Histoire d’Outre-mer : « Destin commun, avenir partagé (…) résonnent désormais dans les textes kaneka », Alexandre Juster

Histoire d’Outre-mer : « Destin commun, avenir partagé (…) résonnent désormais dans les textes kaneka », Alexandre Juster

Edou, ancien leader du groupe Mexem ©Eric Dell’Erba

Pour l’arriver des beaux jours ; intermède musical et historique avec Outremers360 et Alexandre Juster. Cette semaine, notre chroniqueur Histoire & Culture d’Océanie vous fait découvrir le kaneka ; un genre musical né en Nouvelle-Calédonie (ou plutôt Kanaky), symbole culturel de l’émancipation identitaire des Kanaks.

Le kaneka est un genre musical né en Nouvelle-Calédonie au milieu des années 1980. En créant un gouvernement provisoire de Kanaky, le 1er décembre 1984, les leaders indépendantistes – Jean-Marie Tjiabou en tête – ont bien conscience que l’unité kanak passera par la culture. Il leur faut créer une musique, propre au pays, pour aider à la reconnaissance de l’identité culturelle.

Jusqu’alors, la jeunesse kanak écoute les Beatles, James Brown, Ottis Redding… A Nouméa, quelques jeunes, déracinés, éloignés de leurs tribus, montent un groupe de rock, « le Black People ». Le message politique des Black Panthers ou les chansons à caractère social de James Brown influencent ces musiciens, ouvriers à la Société Le Nickel et confrontés à l’exclusion sociale.

Mais on ne pense pas encore à inclure, dans ces compositions, des éléments culturels kanak. Ce sera fait lorsque le gouvernement local, dirigé par Jean-Marie Tjibaou, commandera l’hymne représentant le Nouvelle-Calédonie au Festival des arts du Pacifique, censé être organisé en 1984. Vingt-cinq nations de la zone Pacifique, qui se sont par ailleurs opposés contre l’obstination des gouvernants français à poursuivre les essais nucléaires sur l’atoll de Mururoa, sont invitées à ce festival. Il est donc nécessaire de le teinter d’une couleur très océanienne.

Jean-Marie Tjibaou, père de l'indépendantisme Kanak ©DR

Jean-Marie Tjibaou, père de l’indépendantisme Kanak ©DR

L’hymne est composé par Warawi Wayenece, un musicien de Maré, qui a effectué des recherches en ethnomusicologie. Sa création est interprétée par nos rockeurs de Nouméa, quelque peu tourmentés de mélanger batterie et guitares avec des instruments que leurs anciens préparent avec des matériaux cueillis dans la nature et qui servent seulement le temps des cérémonies et danses rituelles.

En raison des « Evénements », le Festival des Arts sera annulé et reporté à Tahiti en 1985, où le morceau calédonien sera joué. Il faut alors trouver un nom à ce nouveau style musical. Ce nom, il a fallu l’inventer de toutes pièces car il n’y a pas de mot qui signifie « musique » dans les langues kanak. Dans un pays riche de 28 langues mélanésiennes, où le verbe est lourd de sens, un consensus se dessine en 1986 après d’intenses discussions et de négociations où chacun défend son point de vue, où on veut éviter les contresens ou les mauvais jeux de mots. Théo Menango, musicien de Nouméa, propose K’n’K en référence au Rock’n’Roll et au mot Kanak sans ses deux voyelles. Ce K’n’K sera sonorisé en « kaneka » par Moïse Wadra.

Dans les traditions kanak, la musique est liée aux cérémonies, et était, jusqu’à présent, cantonnée aux événements coutumiers, mariages, deuils, naissances, bonne année… A l’époque, le plus dur fut de convaincre les « vieux », les anciens des tribus, de laisser les jeunes s’accaparer de la tradition pour l’inclure dans une forme d’expression musicale moderne et populaire.

Le rythme du kaneka puise son tempo dans celui des chants traditionnels que l’on peut transcrire en des « tap-chhh / tap-chhh ». Ces sons, on les retrouve dans la Chaîne Centrale, en écoutant les sonorités provoquées par le mouvement continu de l’eau des rivières ou, sur le rivage, de la mer en arrière-fond, et certains sons sont si particuliers qu’ils ne peuvent être entendus qu’à des endroits bien précis, derrière tel ou tel rocher, où l’eau jaillit discrètement en produisant des motifs au rythme régulier.

Dans les premières chansons kaneka, les thèmes liés à la revendication identitaire émergent comme une évidence : accession à la souveraineté, nécessité de dire d’où l’on vient, de dénoncer la justice coloniale.

Mais la revendication d’une unité identitaire n’est pas synonyme de pauvreté créatrice et d’uniformisation. Le kaneka, à l’image du pays, est éclectique. Chaque aire culturelle de la Nouvelle-Calédonie a un « son » différent. A Maré, par exemple, le rythme est impair alors que dans le nord de la Grande Terre, la musique repose sur des battements à deux temps. Les Iles Loyauté, relativement préservées de la colonisation, tout en étant marquées par les pasteurs protestants, ont su développer un style très mélodique, qui doit autant aux cantiques chrétiens qu’aux formes musicales des voisins polynésiens. Mexem, Gurejele, Celenod et beaucoup d’autres groupes importants y ont vu le jour.

Mais quel que soit le lieu, le rythme kanak originel demeure et s’enrichit d’influences extérieures : rock anglo-saxon, musique polynésienne ou zouk, folk mélanésien, et l’on marie ukulélés, synthétiseurs, guitares électriques, flûte de roseau, paquets de feuilles séchées frappés entre eux, ou encore sonnailles portées aux chevilles.

Après la signature de l’Accord de Nouméa, en 1998, qui engage l’ancien territoire d’outre-mer sur la voie de l’émancipation, l’heure n’est plus aux revendications identitaires. Le destin commun, l’avenir partagé, ces deux valeurs prônées par cet accord résonnent désormais dans les textes kaneka.

Confronté à l’étroitesse du marché, à la nouvelle façon de « consommer » de la musique et à la mondialisation, le kaneka doit rester cette expression culturelle spécifiquement kanak. Concurrencé sur le Caillou par le reggae, le rap et le R’n’B américains mais également calédoniens, son avenir est dans la diffusion régionale, en Australie et en Nouvelle-Zélande, dans le marché de la « world music » où elle diffuse l’identité culturelle de la Nouvelle-Calédonie.

Ce qu’en disent les artistes kaneka, relevé par François Bensigor :

Austien Junior Touyada : « Entre les groupes de kaneka des îles, du Sud et du Nord, on se retrouve surtout à travers la voix. Le chant révèle des traits communs à tous les styles du pays »

Gilbert Tein, artiste : “Ici, le mot musique n’existait pas dans nos langues. On dit ‘le roseau’ (hango), avec lequel on fabrique la flûte ; ‘chanter’ (kot) ; ‘danser’ (pila) ; les percussions d’écorce (bwanjep), etc ».

Moïse Wadra : “Un vieux part à la pêche. Il remplit d’eau sa gourde. Et quand le vent du Nord souffle sur l’embouchure, il en sort des sons, qui donneront naissance à plusieurs danses. Ainsi est née la mélodie ».

Dick Buama, artiste : “Dans la langue de Maré, chanter se dit ‘yéra’, qui signifie s’aimer… À Maré, on chante pour s’aimer… »

 

Alexandre Juster, Ethno-linguiste, Responsable des Cours de Civilisation polynésienne à la Délégation de la Polynésie française à Paris

 

Pour en savoir plus :

François BENSIGNOR, Kaneka, musique en mouvement, éditions ADCK-CCT, 2013.

Raymond AMMANN, Danses et Musiques Kanak. Une présentation des danses et des musiques mélanésiennes de Nouvelle-Calédonie, dans les cérémonies et dans la vie quotidienne, du xviiie siècle à nos jours, Editions ADCK-CCT, 1997