement, on a hâte de retrouver nos clients, de les recevoir chez nous, de dresser les tables et de leur servir nos plats. Pendant ce confinement on a aussi beaucoup réfléchi à nos prochaines créations et à la réouverture, on offrira un cocktail à tous nos clients parce que ça nous fera plaisir. C’est l’esprit du Kozy : la générosité, l’accueil et la bienveillance auprès de nos clients.
Je tiens juste à rajouter un mot pour ma famille de cœur : mes amis. Ils ont été là depuis le début de notre aventure et pendant toute cette période compliquée. Ils contribuent aussi à faire battre le cœur du Kozy et le mien par la même occasion. Que ce soit la famille, les amis ou les clients, on a vraiment très hâte de les retrouver. En attendant, « prenez soin de vous ! ».