L’Océanie, continent « où l’on parle des milliers de langues », Alexandre Juster

L’Océanie, continent « où l’on parle des milliers de langues », Alexandre Juster

Himene Tarava ou chant polyphonique polynésien ©Hiroa.pf

Cette semaine, Alexandre Juster, chroniqueur Histoire & Culture d’Océanie à Outremers360, nous plonge dans la complexité et la diversité des langues d’Océanie. Véritable paradis pour les linguistes tels qu’Alexandre, certaines régions comptent « plus de 800 langues » et « sont (…) les gardiennes des cultures et des traditions des populations ». Grand angle sur un continent aux deux milles langues.
L’Océanie sur une carte : un océan immense où reposent des milliers d’îles et où l’on parle des milliers de langues ; plus de deux mille, sans compter les dialectes ! Deux milles langues et autant de grammaires et de syntaxes, autant de façons de décrire le monde, d’exprimer aspirations et doutes, d’aimer ou d’insulter, d’échanger des savoirs et de transmettre des spécificités culturelles.
Mais au fait, quelles langues parle-t-on en Océanie ? On y trouve des langues introduites récemment au gré des vicissitudes de l’histoire, du commerce et des conquêtes coloniales. Ainsi, au gré d’un long voyage transpacifique, on entendra de l’anglais, du français, mais également de l’espagnol à l’île de Pâques-Rapa Nui ou de l’hindi à Fidji.

 

On rencontrera des créoles à Pitcairn, à Norfolk, à Hawaii, au Vanuatu, aux Iles Salomon, ou encore dans le Territoire du Nord australien, comme dans la tribu de Saint-Louis en Nouvelle-Calédonie. Ces créoles font parties des langues les plus récentes, elles ont tout au plus 150 ans, et furent créées pour faciliter la communication entre des travailleurs océaniens parlant des langues différentes et pour permettre des échanges entre ces travailleurs et les européens. A l’opposé chronologique de ces langues très récentes, on y trouve les plus anciennes : les langues aborigènes et les langues papoues, leurs locuteurs étant arrivés dans la région il y a 40 000 ans.

L'Australie compte environ 300 langues aborigènes ©DR

L’Australie compte environ 300 langues aborigènes ©DR

En Australie, on parle encore environ 300 langues, dont certains mots sont entrés dans le vocabulaire européen : koala, kangourou, boomerang, didgeridoo. Sur ces 300 langues, moins d’une dizaine sont parlées par plus de 1000 locuteurs… Autant dire que la majorité des langues aborigènes va tomber dans l’oubli dans la décennie à venir. Les linguistes n’ont pas encore clairement établies les relations de parenté entre les différentes langues aborigènes, et ils les ont donc difficilement classés pour la plupart d’entre elles dans la famille des langues pama-nyungan. Mais attention, deux langues qui appartiennent à la même famille n’ont pas forcement des points communs évidents, par exemple, qui pourrait croire que l’islandais, le perse, le français, le breton et l’albanais appartiennent tous à la même famille de langues, les langues indo-européennes ?
En Papouasie – Nouvelle-Guinée, là encore, les linguistes en manque d’idiomes se régalent. Ils peuvent y étudier plus de 800 langues, soit 10% des langues de la planète ! Comme en Australie, celles-ci sont difficilement classables, et on a dû créer des « familles hypothétiques » de langues. Pour pouvoir communiquer entre eux, les habitants apprennent alors la langue du groupe voisin ou bien utilisent l’hiri motu ou le tok pisin, deux créoles qui ont le statut de langue officielle, aux côtés de l’anglais et de la langue des signes.
Si les langues aborigènes et papoues peuvent difficilement être classées par famille, ce n’est pas le cas des langues océaniennes (on en recense environ 500) qui sont parlées dans les pays et territoires du Pacifique insulaire (Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, Iles Marshall, Hawaii, Wallis et Futuna, etc.). Les langues océaniennes sont rattachées à une plus grande famille, les langues austronésiennes, dont l’aire de diffusion s’étend de Madagascar à l’Ile de Pâques, en passant par le sud-est asiatique insulaire et les Philippines. Les premiers à s’être servi de la certaine homogénéité qui règne parmi les langues océaniennes sont sans doute les pêcheurs polynésiens qui naviguaient par delà les flots. En relâche dans des îles éloignées, ils comprenaient pourtant les habitants rencontrés, avec sans doute une certaine difficulté…

Carte de l'expansion Austronésienne ©Maulucioni

Carte de l’expansion Austronésienne ©Maulucioni

Bien plus tard, en 1706, le scientifique hollandais Reland, souligna les ressemblances entre le futunien, le malgache et le malais. En 1769, Tupaia, un savant natif de Raiatea, parlant le tahitien et embarqué sur le navire de James Cook servit d’interprète aux britanniques à Tonga et en Nouvelle-Zélande. Le tahitien, le maori et le tongien ont quelques ressemblances (comme le français et l’italien) même si la grammaire et la syntaxe diffèrent. En revanche, son tahitien ne lui fut d’aucune aide en Australie, car, comme on l’a vu, les langues aborigènes ne sont pas de la même famille que les langues océaniennes….
De nos jours, le fidjien et le samoan sont encore pratiquées par plus de 350 000 personnes, mais la majorité des langues du Pacifique insulaires ne sont parlées par très peu de locuteurs, moins d’une dizaine parfois en Nouvelle-Calédonie ou au Vanuatu. Ce pays détient d’ailleurs le record de la plus haute densité linguistique au monde : une centaine de langues parlées par un peu moins de deux cent mille personnes !

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©DR

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Les langues océaniennes sont encore dans leur grande majorité des langues orales. Au début du XIXè siècle, les missionnaires ont été les premiers à travailler avec des Tahitiens pour écrire la Bible et à proposer des normes d’écriture pour coucher sur le papier les mots qu’ils entendaient. On s’est servi par la suite de cette convention d’écriture du tahitien pour construire des propositions d’écriture des autres langues océaniennes.
En Océanie, seuls le chamorro à Guam, le maori en Nouvelle-Zélande, le samoan, le fidjien, le tongien et le hawaïen ont le statut de langue officielle, statut qui ne leur garantit pas par ailleurs une évidente survie. A Hawaii, seul état américain ayant deux langues officielles, l’hawaiien n’est plus seulement parlé que par les personnes âgées de plus de 60 ans et par les habitants de  l’île de Niihau (230 personnes).

La tresse des langues polynésiennes réalisée par l'Académie Tahitienne ©Farevanaa.pf

La tresse des langues polynésiennes réalisée par l’Académie Tahitienne ©Farevanaa.pf

Toutes les langues océaniennes sont donc menacées à plus ou moins long terme. Reflet de la compréhension de l’environnement local, elles sont de ce fait les gardiennes des cultures et des traditions des populations et ainsi de la sagesse de l’humanité. Quand une langue disparait, c’est une forme de compréhension du monde qui s’efface du patrimoine mondial ; et lorsque, par exemple, des mots servant à décrire des techniques de pêche ou d’horticulture disparaissent, ce sont à terme ces techniques qui sont condamnées. La diversité des langues va ainsi de pair avec la biodiversité.
Alexandre Juster, Ethno-linguiste, Responsable des Cours de Civilisation polynésienne à la Délégation de la Polynésie française à Paris

 

En savoir plus :
L’atlas UNESCO des langues en danger dans le monde :   http://www.unesco.org/languages-atlas/fr/atlasmap.html
André-Georges HAUDRICOURT, « les langues d’Océanie », in L’Océanie : histoire et culture,Meddens, 1978.  pp. 103-105.
Françoise Ozanne-Rivierre, « Langues d’Océanie et Histoire » in Le Pacifique : un monde épars, sous la direction d’Alain Bensa et Jean-Claude Rivierre, L’Harmattan, 1998