Nouvelles en Polynésie : « Déracinement » de Ghislaine Lavoye

Nouvelles en Polynésie : « Déracinement » de Ghislaine Lavoye

©Tahiti Héritage

Le déracinement peut-il se transmettre de génération en génération ? Une question que l’on pourrait se poser, à la lecture de Ghislaine Lavoye, et de sa nouvelle sobrement intitulée « Déracinement ». Premier Prix du Concours littéraire de la Délégation de la Polynésie française à Paris, Ghislaine Lavoye nous transporte à travers les générations, de ce grand-père, « Poilu Tahitien », qui n’a jamais revu son Pacifique natal, à cette petite-fille, vacillant entre Polynésie et Hexagone. En remportant le 1er Prix du Concours littéraire de la Délégation polynésienne, Ghislaine Lavoye s’est vue offerte une participation au Salon du Livre en Polynésie, qui aura lieu du 16 au 19 novembre prochain. 

Les déracinements font partie de ma lignée, de ma branche, et sont à l’origine de la rencontre entre Tahiti, la Normandie et la Catalogne. Avec en constante, la mer, l’océan où s’enfoncent nos racines.

Mon grand père est venu dans cette froidure dans un grand élan patriotique avec les Poilus Tahitiens. Il  n’a jamais revu son Fenua, son île soleil, sa famille, son foyer et son peuple. Il est redevenu poussière quelque part dans ce sud, ignorant que c’était le prélude d’une future descendance, d’autres générations également déracinées.

Je pense à lui à l’automne, au moment des commémorations du 11 novembre, hommages à ces soldats ayant donné leur vie à la patrie. Je regarde ces vignobles rougeoyant sous le soleil d’arrière-saison, comme l’allégorie du sang versé, maintenant séché, au milieu du feuillage doré et des nuances de pourpre, magnificence retrouvée glorifiant leur courage.

Au printemps, renaissance de la nature. Les coquelicots vermillon, incarnation de l’ardeur fragile, tels de multiples gouttes de sang perlent dans les champs, escortés de la luminosité des buissons de genêts environnants. Cette symbolique de la Catalogne, sang et or, issue d’une légende où un fils se sacrifie pour venger son père, m’évoque l’héroïsme des miens, acceptant le départ vers l’inconnu afin de protéger la  mère patrie.

Quand je suis dans la douleur, la peine, le découragement, j’invoque cet aïeul. Qu’il me transmette  le courage des guerriers maoris, que je sois digne de leurs valeurs.

Certains reposent en terre originelle, d’autres loin de leur foyer ont leur âme qui vagabonde sur les océans, tel des navigateurs de l’au-delà à la recherche du lieu sacré d’envol vers une vie parallèle.

Mon papa a suivi les traces de ce père qu’il n’a pas connu, mort trop tôt et si loin. Il a embarqué  avec les Tamarii Volontaires dans le même élan patriotique, vers l’inconnu et le destin d’une rencontre, ma maman normande.

Retour au pays, adieu les frimas qui usèrent sa santé et les horreurs d’une guerre gagnée vaillamment. Douceur d’une vie heureuse avec femme et enfants. Les années bonheur en ce qui me concerne, années 60 où tout était joie de vivre et insouciance.

Puis de nouveau un déracinement, le mien, vécu différemment selon que l’on soit les parents ou les enfants.

J’avais alors l’insouciance de la jeunesse ignorante d’un futur rêvé et idéalisé. Flots d’incertitudes et d’espoirs, ivresse égoïste de ce que l’on croit être la liberté. Partir, quitter la sécurité du cocon familiale. Voler de ses propres ailes. Et ne pas se les bruler tel Icare.

Première fracture dans une joie mêlée d’une indicible crainte, qui occulte le chagrin incommensurable des parents. On le  réalise bien plus tard, bien trop tard.

Nous avions choisi le sud inconnu comme destination étudiante avec ma sœur.

Le déracinement nous oblige à nous assumer, à nous prendre en charge. Mais la solidarité entre insulaires était là, chaleureuse On se comprend, on s’épaule, on vit les mêmes douleurs de la séparation, de l’éloignement. L’amitié des autres « exilés » a tissé des liens qui perdurent toujours avec certains. En effet, l’intégration n’est pas le maître mot qui me vient à l’esprit pour qualifier le milieu étudiant métropolitain.

Pas d’internet ni de Skype à l’époque. Seul le courrier avec ses délais interminables d’acheminement permettait de ne pas rompre la continuité du cordon ombilical, si fragile, si tenu.

Chaque lettre est une joie et le facteur a toujours ignoré l’espionnage dont il était victime, surveillance constante de ses allers et venues. Nous étions de futées petites  James Bond girl.

Aujourd’hui encore, elles sont toujours là ces missives écrites avec les larmes du cœur. Après tant d’années, je n’arrive toujours pas à les relire. A la lecture des premiers mots, emprunts de nostalgie et du vide de notre absence, je m’effondre et repose la missive dans son enveloppe précieusement conservée

Le déracinement, l’arrachement aux siens prend alors toute sa signification. Malgré la perte, la vie doit continuer. On se raccroche aux branches de cet arbre dont la sève menace de se tarir si l’on n’y prend garde. Ma mission, préserver la plus petite radicelle de vie de cet héritage.

En France, dans la région où je vis maintenant, le mot déracinement a toute sa valeur. C’est un fait avéré car nous sommes au carrefour de divers exilés. Les réfugiés espagnols de la Retirada, victimes de la guerre civile, les pieds noirs et les harkis fuyant leur pays natal. Ils ont subit cet exode sans réel espoir de retour. Question de survie.

En ce qui me concerne, la situation est réversible, et je l’espère pas définitive. L’avenir nous le dira…

Dans ce sud, nous habitons au bord de la Méditerranée, avec mon époux.

Mon intégration dans son village, auprès de sa famille, de ses amis s’est faite sans heurts. Le petit côté oiseau exotique plait toujours et pique la curiosité. Tahiti est un mot magique, un mythe, mais cependant pas toujours un sésame dans les rapports humains.

Il ne faut pas imposer ni s’imposer, mais arriver à nous enrichir mutuellement.

Par exemple, j’ai découvert une culture très riche, des gens fières de leurs traditions.

Les spécialités culinaires délicieuses méritent d’être mieux connues. Les produits de la mer y sont mis en valeur.

Le Sud n’est pas le cercle polaire. Mais l’hiver y est cependant dur à supporter. La chaleur humaine y est souvent  prégnante et rappelle notre façon de vivre îlienne.

J’ai conservé ma philosophie insulaire et l’ambiance des îles. On n’ôte pas sa culture comme on troque de vieux oripeaux. Chez moi c’est convivialité et accueil. Mon environnement, ma façon de vivre rappellent mon pacifique. Il m’est également très difficile après tant d’années d’occulter l’automatisme du tutoiement.

Je  ne peux me passer de mes pareos, de mon monoï ni dormir sans mes tifaifai. Mes petits orteils, ivres de liberté, ne supportent que les « savates ». Je suis entourée de plantes et de fleurs.

Chaque jour au réveil, je prends ma dose quotidienne d’infos du pays. Vive les journaux numériques et le replay. Mes écrans radars sont toujours en alerte et la connexion totale. Merci à cette merveille de technologie nommée I-Pad

Ici, en Méditerranée, la plage déroule des kilomètres de sable et le ressac des vagues m’accompagne  lorsque je longe la grève. Point de coraux mais le soleil y brille, y brule. Ses rayons se fracassent sur l’étendue marine, la transformant en une aveuglante chape de plomb que le regard ne peut affronter. Le sable est chauffé à blanc, il faut baisser les yeux face à cette fournaise dantesque.

La nuit, la lune se reflète sur une mer devenue sombre. La voute céleste est bien moins scintillante que mon ciel polynésien, étincelant d’un infini étoilé, si proche et pourtant si loin, donnant l’impression vertigineuse de pouvoir s’y noyer. Aucun bruissement, aucune frénésie dans les palmiers fantomatiques, avatars insipides de nos cocotiers, dans le clair-obscur d’une ligne blafarde d’un  éclairage urbain froid, artificiel, impersonnel.

Faute d’alizés, c’est une indomptable tramontane qui sévit, se révélant d’une extrême violence.

Quand le doute s’insinue en moi, que le temps est maussade, que l’hiver est là avec sa morsure qui cisaille le cœur, la terrible tramontane finit de balayer toutes mes certitudes.

Elle se faufile dans mes entrailles, une sourde angoisse annihile toute ma résistance, tout espoir. Ma gorge est serrée, un mal être  douloureux me donne une sorte de nausée Je suis brisée, en miettes. Mille morceaux tombent inexorablement dans un puits sombre et sans fond. Je  suis en quête d’un improbable paradis artificiel qui atténuerait ma douleur. Je cherche la lumière, une lueur salvatrice, une bouffée d’oxygène.

Mais je ne contemple que les eaux grises d’une mer maltraitée qui se confond avec celle des étangs. Paysage acre, morne et renfrogné d’une fin  du  monde, de décomposition et de délitement. Nul flamant rose pour égayer ce triste tableau. Ils ont rejoint des terres plus hospitalières.

Quelques herbes folles des bords de chemins, si fragiles, comme brulées, courbent l’échine devant cet Eole, souverain  tout puissant, esclaves ballotés dans tous les sens, attractions sans contrôles d’un parc fantôme.

Le  paysage  vire au gris poussière et la petite fleur fragile,  insolente de  défi, termine sacrifiée, décapitée sur l’échafaud funeste du tyran révolutionnaire.

Même notre maraamu ne déployait  pas autant de vigueur apocalyptique.Il colorait le lagon couleur émeraude, laissant deviner la silhouette sombre des patates de corail.

Je ferme les yeux pour chasser cette vision de néant. Des images, des couleurs, un paysage, un parfum de fleurs. Tahiti est là et assaille ma mémoire. Mon corps est physiquement loin mais mon cœur y demeure pour toujours.

J’écoute la musique de mon île. Les vieux disques 33 tours d’Eddie Lund, de Gabilou et ses Barefoot, de Mila et Loma, d’Henriette Winkler et du plus récent JANSE WESSON… Iaorana, l’oiseau bleu au tiare se pose, bienvenue à Tahiti … les frontières géographiques sont abolies … Welcome to the Island Tahiti.

Je suis bien, je rêve, je m’évade… la mémoire a des facultés insoupçonnées.Des flash-back me reviennent, images fugaces du film de ma vie avant la France. De minuscules racines résistent encore grâce à cela.

Je ressens les douces et suaves fragrances qui emplissent l’air, la caresse du soleil sur ma peau, la mélodieuse musique  du lagon rythmée par le chant des oiseaux.

Je revois le déroulement d’une jeunesse heureuse au pays de la joie de vivre et du bonheur simple. Les parfums mêlés de pitate, de tiare Tahiti, d’ylang-ylang, de tipaniers cueillis dans le jardin lorsque je confectionne mes couronnes, plaisir de voir naître sous mes doigts ces parures d’un soir de fête voluptueusement odorantes, exhalant leur fragrance magique dans les nuits tropicales.

S’allonger au soleil dans ma pirogue au milieu du lagon avec le clapotis des vaguelettes comme fond sonore et l’océan qui se fracasse sur le récif lointain.

Les chauds rayons jouent à cache-cache avec les poissons multicolores dans les coraux chatoyants. Yeux clos, j’y suis seule au monde dans une douce torpeur.

Quelques sillons tracés dans le fond sablonneux signalent le cheminement d’un coquillage.

Je connais mon lagon dans les moindres détails, nageant d’un pâté de corail à l’autre  jusqu’au récif.

Là bas, les nuits de pleine lune sont mystérieuses.Au moindre bruissement, la nature révèle alors une étrange facette. Plaisir indéfinissable, délicieux mélange d’angoisse de l’inconnu, de tous les possibles et de peur, exaltante montée d’adrénaline.

Je portais toujours des parures de fleurs bien odorantes sensées faire fuir les tupapau. Magie de l’irrationnel.

L’astre lunaire ondulait sensuellement, en cadence, sur l’eau du lagon. Hypnotisant et vibrant sabbat.

A la tombée de la nuit, les couchers de soleil irradiaient l’horizon de mille feux, spectacle toujours et inlassablement renouvelé avant l’arrivée des ténèbres dans la moiteur de ces nuits chaudes.

Ici, les mêmes couleurs chatoyantes et changeantes embrasent la mer à l’aube et enflamment le Canigou en soirée. Si ce n’était le spectacle de la garrigue alentours je pourrais presque me croire sur la plage à Punaauia.

Mais la chaleur asséchante ne peut rivaliser avec notre humidité tropicale.

En Polynésie, autrefois, le temps s’écoulait entre l’école et la vie au district.

Lorsque les résultats du bac furent proclamés dans la cour sous les grands autera du Lycée Gaugin, toute à ma joie je ne pensais pas alors à mon futur déracinement.

Ma petite vespas me permettait de me déplacer partout. Je connaissais les moindres recoins de la ville et du port. Ses petites rues ombragées et fleuries si typiques et tranquilles.

Avec les cousines et les amies, nous passions de longs après midi à discuter, chanter, faire les cahiers d’amitié, broder des coussins ou napperons, tresser des objets, faire de la pâtisserie ou des citronnades.

Nous passions des heures à la plage, nous partions en « expéditions » dans la  montagne, nous nous baignions dans la Punaruu à l’eau alors si claire..

Les fêtes du juillet étaient une réjouissance. Danser dans les petits bals improvisés, manger des brochettes ou du veau à la broche, faire un tour dans la rade en speed boat, jouer au taviri et gagner des pareos.

Pour l’occasion, la couturière chinoise nous confectionnait en un temps record des tenues assorties avec ma cousine.

Les spectacles de danse et concours de chants étaient bon enfant. Le gouverneur trônait à la place d’honneur. Je garde le souvenir étrange et anachronique d’une Martine Caroll arrivant en manteau de vison.

Mais ce que je préférais par dessus tout c’était le concours de pirogues fleuries avec le naufrage immanquable de quelques embarcations dans l’éclat de rire général. Les sports traditionnels m’intéressaient moins malgré la force athlétique des participants que je n’évaluais pas à l’époque à leur juste valeur.

Le dimanche matin, dans le quartier, on partageait tous un four tahitien. Chacun apportait ses plats et  tout était cuit ensemble.

Papa péchait et ramenait une orgie de langoustes. Nous n’en voulions plus avec ma sœur. Je suis encore très peu portée sur ce met très prisé en métropole. Ces excès de langoustes à toutes les sauces à eu raison de mon appétit pour ce crustacé.

Il y avait ce couple récurant, chaleur moite et soleil. Puis, soudain une pluie tropicale s’abattait sur nous. Nous nous éparpillions joyeusement et nous précipitions dans la mer devenue plus chaude. Un torrent surgissait miraculeusement dans la montagne. Il retrouvait son lit asséché mais creusé depuis longtemps, ressuscitant à chaque orage. Il finissait en saignée rougeâtres dans le lagon après avoir auparavant inondé  copieusement les jardins alentours.

Le samedi soir, nous allions danser, vêtues de nos plus belles robes et coiffées des magnifiques couronnes tressées dans la journée. Puis direction le port , les brochettes et le poisson cru des roulottes pour reprendre des forces après les trépidations de la piste de danse du Taaone ou du Tahiti Village où nous nous étions enivrées des mélodies et des douce voix de nos interprètes préférés.

Quelque fois direction Fare Ute pour les derniers baisers à l’abri des regards indiscrets avec en toile de fond l’écume et le ressac des vagues comme ambiance sonore. Magie et mystère d’une lune complice bienveillante. Plénitude d’une communion totale avec la nature, aucun parasite visuel ou sonore, ambiance magique qui tenait tous nos sens en éveil.

Ces souvenirs, cette évocation du temps d’avant, du bonheur, m’aident dans les moments d’abattement.

Heureusement, la Polynésie vient régulièrement à moi. Parents, amis  redonnent de la vigueur aux racines et ma fille a réalisé son objectif, vivre la bas. Implantation réussie et retour aux sources.

Après un long exil en métropole, j’ai pu revenir la voir au fenua

J’y ai retrouvé mon identité, mon nom de naissance. Plus de gommage métropolitain, d’occultation ni d’européanisation. Je suis redevenue une maori en pleine conscience. Mes origines, mes attaches, mes racines enfin retrouvées. En France j’étais la femme « de », ici je suis la fille » de ».

Par contre, mes repères avaient disparus. Le modernisme ayant inexorablement envahi peu à peu la société. J’ai eu du mal à me reconnaitre. J’étais de nouveau comme déracinée face à ces changements.

Alors j’ai repensé à la phrase de Pablo Neruda. « Le déracinement pour l’être humain est une frustration qui, d’une manière ou d’une autre, atrophie la clarté de l’âme ».

La frustration, l’atrophie, le manque et la perte. Tout est résumé. Mais la résilience doit s’opposer au pluralisme et guérir les blessures de l’âme.

Quand le soleil se couche sur mon horizon, je sais qu’il se lève au même moment aux antipodes, sur ma chère Polynésie.

L’espoir, la renaissance doivent demeurer pour ne pas tomber dans un vertigineux abandon.

Notre histoire est faite de pointillés, d’instants d’existences grappillés ici et là. Vendanges de la vie avec de grandes disparités et des millésimes prometteurs.

En terminant ces quelques lignes, mon regard se pose alors sur ma petite « brousse » personnelle, mon jardin d’hiver exotique.

Mon pitate, peut être sensible à mes états d’âme, déploie ses rameaux pour m’offrir ses premières fleurs immaculées. Signe de renouveau.

Mais tant que je serai loin, il manquera toujours une pièce au puzzle de ma vie.

 

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